Sève et pensée

Exposition Giuseppe Penone
12 octobre 2021 – 23 janvier 2022
BnF François Mitterrand Galerie 2
rue Émile Durkheim 75013 Paris

Sous ce titre : « Sève et pensée », la BnF propose cette exposition consacrée à l’artiste italien Giuseppe Penone, acteur reconnu par l’art contemporain international. Il est des artistes dont les estampes se suffisent à elles-mêmes sans avoir besoin d’un contexte complémentaire pour en apprécier la valeur esthétique. Il en est d’autres où l’art de l’estampe demeure un médium parmi d’autres que ces artistes pratiquent. Leurs estampes ne prennent souvent leur signification et leur valeur qu’enserrées dans le flot des autres médias dont ils usent. Giuseppe Penone est de ceux-là.

Il faut savoir gré à la BnF et aux deux commissaires de l’exposition, Marie Minssieux-Chamonard et Cécile Pocheau-Lesteven, d’avoir pu réunir en un seul lieu les différents médias avec lesquels Guiseppe Penone s’exprime : sculptures, dessins, photographies, estampes et livres d’artiste. Elles permettent ainsi au public de mieux appréhender cette démarche artistique. Le résultat est particulièrement spectaculaire et mérite une visite attentive. En effet, au travers de ces médias, Giuseppe Penone explore les surfaces et les peaux des êtres vivants et des choses. Dans cette exploration du sens du toucher, il se propose de le transposer dans le domaine de la vision et d’en traduire les subtilités malgré que, bien entendu, il soit strictement et paradoxalement interdit ici aux spectateurs de céder à la tentation de toucher les œuvres. Qui s’y frotte s’y pique, dit-on.

L’exposition débute par un vestibule linéaire où sont présentés des dessins, des estampes et des livres d’artiste. Il s’ouvre ensuite dans une vaste nef où est offert aux regards le clou de l’exposition qui lui donne son titre. Deux longues tables parallèles semblent présidées à chacune des extrémités par une sculpture monumentale sur bois : « Alberi libro » (Arbres-livre) et un tableau sculpture triptyque : « A occhi chiusi » (Les yeux fermés). Tout autour sur les murs périmétriques les accompagnent des photographies, des dessins et des estampes. Sur ces tables s’étalent « Pensieri e linfa » (Sève et pensée), deux longues estampes sur toile de lin, empreintes d’un acacia abattu dont l’écorce a été frottée avec des feuilles de sureau. Sont-ce là des estampes ? Certainement car qui n’a pas dans son cahier d’écolier frotté avec son crayon l’avers ou le revers d’une pièce de monnaie pour la multiplier en créant ainsi ses premières estampes et en augmentant un argent de poche illusoire ? Comme sur un volumen déroulé, de part et d’autre et tout le long de ces estampes, Giuseppe Penone de son écriture manuelle a retranscrit le fil de ses pensées sur l’art, la sculpture, la peinture, le dessin, la mémoire, le cycle de la vie et la mort, pensées qui accompagnent les deux empreintes évanescentes, traces quelque peu ectoplasmiques et glauques de l’arbre abattu.

Dans la travée suivante, sont accrochés quatre grands tableaux impressionnants en camaïeu de vert constitués de milliers d’empreintes digitales inspirés par l’ouvrage bibliographique de Walt Whitman : « Leaves of grass » (Feuilles d’arbre) de1855. Pourrait-on écrire à ce propos que ce sont là de véritables digigraphies, traces laissés par la peau des doigts sur la toile ou, comme dans ses compositions de feuilles d’arbre frottées visibles dans la grande nef, sur la surface d’un ruban adhésif lissé sur le papier ? Dans la dernière salle, on retrouve des dessins et des estampes d’un format plus traditionnel composant une série en tirage limité : « Svolgere la propria pelle » (Développer sa propre peau), que domine une œuvre murale dessinée à partir d’autres empreintes digitales de l’artiste et créée à l’occasion de cette exposition : « Propagazione » (Propagation).

À voir et à méditer jusqu’au 23 janvier 2022. Comme habituellement, un beau catalogue imprimé de 112 p. et une brochure de 64 p. de la traduction en français par Jean-Christophe Bailly du manuscrit de Guiseppe Penone : « Sève et pensée » sont édités et vendus par la BnF à l’occasion de cette exposition.

Claude Bureau

André Béguin (1927-2021)

Dans la suite des tristesses automnales, nous devons compter le décès d’André Béguin, survenu le 24 septembre à Paris. Il était âgé de 94 ans, étant né à Blois le 28 avril 1927. Une cérémonie religieuse a réuni vendredi 1er octobre à Saint-Pierre-de-Montrouge son épouse Odile, sa famille relativement nombreuse, et des amis dont quelques-uns du monde de l’estampe. Ses fils Frédéric et Christophe lui ont rendu un bref mais émouvant hommage. Il a été inhumé le même jour au cimetière Montparnasse. André Béguin était membre du Comité national de l’estampe, et fut pendant un temps président de l’association La Jeune gravure contemporaine.

Ceux d’entre nous qui ne le connaissaient pas personnellement avaient au moins eu entre les mains son toujours utile Dictionnaire technique de l’estampe (je me flatte d’en avoir dans ma bibliothèque un exemplaire dédicacé du 16 décembre 1977) entièrement écrit à la main de sa belle manière dont mon ami Marc Smith, grand historien de l’écriture, estime « qu’on pourrait dire que c’est une interprétation de l’écriture italique (telle qu’on la pratique notamment en Angleterre), caractérisée entre autres par l’usage de la plume large. Une italique redressée si on veut ». Mais une écriture originale tout de même, ce qui ne nous surprend pas de la part de notre ami, moins en tout cas que le procédé, qui lui a demandé une patience digne des légendaires bénédictins.

André Béguin, Captif comme un ballon peut l’être,
eau-forte avec vernis mou, 100 x 150 mm, 1971

André était parfaitement à l’aise avec les techniques de l’estampe. Il les a un moment enseignées à l’École du Louvre. Lui-même, en tant que graveur, était un technicien hors pair, ce dont témoignent les tailles-douces qu’il a produites tant qu’il a bien voulu graver. (Je n’ai d’ailleurs pas compris, et je ne suis pas le seul, pourquoi il avait abandonné l’art de graver pour lequel il avait manifesté tant de talent.) Il en a déposé une quarantaine au Département des estampes de la BnF, où j’ai pris les médiocres clichés ci-joints, ainsi qu’un catalogue raisonné de son travail(que je n’ai pas consulté).

André avait la fibre de la pédagogie, d’où le Dictionnaire technique de l’estampe déjà cité (dont il existe une version anglaise, A Technical dictionary of print making, translation by Allen J. Grieco, 1981-1984), mais encore un Dictionnaire technique et critique du dessin publié en 1978 à Bruxelles, le tout précédé en 1975 de L’Aquatinte à l’aérographe : nouveau procédé de gravure au grain (édition réalisée par l’auteur en sérigraphie manuelle, qu’il utilisera de nouveau pour ses dictionnaires, avec sa version anglaise : A treatise on aquatint : including a new airbush technique for graining etchings ; transl. by Allen J. Grieco and Sara F. Matthews-Grieco, 1999), ainsi qu’un Dictionnaire technique de la peinture en 1982.

Ce que j’ignorais absolument, c’est que ce polygraphe invétéré autant que modeste avait aussi publié en 1994, chez Gallimard, hors des sentiers de l’estampe, un roman de plus de 450 pages intitulé Le concerto d’Elgar, dont le thème ― selon Wikipedia qui donne un article très développé sur André ―, est la difficulté de la création chez l’artiste. Je n’ai pas lu ce roman, pas plus que les pièces de théâtre qui sont venues sous sa plume en 1998 : La cohabitation : comédie en deux actes, et Pauvre diable ! ou Le tibia de Saint-Genou : farce en trois actes.

André Béguin, Systématisation de la souche,
pointe sèche et burin, 240 x 180 mm, 1992

J’avoue, ne l’ayant pas davantage lu, ignorer dans quelle catégorie placer un Entretien avec Madame la Ministre également daté de 1998, si c’est dans la comédie, la tragédie ou ailleurs.

Son appartement boutique (de fournitures pour l’estampe) de la rue Danville, affluent de la rue Daguerre dans le 14e arrondissement de Paris, a souvent servi de galerie ― je me rappelle une exposition des estampes de Jeong-Dih Yang et de Castex, par exemple, mais il y en eut bien d’autres.

Puis il nous est apparu soudainement, avec quelque surprise, qu’André avait changé de cap, se découvrant ou exprimant enfin une passion débordante pour la guerre franco-prussienne de 1870. D’où la publication en 2016 d’un Mémento pour l’étude de la guerre de 1870-1871 en 215 p. in-4° ; en 2017 d’un copieux volume de 535 p. sur La bataille de Sedan : 1er septembre 1870, avec une préface de mon illustre confrère Jean Tulard, ce qui n’est pas rien ; et en 2018 de La demande de garanties : 12 juillet-19 juillet (Origines de la guerre de 1870), 445 p. Et le dernier ouvrage qu’il m’a adressé, le 18 mars dernier, est une écrasante revue de presse de la première quinzaine de juillet 1870, un peu avant le désastre de Sedan : Cette guerre qu’on nous offre. Comment, du 2 au 15 juillet 1870, les journaux ont vu arriver la guerre, en 240 p. in-4°.

André Béguin, Le Vieux chêne, pointe sèche, 120 x 90 mm, 1988

André avait l’œil clair, le regard franc et direct. Je pense à lui avec amitié.

Maxime Préaud

(Les photographies d’André m’ont été fournies par son épouse et leurs fils. Merci beaucoup.)

Petite plaisanterie d’automne

Abraham Bosse, Les imprimeurs en taille-douce, eau-forte, 1643.
La bouteille clissée que l’on voit à gauche, devant la fenêtre,
contient probablement de l’huile, pas du vin.

Je ne sais pas quel crédit accorder à la tradition qui voudrait que les ateliers d’artistes en général et les ateliers d’imprimerie en taille-douce en particulier donnent soif à ceux qui y travaillent, et même à ceux qui ne font qu’y passer. Personnellement, je n’y crois pas une seconde. Et si j’arrivais à la retrouver dans mes papiers, je pourrais fournir une longue liste de ceux qui ne la suivent pas. Comme pour toutes les traditions, la corrida et la chasse à courre, son origine est douteuse, et elle est de moins en moins respectée, ou alors avec modération, histoire de faire bonne impression. Encore qu’on n’ait guère à se plaindre des impressions d’antan.

Malgré tout, le petit document que j’ai trouvé lundi 4 octobre dernier dans les archives du Minutier central des notaires m’amène à réfléchir. Je vous le soumets, vous vous ferez votre opinion. Il s’agit d’une obligation (c’est-à-dire d’une reconnaissance de dette) passée par un certain Philippe Chevalier ou Le Chevalier, imprimeur en taille-douce à Paris que, à la différence de beaucoup d’imprimeurs de ce temps, je ne connais pas autrement. Je vous donne ici une transcription actualisée de cet acte, où je crois comprendre que ledit Le Chevalier ne carburait pas qu’à l’eau fraîche, et que le vin que lui fournissait son bailleur lui coûtait (j’espère qu’il était bon) bien plus cher que le local qu’il lui louait ― probablement une simple extension de son habitation. Mais cela se passait dans des temps très anciens, en 1667.

« Obligation [Archives nationales, Minutier central, étude LXV, liasse 74, 18 novembre 1667]. Fut présent Philippe Le Chevalier, imprimeur en taille-douce à Paris, y demeurant rue Saint-Jacques, paroisse Saint-Benoît, lequel confesse devoir bien et loyalement à Mathieu Souart, marchand de vins à Paris demeurant susdite rue, à ce présent et acceptant, la somme de soixante-seize livres tournois, savoir cinquante-deux livres pour marchandise de vin fournie par ledit Souart audit Chevalier, à pot et pinte, suivant le compte fait entre eux, et vingt-quatre livres pour deux termes échus au jour Saint-Rémy dernier [i. e. le 1er octobre] des lieux qu’il occupe et tient à loyer dudit Souart, dépendants de la maison où il demeure ; dont et du tout ledit Le Chevalier s’est tenu pour content et a promis payer icelle somme de soixante-seize livres audit Souart en sa demeure à Paris ou au porteur à sa volonté et première requête, à peine de tous dépens, dommages et intérêts. Et pour l’exécution des présentes ledit Le Chevalier a élu son domicile irrévocable en la maison où il demeure, auquel lieu etc. Nonobstant etc. Promettant etc. Obligeant etc. Renonçant etc. Fait et passé à Paris es études l’an mil six cent soixante-sept, le dix-huitième jour de novembre avant midi. Ledit Le Chevalier a déclaré ne savoir écrire ni signer, et ledit Souart a signé.
Mathieu Souart
Bourdat D’Orléans [les notaires] »

Maxime Préaud