Liège en suite

L’installation de Ana Vivoda (Cl. J.-M. Marandin)

La critique américaine Rosalind Krauss, spécialiste du modernisme et du postmodernisme, observe que l’obsolescence d’un medium peut être l’occasion de sa réinvention. Par réinvention, elle entend que les artistes, se libérant des conventions esthétiques attachées à un usage devenu coutumier, mettent au jour (inventent, au sens des archéologues) et exploitent des potentialités expressives du medium demeurées en jachère. Son observation porte sur la photographie ; elle concerne tout aussi bien la gravure quand on la considère du point de vue de l’art contemporain. La triennale de Liège, qui a fait l’objet d’un précédent billet de Maxime Préaud, l’illustre de façon magistrale. Les deux cents œuvres exposées (proposées par 48 artistes venant de 27 pays) font appel à toutes les techniques de l’image imprimée ; nombreuses sont celles qui font appel à une technique de gravure. Il n’est pas possible de rendre compte en un billet de l’inventivité des artistes, de la subtilité des propositions, ni de la maestria technique de la plupart des œuvres. Je prends trois exemples où la gravure est réinventée dans trois des approches qu’emprunte l’art contemporain. Le choix (qui ne correspond pas à celui du jury) est subjectif, bien d’autres œuvres mériteraient d’être évoquées.

Côme Lequin attache des semelles de cuivre sous ses baskets quand il va de son atelier à l’atelier de gravure ; il imprime les traces que laisse sa déambulation sur la semelle devenue matrice. Il retrouve, avec une naïveté de bon aloi, la dimension d’empreinte caractéristique de la phase d’impression des matrices gravées en lui donnant une dimension de performance qui est celle des tenants du land art.

Les semelles de cuivre de Côme Lequin (Cl. J.-M. Marandin)

Pierre Muckensturm compose un panneau avec neuf estampes portant l’impression d’une même matrice représentant un carré dont deux bords sont surlignés d’un ourlet noir, gravé au carburandum et légèrement arrondi et bombé. L’ensemble forme un mandala minimaliste irradiant d’une vraie présence physique. Cette présence, c’est celle du papier pressé et des lignes qui flottent en dehors, et comme au-dessus, de la grille orthogonale. Subjectivement, j’ai pensé à Rothko : ce que Rothko obtient en superposant des jus de peinture, Muckensturm l’obtient avec les variations du papier pressé et la vibration des traits noirs profondément tatoués dans la feuille.

Ana Vivoda suspend quatorze feuilles en deux rangées parallèles de sept, les feuilles sont de papier parfaitement blanc, très fin, laissant apparaître des fibres végétales. Quand on marche entre les deux rangées, apparaissent par transparence des fragments d’un corps de femme. L’impression (aux deux sens du terme !) est celle d’une épiphanie ; je ne sais pas comment Vivoda l’obtient : le cartel dit «  linogravure et impression digitale ». Elle réussit ce « miracle » : la surface du papier est blanche, l’image est à l’intérieur. Présence et absence de l’image qui est celle d’un corps. Qui pourrait être le corps d’un être aimé (voir en tête du billet NDLR).

La triennale dure jusqu’au 17 octobre. Il y a un TGV qui va directement de Paris à Liège ; le musée de la Boverie où se tient l’exposition est à quinze petites minutes à pied de la gare.
P. S. : Je préfère ne pas insérer de photo du panneau de Pierre Muckensturm ; elles ne font pas justice à ses qualités plastiques.

Jean-Marie Marandin:

 

 

Je préfère ne pas insérer de photo du panneau de Pierre Muckensturm ; elles ne font pas justice à ses qualités plastiques.

 

Édition spéciale

Artension hors-série n° 31
« L’estampe aujourd’hui »
octobre 2021 – 124 pages
ISSN 0294-3107

La parution de ce numéro spécial d’Artension mérite d’être signalée car la place de l’estampe dans la presse spécialisée ou la presse grand public est souvent quelque peu ténue. En effet, ce hors-série enthousiaste est donc particulièrement bienvenu en cette rentrée où les évènements consacrés à l’art stampassin reprennent leur cours. Les choix éditoriaux d’un journal sont légitimes mais contestables et certains, qui en sont absents, pourront trouver ici l’occasion de maugréer. Pourtant, la rédaction de la revue dresse là un fidèle panorama de l’estampe telle qu’elle existe et se pratique en France aujourd’hui. Le lecteur trouvera donc, entre ces cent vingt-quatre pages, matière à lire, à regarder et à s’instruire sur l’art de l’estampe, voire, encouragé par sa lecture, à commencer une collection. Mais n’anticipons pas.

Après le bref éditorial ponctué de notes humoristiques de Françoise Monnin, quatorze estampes reproduites pleine page présentent les coups de foudre de la rédaction. Suivent des articles de fond et des interviews consacrés à Erik Desmazières, Maxime Préaud, Henri Landier, Manifestampe, Jim Dine, l’estampe numérique, Rolf Iseli, aux graveurs autodidactes, à Cécile Pocheau-Lesteven et la BnF, à Joseph de Colbert et les amateurs d’estampes, à Isabelle Tessier et l’Adra, à Luc Doerflinger, à Christian Collin et la CSEDT, à Didier Hamey et Muriel Moreau, à Michael Woolworth, etc. Ces articles de fond abondamment illustrés s’accompagnent de plusieurs compilations utiles sur les mots de l’estampe, les lieux patrimoniaux, à Paris et en province, ouverts à l’estampe d’aujourd’hui, les écoles d’art qui ont conservé un enseignement stampassin, les ateliers où se pratique cet art, les prix décernés, les galeries spécialisées réelles ou virtuelles, quelques associations stampassines, les expositions annuelles, biennales ou triennales et, pour finir d’un florilège des sites Internet d’artistes stampassins. Bref, une revue à mettre entre les mains de toutes les stampassines, de tous les stampassins, tous les taille-douciers, tous les galeristes, tous les amateurs d’estampes et surtout du grand public curieux d’en savoir plus sur cet art d’ici et de maintenant.

Claude Bureau

Triennale de Liège

Vue partielle de l’exposition le 16 septembre 2021 (Cl. M. Préaud)

La « Fête de la gravure de Liège », qui se déroule depuis plus de trente années dans la grande cité belge, a été en quelque sorte lancée cette année par l’exposition de la « Triennale internationale de gravure contemporaine » qui a été inaugurée le jeudi 16 septembre et se tiendra jusqu’au 17 octobre 2021 au musée de La Boverie.

Avant d’être une exposition, la Triennale est un concours entre faiseurs d’estampes (ou stampassins) venus de tous les horizons. Une première sélection sur 470 dossiers ( !) a été opérée, conservant les œuvres de 49 artistes parmi lesquels un jury international a été invité à élire un lauréat. Ce jury s’est réuni le mercredi 15 septembre sous la présidence de Fanny Moens (prononcer Moun’s), conservatrice au musée des Beaux-arts de Liège et organisatrice de la manifestation. Il comprenait Catherine de Braekeleer, conservatrice honoraire du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière, en Belgique ; Eugenia Griffero Fabre, directrice des projets internationaux du « Festival internacional de Grabado » de Bilbao, en Espagne ; Slobodan Radojkovic, peintre et graveur venu de Belgrade, en Serbie ; enfin votre serviteur, peintre et graveur, mais là surtout en tant que conservateur honoraire au département des estampes de la BnF ; une cinquième jurée devait venir du Cabinet cantonal des estampes de Vevey, mais elle n’a pu être présente.

Le jury a pu voir les estampes « en vrai » (ce n’est pas le cas pour tous les concours) présentées sur les cloisons du musée. Je dois dire que l’exposition est passionnante, et que les œuvres sont en général de belle qualité. La discussion a été longue et animée, mais toujours correcte. Nous avons fini par nous mettre d’accord sur deux noms, dont je peux affirmer que nous n’avons appris qu’à la fin qu’ils étaient tous les deux belges, et que ce n’est pas le terrain, comme pour une équipe de football, mais une espèce d’évidence qui les a avantagés : la lauréate principale est Camille Dufour, et son second est Roman Couchard.

Camille Dufour (née à Mons en 1991) présente une grande estampe gravée en bois en 2019, mesurant 2100 x 1220 mm, intitulée Lavandière de nuit ♯ 1. Le sujet est un montage de scènes quelque peu rudes entre la destruction de la tour de Babel et l’attentat sur les Twin Towers, le tout surmonté d’un champignon atomique qui coiffe l’apparence d’un crâne humain. L’estampe est accompagnée de la planche de bois, ainsi que de toute une série d’épreuves qui en sont tirées successivement après la première, perdant de leur teinte au fur et à mesure que, pour justifier le titre de l’œuvre, l’artiste en frottait le verso avec un bloc de savon d’Alep qui faisait office de baren. (NB Alep, on fait fort dans le symbole et le concept, chez ces jeunes gens.)

Camille Dufour, Lavandière de nuit ♯ 1, la planche, encrée (Cl. M. Préaud)

Camille Dufour, Lavandière de nuit ♯ 1,
l’estampe, et ses déclinaisons (Cl. M. Préaud)

L’estampe est remarquable. On pourrait (je pourrais) discuter non de la thématique mais de ses éléments. En effet, doit-on mettre sur le même plan la tour de Babel et les Twin Towers, détruites la première par le dieu supposé d’Israël ─ opération à laquelle nous sommes redevables, entre autres choses, de notre difficulté à apprendre l’anglais et le finnois ─, et les secondes par la connerie méchante ?

Le jury n’ayant pu se mettre d’accord sur un nom seulement, celui de Roman Couchard (né à Verviers en 1994) s’est imposé au moins comme second, avec une très grande estampe en plusieurs feuilles (956 x 5670 mm) gravée à la pointe sèche dans le plexiglas en 2018, montrant un immense bâtiment désaffecté, intitulée Preventorium.

Roman Couchard, Preventorium (Cl. M. Préaud)

Roman Couchard, Preventorium, détail (Cl. M. Préaud)

Le point commun entre les deux lauréats, c’est la guerre, la destruction. C’est de l’estampe noire, en noir. Il faut dire toutefois que les autres candidats n’ont pas présenté d’œuvres spécialement rigolotes. On est dans l’air du temps occidental, voire septentrional, sinistre ; à la différence des mondes oriental et austral, qui sont tellement marrants.

Toutes les techniques ou presque sont représentées, y compris le numérique. Il y a beaucoup de grands formats, un certain nombre de pièces en trois dimensions parfois très volumineuses (je m’interroge toujours : ces pièces-là sont-elles faites uniquement pour des manifestations de ce genre, ou bien trouvent-elles un public de particuliers susceptibles de les acquérir et de les exposer dans leur spacieuse salle de séjour ? Et je ne parle même pas de la difficulté de les conserver en bon état, sachant par expérience que plus une estampe est grande, moins elle a de chances de survie). Mais il y a aussi d’assez nombreux exemples d’images d’un format tout à fait raisonnable.

Je renvoie au catalogue très bien fait et joliment présenté, coordonné par Fanny Moens, chaque artiste bénéficiant d’au moins une reproduction. Il fait l’objet du n° 80 (septembre 2021) du Bulletin des musées de la Ville de Liège, cf. museum@liege.be

Au-delà du musée de La Boverie, la ville de Liège développe, et ce depuis plus de trente ans, une « Fête de la Gravure », à laquelle participent, en 25 lieux différents, les galeries d’art, les écoles, les ateliers et les associations. Voir www.lesmuseesdeliege.be/sam et 32(0)4 221 68 32 ou 37. Liège n’est qu’à deux heures de Paris en train, ça vaut la peine.

Maxime Préaud