La nature en célébration

L’arbre du carton d’invitation

François Houtin « Le paysage, au-delà du réel »
Galerie L’Angélus 77630 Barbizon
6 au 23 juillet 2023

« Le Chat » de Geluck a quitté Barbizon, pour gambader dans la forêt proche, à l’ombre des grands arbres et des abris ornés, où la roche gréseuse révèle encore aujourd’hui les rêves que ses ancêtres humains ont gravés, il y a bien longtemps. Peut-être se trouve-t-il près du Musée de Préhistoire de Nemours, qui les offre au regard des visiteurs avides de beautés du passé… Mais à Barbizon, un autre passeur de rêve s’est installé, jusqu’au 23 juillet, Grande Rue, à la Galerie L’Angélus : c’est François Houtin, un artiste grand passionné de nature, en particulier des arbres, qu’il transfigure au gré de son imaginaire, au cours de dialogues qu’il a le privilège d’engager avec eux.

« L’arbre, écrit-il dans la plaquette de son exposition, est un long voyage, un monde. Quand je dessine in situ dans la nature, je converse avec lui, tout est paisible ». Et de poursuivre : « Les arbres sont des êtres qui nous ressemblent. On doit les aimer pour ce qu’ils sont et pour le soleil qu’ils apportent à nos âmes ». Que cela fait du bien de rencontrer un amoureux de la nature, en parfaite symbiose avec elle et qui, par sa vision poétique, nous permet d’espérer que notre planète bleue retrouvera le calme et l’apaisement, à l’image du ressenti éprouvé auprès de ses représentations gravées.

François Houtin (Cl. Gérard Robin)

Donc, quelle belle harmonie, qui nous touche particulièrement en ces jours “gris”, entre notre belle région bellifontaine et cet artiste passionné de nature ! Une attitude aujourd’hui porteuse d’espoir. Et de savourer toutes les œuvres présentes en cimaises, essentiellement des eaux-fortes, avoisinant quelques lavis d’encre de Chine, riches de visions transcrites à la fois d’une manière classique (en référence au XVIIIe siècle) et d’une expression fictionnelle d’aujourd’hui ou de demain, proposant les élucubrations topiaires végétales fantaisistes ou fantastiques : compositions naturalistes qui s’imprègnent de son expérience passée, au début des années 1970, chez des architectes paysagistes et décorateurs floraux, Jacques Bédat et Franz Baechler, et qu’il transmute superbement par des tailles intemporelles, laissant fuser la vibration émotionnelle.

Une véritable adéquation entre une activité passée et un fort ressenti intérieur toujours présent. Il précise : « Par mon dessin, je chemine depuis les racines sortant de terre que l’on peut voir sur le bord d’un talus, par les vibrations de l’écorce, la ligne des branches maîtresses, puis par la multiplication des rameaux portant les bourgeons, les fleurs, les feuilles, les fruits baignés dans la lumière du ciel ». Des œuvres où la présence humaine n’est qu’esprit, car absente de l’image. Laquelle est ouverte au regard pour une pénétration en pensée et au voyage spirituel, philosophiquement parlant, du visiteur.

Et Houtin d’évoquer, lors du vernissage, sa démarche créative au travers de l’estampe, sa technique de gravure, avec une simplicité et un charisme naturel qui séduisent les visiteurs de la galerie. Sur le site les Germanopratines – Rive Gauche – Paris, rubrique « Les rencontres », il s’exprime ainsi : « Si je dois donner un sens à mon travail, ce serait plutôt celui de participer au processus d’évasion du tumulte de la vie contemporaine ; de montrer et de donner à aimer la superbe nature que nous avons autour de nous et que nous détruisons sans cesse ; de la considérer à égalité avec l’Homme. Il est important de rester connecté à celle-ci, pour moi c’est fondamental ; c’est pourquoi je la dessine par besoin et par plaisir ». Un engagement qui se partage, et qui ajoute au simple plaisir du regard spectateur.

En cimaise (Cl. Gérard Robin)

On ne peut que se réjouir que la route de François Houtin ait un jour croisé celle de l’atelier de Jean Delpech, grand prix de Rome 1948 de gravure en taille-douce, qui lui fit découvrir, comme à d’autres grandes signatures telles Philippe Mohlitz, Erik Desmazières ou encore Fernand Teyssier, l’art de la gravure. Une initiation qui correspondait à son geste graphique de dessinateur, notamment à la pointe sèche et surtout à l’eau-forte, qu’il se devait de maîtriser magistralement pour satisfaire à un rendu subtil des tonalités, à l’image de ses lavis. On sait que, dès lors, il obtint de nombreuses distinctions : prix Lacourière en 1981; prix Florence Gould en 1986 ; grand prix Léon Georges Baudry de la Fondation Taylor en 2010 ;  prix de gravure Nahed Ojjed de l’Académie des Beaux-Arts en 2013.

En poursuivant la lecture de la plaquette d’exposition, on peut lire : « À l’instar de ces artistes paysagistes qui ont sillonné, des décennies durant, la forêt de Fontainebleau, célébrant et magnifiant cette dualité, Houtin recherche les formes végétales remarquables, torturées, rugueuses et toujours puissantes, nous interpellant sur nos rapports avec cette nature et nous invitant à rentrer dans l’immensité de ses mystères, guidant nos pas, dans une perspective parfaite, au-delà de sa réalité. » Retenons pour finir un jugement de la galeriste Michèle Broutta : « L’œuvre de François Houtin est un hommage rendu à la vie, une célébration de la nature, une réconciliation de cette dualité homme/nature ».

Gérard Robin

Le chat à Barbizon

Galerie “L’Angélus”
34 Grande Rue 77630 Barbizon
jusqu’au 18 Juin 2023

Le Festival de l’Histoire de l’Art, mis en œuvre par la ville et le château de Fontainebleau sous l’égide du Ministère de la Culture, avait pour thème de sa douzième édition : le “climat”. Et cette année, un pays invité : la Belgique. Rappelons, au travers de l’éditorial du dossier de presse de la ministre Rima Abdul Malak, que : « L’histoire de l’art n’est pas une discipline réservée à quelques-uns. Grâce au festival de l’Histoire de l’Art, qui attire un public toujours plus nombreux et diversifié, elle apparaît comme un vecteur de connaissance, d’émancipation, d’ouverture et de plaisir, destinée à tous. Elle est aussi une porte ouverte sur d’autres cultures, d’autres époques et d’autres imaginaires. Elle invite à se fondre dans le regard des autres sur le monde, et offre la chance folle de la rencontre avec des chercheurs et chercheuses de toutes générations, des artistes, des architectes, toutes et tous absolument attachés à transmettre leurs savoirs et leur passion. » Parmi les partenaires du Festival, la Galerie “L’Angélus”, à Barbizon. Avec un invité belge prestigieux : Geluck. Quoi de mieux, dans le constat et les conséquences du réchauffement climatique en cours, que faire appel à la fraîcheur des mots de cet artiste inimitable, car pleins de traits d’esprits, qui emplissent les bulles accompagnant, en particulier, les dessins de son personnage emblématique, “Le Chat” .

« Les hôtels 5 étoiles », sérigraphie – 92×70 cm (Cl. Gérard Robin)

N’aurait-il pas dit, se référant aux interventions de son interprète félin : “Je suis écolo, je recycle mes blagues”. Dans la brochure de présentation de l’artiste, on peut lire : « Philippe Geluck, à travers son talent et son engagement, incarne l’idée que l’art peut être à la fois un moyen d’expression et un outil de changement, nous invitant à réfléchir, à rire et à agir ». Un humour nomade qui, bien sûr, ne se cantonne pas à l’écologie et n’épargne pas les comportements humains, et qui va jusqu’à faire halte dans le domaine de l’art. Que dire d’autre ? Sinon préciser son mode d’expression favori : un graphisme simple mais abouti, avec des paroles d’une concision extrême pour faire mouche et créer le choc.

Il se trouve que pour diffuser et partager ses messages, liés à des sujets des plus sensibles, Geluck a choisi l’estampe pour leur diffusion, au travers d’une manière qui correspond parfaitement à ses images lorsqu’elles sont mises en couleurs : celle du pochoir sérigraphique. Si “Le Chat” est jusqu’au 18 juin parmi nous à Barbizon, faute de son maître, c’est David Gillet, représentant et ami de Philippe Geluck, qui l’accompagna lors du vernissage et nous fit connaître l’univers de l’artiste et ses œuvres.

Quelques œuvres exposées (Cl. Gérard Robin)

À part quelques dessins originaux et des « digigraphies”, la plupart des œuvres sont des sérigraphies : de la belle ouvrage, car réalisées sur Arches BFK Rives d’une manière artisanale, dans un atelier d’art de Bruxelles : “L’Atelier Vertical” ; des éditions de qualité, nécessitant pour certaines jusqu’à douze passages, selon le nombre de couleurs. L’ensemble est accompagné de statuettes en résine d’édition limitée et toutes dans le même esprit.

Ce fut donc à la galerie “L’Angélus”, tout juste devant le “Musée Millet”, de l’autre côté de la Grande Rue, une découverte haute en couleurs que nous proposèrent les organisateurs, Hiam et Bachar Farhat, des galeristes qui savent recevoir, et dont on sait l’attrait pour la belle estampe. Ainsi, du XIXe au XXIe siècle, se côtoient en cimaises (dans trois espaces différents) des signatures comme : Corot, Daubigny, Marquet, Millet, Pissarro, Rousseau ; puis Buffet, Cocteau, Combas, Saint-Phalle, Hartung, Miró, Picasso, Zao Wou-ki ; enfin, Braun, Clauteaux, Houtin, Lodge, Mathieux-Marie, Meguminets, Seyedin, Sirot, Watanabe (Mikio).

Une destination séduisante à l’orée de la belle forêt bellifontaine.

Gérard Robin

Degas en noir et blanc

« Degas en noir et Blanc »
BnF siteRichelieu
galerie Mansart – galerie Pigott
jusqu’au 3 septembre 2023

C’est une exposition d’envergure que la BnF nous invite à découvrir pendant tout l’été. L’ensemble des techniques utilisées par Degas au cours de sa carrière sont représentées ici : dessins à la mine de plomb, au crayon, au fusain, estampes (gravures, lithographies et monotypes), photographies, mais aussi une peinture et une sculpture. Deux monotypes inédits, récemment acquis par la BnF, sont révélés au public de même qu’une sélection de carnets de dessins rarement présentés. Des prêts prestigieux d’institutions françaises et étrangères complètent cet ensemble.

Si vous êtes à la recherche de sensations très proustiennes, cette exposition est faite pour vous. Certes, ce n’est pas un petit pan de mur jaune* qui vous fera vibrer puisque les commissaires ont choisi de réunir des œuvres presque exclusivement en noir et blanc. Pourtant, la sensation qui vous envahit devant le détail d’une œuvre d’exception et vous force à réévaluer les choix esthétiques d’une vie est bien au rendez-vous.

Vous êtes très vite happé par les estampes, des pièces exceptionnelles qui se suffisent à elles-mêmes et qui mériteraient le déplacement pour chacune d’elle en dehors de toute mise en lumière particulière. L’intimité du lieu incite d’abord à se plonger dans le moindre détail : une femme vue de trois quarts, dont le visage presque ingrat laisse apparaître, dans un cadrage inhabituel une ligne de cou, la naissance d’une épaule, d’une sensualité, d’une féminité et d’une douceur en décalage avec son visage à la limite de la caricature, que Degas maîtrise aussi très bien. Un peu plus loin vous êtes arrêté par le cou et le crâne d’un homme, de dos, la chevelure clairsemée gravée avec une extrême finesse, un luxe de précision que permet la pointe sèche. Vous voyez presque la sueur coller ses cheveux et le parfum d’eau de Cologne n’est pas loin. L’homme parle à une jeune femme délicieuse au milieu d’autres hommes, scène de soirée parisienne classique chez Degas. Tout semble très vite dessiné, sauf ce cou grassouillet, l’œil finit ici, et s’y noie, comme si le sujet de l’œuvre était finalement juste là. Il y a évidemment un contenu sociologique chez Degas, observateur sans fard ni jugement d’une bourgeoisie qui trompe son ennui en soirées festives et en joyeuse compagnie, mais la maîtrise et la créativité de son art gravé sont telles qu’on finit par oublier l’intérêt du propos pour se plonger dans la richesse de son processus technique et de ses choix.

La qualité de l’accrochage vous permet de voir l’étendue des capacités de Degas graveur. Il peut passer d’une finesse absolue de hachures légères à la pointe sèche dans les visages ou le détail d’un corps, à la force des taches d’encre librement étalées sur la matrice dans ses monotypes. Il maîtrise les gris subtils qu’il fait monter dans les aquatintes et eaux-fortes où l’obscurité s’installe par étape, pour libérer quelques éclats de lumière nocturne.

« Au pied d’un arbre » (vers 1877-1880),
monotype à l’encre noire avec léger rehaut de pastel bleu
(acquisition récente de la BnF)

La première partie de l’exposition montre les influences de Degas graveur, ses emprunts à Rembrandt et aux maîtres anciens dans sa jeunesse, lorsqu’il obtint l’autorisation de copier leurs œuvres au musée du Louvre et au cabinet des Estampes de la Bibliothèque impériale. La construction de ses procédés techniques nous est dévoilée de manière très lisible, avec un accrochage chronologique et un choix de pièces par séries qui nous fait entrer dans ses processus d’apprentissage, de compréhension et de réflexion.

Degas va intégrer ces différentes techniques pour finalement les dépasser, les combiner, les réinventer sans cesse, et les mettre au service d’une créativité technique juste et précise, rapide, laissant la « cuisine d’atelier » orchestrer l’ensemble jusqu’à pratiquer un art de la synthèse au service de l’émotion, en un premier temps, mais aussi et surtout de l’invention. Dans plusieurs séries d’œuvres, il ouvre délibérément les portes de territoires inexplorés. Grâce à une recherche en marge de ses amis impressionnistes il trouve ce qui allait servir à d’autres pour poser les fondements de l’art moderne. Il y a déjà du Matisse dans quelques monotypes, des contours épais et plats, un glissement vers le motif. Le monotype, qu’aimait particulièrement Degas, permet une recherche très ouverte entre les techniques de gravure et la peinture : nous voyons ici des allers et retours constant du trait de graveur à la tache et au geste du peintre. Nous pouvons imaginer des plaques plus ou moins dessinées qui se couvrent petit à petit de taches, frottées, puis regrattées, le geste se fait plus rapide, jusqu’à l’épuisement des plaques, tirage après tirage. D’un état à l’autre, l’œuvre se réinvente jusqu’à atteindre un presque-noir qui convient à ses sujets de nuits parisiennes où, au-delà de la lumière artificielle des soirées, tout finit par se confondre dans ces strates d’encres où circule la part d’ombre d’un monde dont il se fait le témoin.

« Femme nue debout à sa toilette » (1891-1892),
lithographie de report d’un monotype, 1er état – BnF

Ses cadrages, enfin, sont d’une modernité surprenante. La photographie, qu’il pratiquait aussi beaucoup en 1895 dans son cercle d’amis, dialogue ici avec les impressions, ces procédés se répondent et se nourrissent. Les fumées d’usines (1877-1879) n’ont rien à envier aux œuvres contemporaines tant leur cadrage semble neuf. Ce monotype est un bijou de justesse réaliste obtenue par des procédés et une manière de penser qui en font un chef-d’œuvre de l’art abstrait. Certes, le sujet est parfaitement lisible, mais l’approche est d’un minimalisme radical : quelques taches subtiles de gris fondues les unes dans les autres et une minuscule tache noire. Degas fait circuler le regard dans un mouvement ascendant/descendant coupé net par un cadrage serré, avant de finir par le fixer sur le haut d’une cheminée d’usine faite d’une tache noire qui se fond en un point dans le gris des fumées. De quoi laisser pensif lorsque l’on sait que plus tard, une guerre sans merci entre figuratifs et abstraits aura lieu à force de théorisation excessive.

« Fumées d’usines » (vers 1877-1879), monotype à l’encre noire,
New-York, the Metropolitan Museum of Art

Une fois le plaisir passé dans la contemplation de chaque œuvre, le travail des commissaires agit : le choix des pièces et le dialogue instauré entre elles nous donnent quelques pistes pour comprendre comment Degas a construit son processus créatif et à quel moment il dépasse la maîtrise technique pour tenter d’innover dans une synthèse et une liberté de choix qui le mènent vers des territoires inexplorés jusqu’alors. Ici, on voit que Degas ne se cherchait pas un style. Cet ensemble d’œuvres donne plutôt l’impression que ce qui l’intéressait vraiment, c’était de révéler avec justesse ses impressions sur l’époque en allant au bout de ce que les procédés techniques pouvaient lui fournir comme outils pour construire un vocabulaire en perpétuelle évolution.

Cette très belle exposition vous fera vivre une expérience jubilatoire et sensible. Elle s’adresse autant aux professionnels qu’aux amateurs qui trouveront ici une façon de comprendre, au-delà du dessin, toute les possibilités que permettent les procédés d’impression et de reproduction pour nourrir une recherche personnelle. Le choix du noir et blanc radicalise la démarche, permettant de s’attacher à l’essentiel en s’autorisant toutes les libertés. En comparaison de ce large choix d’œuvres sur papier, l’unique peinture à l’huile sur toile de Degas présentée ici semble encombrée de choses superflues. Cela peut vous donner une idée de la qualité de ces œuvres qui, si elles sont les traces d’une recherche permanente, n’en demeurent pas moins de réels petits chefs d’œuvre. Picasso, collectionneur des monotypes de Degas, ne s’y était pas trompé. Cette exposition nous permet de mieux comprendre l’évolution d’une passion qui fit affirmer à Degas: « Si j’avais à refaire ma vie, je ne ferais que du noir et blanc. »

Christel Valentin

* En référence à l’œuvre de Johannes Vermeer, Vue de Delft, dont Marcel Proust projette la réflexion sur les autres arts, à l’instar de l’écrivain Bergotte dans le volume 5 de « À la recherche du temps perdu ». Celui-ci, à la vue « d’un petit pan de mur jaune », juste avant de mourir sur la banquette en face du tableau s’écrie: « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »