Paysage et estampe – 10

Le Val de Loing (Grez)

Si Barbizon se trouvait en terre agricole et à l’orée de la forêt, Grez, était, – et est -, au Sud de Fontainebleau, un village en bordure de rivière, le Loing, dans un cadre particulièrement pittoresque. Contrairement à Barbizon, le lieu fut par le passé un bourg important, appelé Grès-en-Gâtinais, qui fut fortifié au début du XIIe siècle, doté d’un château (où plusieurs personnalités royales séjournèrent, comme Blanche de castille, Philippe Le Bel et Jean Le Bon ; Louise de Savoie, mère de François 1er, y mourut en 1531) ; l’entrée en ville se faisait par trois portes et un pont à dix arches, qui traversait la rivière et une zone marécageuse ; sa particularité étant de présenter, pour faciliter le passage de l’eau en cas de crue, des culées à pans coupés en aval et en pointe en amont. Un petit port fluvial, une halle et plusieurs moulins animaient la cité, avoisinant une importante Commanderie, dite de Beauvais (“Beauvoir-lès-Grès”), fondée par les Templiers au début du XIIIe siècle. Victime des vicissitudes de l’histoire, ce qui devint un village a conservé quelques vestiges du passé, dont le pont, la tour dite de Ganne et une belle église : il sera, de 1860 à 1914, un havre d’accueil important d’artistes, à l’égal de Barbizon.

Cela grâce à deux auberges. L’Hôtel Beauséjour, devenu Pension Laurent, qui devint la propriété à la fin des années 1880 de l’américain Francis Brooks Chadwick et de son épouse suédoise Emma Löwstädt-Chadwick, qui hébergèrent un temps les artistes. L’Hôtel Chevillon, issu de l’Hôtel de la Marne, petite auberge rachetée en 1860 par Jules et Marguerite-Virginie Chevillon (voir le Cahier n° 3 de “Artistes du Bout du Monde” de l’automne 2006), aujourd’hui siège d’une fondation suédoise « La Fondation de Grez-sur-Loing » pour l’accueil d’artistes, écrivains ou compositeurs, principalement scandinaves (inaugurée en 1994 par la Reine de Suède). S’y ajouta en 1858 l’ouverture à Bourron-Marlotte d’une gare de chemin de fer, qui mettait Grez à trois kilomètres à pied, à travers champs. Le village reçut la visite de Corot, mais surtout accueillit plusieurs artistes de Barbizon à partir de 1830.

Dans les années 1870, quatre colonies, venant de l’étranger, se succédèrent : britannique et irlandaise (vers 1975), dont le peintre-graveur paysagiste anglais Arthur Joe Heseltine (1859-1930), de passage dans la région de Fontainebleau et qui en fit, de 1878 à 1897, une soixantaine d’eaux-fortes ; américaine (vers 1876), dont le peintre canadien William Blair Bruce (1859-1906) ; scandinave (1882), dont le peintre suédois Karl Nordström (1855 – 1923) ; japonaise (1890), dont Kuroda Seiki (1966-1924).

Deux de ces artistes, William Blair Bruce et Karl Nordström, y rencontrèrent leur compagne, chacune ayant des affinités pour la gravure. William Blair Bruce avait appris la peinture dite académique à Paris, à l’Académie Jullian. Parallèlement, il avait été séduit par l’élan paysager de l’École de Barbizon et séjourna dans le village de 1882 à 1884. Grez-sur-Loing devait aussi le retenir, de par son cadre attrayant, y avant aussi rencontré d’autres artistes séduits par le lieu, comme les peintres suédois Carl Larsson et son épouse Karin, Bruno Liljefors, des personnalités comme Christian Krohg, Peter Severin Krøyer ou le dramaturge August Strindberg. C’est aussi là, à l’été 1885, que naquirent ses amours avec la Suédoise Carolina Benedicks (1856-1935), femme de talent, avant tout sculpteure (elle avait été l’élève à Paris de Alexandre Falguière), mais aussi aquarelliste et graveuse. Après des fiançailles en 1886, le couple s’était l’année suivante installé à Grez, tout en prenant quelques libertés pour visiter l’Europe. Ils devaient se marier en décembre 1888 à Stockholm. Et c’est ensuite la lumière de la Baltique qui les firent se fixer, à partir de 1900, sur l’île de Gotland : “Brucebo”, leur villa-atelier, devenant un rapidement un lieu de rencontre artistique et intellectuelle (nombre d’invités ayant d’ailleurs séjourné dans les années 1880 et 1890 à Grez-sur-Loing). Le couple n’oublia jamais Grez, il y vinrent à plusieurs reprises. Voici une des peintures de William, exposée au Nationalmuseum de Stockholm, et présentant l’atelier en plein-air (vraisemblablement dédié à la gravure) de sa femme, à l’Hôtel Chevillon.

“Atelier de plein air” – William Blair Bruce
Huile sur toile – 73 x 92 cm
The National Museum of Fine Arts – Stockholm.

Carolina était par ailleurs une battante. Membre en 1913 du Conseil municipal de Väskinde, sur l’île de Gotland, elle s’était engagée pour le droit de vote des femmes, ayant accueilli deux ans auparavant les déléguées d’une conférence – la 6e – de “l’Alliance internationale des femmes”. Un article de Mickael Karisson et Laria Lantto, dans le Cahier n° 8 (automne 2012) de “Artistes du Bout du Monde”, évoque la vie du couple et l’engagement de Carolina de “peindre pour la postérité”. Karl Nordström, quant à lui, était un garçon qui n’avait pas été admis à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Stockhölm (jugée d’ailleurs à l’époque pour une vision vieillotte de l’art) et, qui de ce fait était libre de toute influence. Son esprit avait été séduit par la liberté impressionniste” d’artistes comme Claude Monet ou Alfred Sisley. C’est en fait à Grez qu’il fit ses premiers pas artistiques. Un peu en retrait de la vie de la colonie nordique, il se lia d’amitié avec Auguste Strindberg. C’est en 1882 qu’il rencontra la xylographe Tekla Lindeström (1856-1937). Il l’épousa en 1885.

Lorsque plus tard il rentra en Suède, habité par son expérience francilienne, il s’opposa à l’Académie des Beaux Arts suédoise et fut l’un des éléments du mouvement réformateur qui se développait alors, et participa à la constitution à Göteborg de la Société des Artistes. Il y prit des responsabilités, devint d’abord secrétaire, ensuite président pendant plus de trente ans. Une responsabilité qui lui permit de moderniser la vision artistique d’alors, tant dans l’enseignement artistique que de l’organisation des expositions. Un article de Alf Elmberg, dans le Cahier n° 9 (printemps 2014) de “Artistes du Bout du Monde”, présente le parcours de cet artiste exceptionnel.

“La fiancée de l’artiste” – Karl Nordström
Huile sur toile – 54 x 36 cm
The National Museum of Fine Arts – Stockholm.

Voici le portrait qu’il fit de sa fiancée, alors qu’elle gravait un bois de bout, avec sur le front une sorte de visière en tissu pour protéger ses yeux de la luminosité de la fenêtre. Tekla Lindeström, xylographe de profession, grava nombre d’œuvres de son mari et même d’autres artistes. On peut voir certaines de ses œuvres à Stockholm au Nationalmuseum ou au Prins Eugens Waldemarsudde.

Xylographie – 20,1 x 14,1 cm (1929)
Tekla Nordström
© The Trustees of the British Museum

En dehors de ces colonies, nombre de personnalités partagèrent ce climat propice à l’accueil du monde des arts au sens large : écrivains, musiciens,… Le lieu vit, entre autres, la naissance d’une passion, en 1876, entre le futur romancier écossais Robert Louis Stevenson et l’artiste peintre californienne Fanny Osborne. Leur rencontre est évoquée par Nelly Dumoulin, dans la rubrique Plein cadre du cahier n° 3 d’Artistes du Bout du Monde (Automne 2006), précisant que ses promenades dans la forêt de Fontainebleau inspirèrent à l’écrivain quelques écrits dédiés : “Notes en forêt” et “Le Trésor de Franchard”, qui précédèrent l’écriture de “L’Île au trésor” et de tant d’autres romans.

Évoqué en début d’article, le pont de Grez s’était signalé plus récemment, en novembre 1984 d’après Le Parisien, pour avoir été “emballé” par le couple Christo (pseudonyme de Christo Javachef, artiste plasticien d’origine bulgare, et Jeanne-Claude), en essai préliminaire à l’“empaquetage” du Pont Neuf à Paris, en septembre 1985.

(à suivre)

Gérard Robin

Art & métiers du livre

Art & Métiers du livre
n° 347 (novembre-décembre 2021)
84 pages ISSN : 0758413X

Réaffirmer le cousinage entre le livre et l’estampe relèverait d’une tautologie tant les arts et les métiers de l’une et l’autre sont congénitaux. Il faut donc se féliciter que cette revue, imprimée sur papier et que l’on retrouve à chaque livraison dans les bons kiosques à journaux, accorde une place importante à l’estampe dans ses colonnes. Son récent numéro ne manque pas à cette tradition bien établie par sa rédaction. Dans son sommaire on trouvera : Georges Bruyer – Graver la guerre, Le monde du spectacle d’Henri Landier, Gravures sur bois de Louis Bouquet, Présentation du prochain Salon Page(s), Atelier d’Hélène Baumel et un dossier technique particulier sur trois outils de graveurs.

La qualité des outils nécessaires à la création d’une estampe est essentielle pour obtenir l’œuvre qui correspond parfaitement à l’imaginaire du stampassin. L’outil ne doit pas trahir ni le dessein ni le geste du métier. Gérard Robin, guide séquano-marnais en estampe mais qui sait aussi explorer les arcanes du métier (voir son billet sur « Un baren à billes original » publié ici en novembre 2020) invite le lecteur « Au fil de la Taille-douce » à mieux comprendre l’importance de trois outils utilisés en taille directe. Il s’agit là, mis au point par Rémy Joffrion et François Defaye, d’un « Affûte-burin futé », d’un « Affûte-berceau » et d’une « Oui-canne », ces deux derniers étant notamment destinés aux adeptes de la manière noire. Ce dossier bien illustré par des photographies appropriées est conduit par les questions de Gérard Robin qui permettent aux deux inventeurs et artistes d’expliciter la genèse de ces trois outils, leur fabrication et leur diffusion. Après la lecture de ce dossier, soyons sûrs que ces trois outils trouveront leur place dans les ateliers des burinistes et de ceux qui s’adonnent au métier patient de la manière noire. Ce numéro d’Art & Métiers du livre est en vente dans tous les kiosques à journaux.

Claude Bureau

 

 

La main qui…

« La main qui trace… La main qui grave… »
21 octobre – 7 novembre 2021
Galerie « L’entr@cte »
3-5 rue de Versailles 92410 Ville d’Avray

L’exposition qui vient de s’achever à la galerie « L’entr@cte » de Ville d’Avray met à l’honneur la main ouvrière de l’artiste à qui, du moins sur le visuel de présentation, une autre main, divine peut-être, confère le pouvoir créateur. Cette rétrospective, balayant quelques décennies du travail de Claude Bureau, met aussi en scène ce qu’on pourrait appeler l’amitié artistique, groupement de collègues et amis graveurs ou dessinateurs autour de thématiques définies par l’artiste. La réunion de ces œuvres souligne le goût éclectique de Claude Bureau et son intérêt évident pour toutes les techniques de l’estampe, y compris celles qu’il ne pratique pas lui-même. Pour chaque thème, ou pôle, les œuvres sont en symbiose ou en opposition, éclairages ou antagonismes révélateurs.

Ce qu’on ressent d’abord en regardant certaines gravures de Claude Bureau, c’est la puissance de l’intention, la force du projet. Par exemple, dans la série « Cauchemar urbain » (pôle Architectures) dont quatre estampes ont été exposées à l’Espace Simone Veil de Chamalières, lors de la récente Triennale. Des compositions d’une ambigüité inquiétante, dont la perspective plus ou moins vraisemblable est souvent vertigineuse.

Une vue d’une salle d’exposition (Cl. Éric. Fourmestraux)

Sans doute en rapport avec la formation de l’artiste, on remarque dans les travaux de Claude Bureau un goût certain de l’abstraction et une sorte d’obsession mathématique. La violence élégante des « Métamorphoses », les énigmes visuelles de « Subversions du cube » sont autant de pièges dans lesquels le spectateur se laisse prendre et engloutir. Dans le « Quadrille rotatif », seize silhouettes de coureurs athlétiques, échappés d’une amphore grecque à figures noires, semblent enfermés dans un labyrinthe carré sans limites dont nul ne voit l’issue. (pôle Carrés cubiques)

La recherche géométrique n’est pas absente des paysages au charme intemporel qui sont aussi un terrain d’élection de l’artiste. Compositions stylisées, épurées, de petits formats, dans lesquelles s’évade volontiers le regard. Dans la série des « Panaches », Claude Bureau, saisissant la banalité ou même la laideur d’un phénomène physique, le convertit en objet esthétique convaincant.

On ne peut évoquer le travail de Claude Bureau sans mentionner son humour. Humour des textes de présentation, recherche du vocable rare, de la tournure peu usitée, mais précise, verve tonique, font partie des modes d’expression de l’artiste. Pour les « Gyotakus épargnés » (pôle Bestiaires), déclaration verbale et images se rejoignent en une joyeuse sarabande.

Vue d’une autre salle d’exposition (Cl. Éric. Fourmestraux)

Le catalogue des œuvres de Claude Bureau, estampes, dessins et textes, résume la quête de l’artiste, sa large exploration des objets artistiques et la puissance de son inspiration. Réalisés courageusement par certains membres de la communauté qu’il a réunie, les portraits de l’artiste, dont la variété, sinon la pertinence, étonne, sont le témoignage d’une chaleureuse amitié gagnée autour de l’estampe et de sa mise en valeur associative.

Josiane Guillet

Nota bene : ont été invités à participer à cette exposition : P. Vella, P. Simonet, A. Sartori, Z. Rajaona, M. Préaud, A. Paulus, D. Moindraut, B. Kernaléguen, F. Jeannet, G. Jahan, C. Gillet, C. Gendre-Bergère, É. Fourmestraux, J. Dumont, J.-P. Colin, R. Burdeos, H. Belin, M. Atman, D. Aliadière et exceptionnellement Jean Mulatier.