In memoriam Ra’anan Levy

Ra’anan Levy, « Espoir », eau-forte avec aquatinte, 325 x 275 mm, 2019

Je ne peux pas dire que je le connaissais bien, mais l’annonce de son décès le 1er juin 2022 m’a tout de même choqué. Il n’avait que 68 ans. Ra’anan Levy était un homme sympathique et un très beau graveur, dont la maladie entretenait la mélancolie native et noircissait l’humour dont témoigne son travail. J’avais rencontré ses œuvres alors que je faisais le portrait de l’atelier Arte1, où les imprimait Vincent Schmitt, et je les avais trouvées plus qu’intéressantes. Et je n’étais évidemment pas le premier, car Ra’anan avait bénéficié de nombreuses expositions internationales dans des lieux prestigieux2. Si bien que j’ai été très heureux de pouvoir parler avec lui quelques minutes, notre seule rencontre, afin de préparer la préface qu’Olivier, Pierre et Alexandre Lorquin, responsables de la galerie Dina Vierny, m’avaient demandé d’écrire pour le catalogue de la belle exposition qu’ils lui ont consacrée il y a peu, en décembre et janvier derniers3.

Vincent Schmitt, qui m’a annoncé la triste nouvelle, ajoutait dans son message : « Il laissera quatre cuivres en construction, un triptyque et une grande plaque toujours sur le thème de l’échafaudage inspiré par la rue de son atelier de Florence qu’il venait de  finir d’aménager. Sa visite hebdomadaire à l’atelier rythmait ces derniers mois son combat contre le cancer. »

Pensées pour sa famille et ses amis.

Maxime Préaud

1« Arte, ce n’est pas de la télé (ni du ciné) », Nouvelles de l’estampe, n° 255 (Été 2016), p. 48-55.
2On peut trouver d’autres informations sur le site de la galerie Dina Vierny, (36 rue Jacob – 75006 Paris), qui envisage de rendre hommage à Ra’anan en septembre prochain.
3« Un noir qui démange », préface pour Ra’anan Levy / Gravures / 07.12.21-15.01.22 [exposition Galerie Dina Vierny, Paris], p. IX-XI. Voir aussi « Vu et lu… pour vous », à la date du 16 décembre 2021 (ici).

Pensée pour Hubert Prouté

Marie-Ange Barbet, « Hubert Prouté »,
peinture acrylique sur médium, 150 x 70 cm, 2005

Notre ami Hubert Prouté est décédé le 21 mars dernier, dans sa centième année. Il a été inhumé le 28 dans le cimetière du petit village de Beaubray, dans l’Eure, où la famille possède une maison. Je dis « notre ami », non seulement parce que les contacts personnels que j’eus avec lui furent toujours amicaux, mais aussi parce qu’il était une des grandes figures du monde qui nous concerne ici plus particulièrement, celui de l’estampe, des graveurs et des collectionneurs.

Cela faisait un moment que son absence était remarquée dans la boutique du 74 rue de Seine, dans le VIe arrondissement de Paris, mondialement célèbre depuis un siècle et demi. En effet, ainsi qu’il le raconte lui-même dans la brève autobiographie qu’il a récemment donnée au Print Quarterly1, la maison Prouté a commencé avec Victor en 1876/1878, qui fut suivi par son fils Paul en 1900. Comme dans les dynasties monarchiques, la longévité est une garantie de succès. Ainsi Paul était-il toujours présent dans les années 70 du siècle dernier (il est décédé en 1981), et son fils Hubert et ses petites-filles pouvaient avoir recours à son savoir et à sa mémoire2.

Hubert avait gardé avec le Département des estampes de la Bibliothèque nationale les excellentes relations qu’avaient entretenues son père avec Jean Adhémar, qui en avait été le conservateur jusqu’en 1976. Paul Prouté et Adhémar avaient, parmi d’autres, une passion commune, l’imagerie populaire. Les Nouvelles de l’estampe, émanation du Comité national de l’estampe, et la Société du Vieux Papier, étaient des points de rencontre. Hubert, et ses filles aujourd’hui, ont persévéré dans cette relation et il n’est pas rare que la maison Prouté signale au Département telle ou telle lacune dans ses collections qui mérite peut-être d’être comblée.

Cl. Julien Martinez Prouté

Hubert était un homme discret et peu expansif, mais son mince sourire laissait entendre qu’il portait sur notre triste monde un regard lucide et désabusé, l’humour étant, avec le goût pour les maîtres de l’estampe, une sorte de consolation. Et surtout la musique, comme je l’ai appris tout récemment. Non seulement il jouait paraît-il fort bien du piano, accompagnant dans les soirées familiales le soprano de son épouse Michèle, mais le couple ne manquait pas un concert, y compris pour écouter de la musique la plus moderne (jazz et rap exceptés, il ne faut rien exagérer).

Son intérêt l’avait d’abord porté vers l’estampe de l’école de Fontainebleau. Il avait même apporté, avec Michèle, une intéressante contribution au catalogue de l’énigmatique Juste de Juste3. Il a également, lors du 425e dîner de la société, régalé les membres du Vieux Papier d’une causerie sur les estampes de Fontainebleau4. Le dernier écrit que je connaisse de lui est la préface rédigée pour le catalogue de l’œuvre de Jean Morin par Jean Mazel, qu’il avait su encourager, détour vers le XVIIe siècle5. Mais son goût était éclectique, puisqu’il aurait aussi aimé dresser le catalogue des estampes de Manet, devancé par Juliet Wilson. Et les amis de la maison, comme disent ses filles, étaient Piranèse, Goya, Appian, entre autres encore, la liste serait longue. On retrouve sa marque et ses goûts dans les nombreux catalogues produits rue de Seine, que les amateurs conservent précieusement dans leur bibliothèque.

Cl. Galerie Paul Prouté

Hubert avait considérablement développé l’aspect international de son métier. Toujours en voyage, jamais fatigué (« Le mot de fatigue, me dit-il un jour, ne fait pas partie du vocabulaire de la maison »). Il s’entendait bien avec la plupart de ses collègues et néanmoins concurrents, et même, oserai-je dire, comme larrons en foire, par exemple agissant dans les ventes à Londres sous le pseudonyme des « frères Bradley » avec son complice Pierre Michel d’heureuse mémoire, marchand sur le quai Saint-Michel.

Avec la disparition d’Hubert Prouté, c’est une banalité de le dire, une bonne partie de l’histoire de l’estampe à Paris s’en va. Fort heureusement, ses deux filles, Annie Martinez-Prouté et Sylvie Tocci-Prouté, continuent en harmonie l’activité du 74 rue de Seine, ne ménageant pas davantage que lui complaisance et efficacité à l’égard des amateurs et des chercheurs. Qu’elles reçoivent ici, ainsi que Michèle leur mère, et leurs enfants (lesquels ne semblent pas, hélas, intéressés par le commerce de l’estampe) l’expression sincère de notre sympathie affectueuse.

Maxime Préaud

1Dans « Memoirs of the Print Trade”, à l’initiative d’Antony Griffiths, Print Quarterly, vol. XXXVIII, 4 (déc. 2021), p. 407-410.
2Il faut lire ou relire, de Paul Prouté, Un vieux marchand de gravures raconte, 137 p. in-8°, publié rue de Seine en 1980, humour garanti et foule de renseignements sur le monde du commerce de l’estampe. Le portrait en frontispice montre une ressemblance frappante entre Paul et Hubert. Paul rappelle que sa grand-mère à lui était « coloriste à la main », c’est-à-dire qu’elle coloriait des estampes à sujet décoratif, la tradition remonte donc fort loin.
3Michèle et Hubert Prouté, « A propos de quelques estampes inédites de l’École de Fontainebleau », dans Hommage au dessin, mélanges offerts à Roselyne Bacou, p. 175-189.
4 Hubert Prouté, « La gravure en France au XVIe siècle : L’École de Fontainebleau », Paris, Le Vieux papier, 1966.
5 Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Jean Morin (env. 1605-1650), Paris, Éd. de la Marquise, 2004.

Identification fiscale

Dans l’écho publié en avril 2022 sur la signature de l’estampe, je tentais de décrire les interrogations du stampassin débutant et l’expérience acquise par le stampassin chenu sur ce sujet (voir ici). Une chose apparaît certaine : l’un et l’autre signent aujourd’hui leurs estampes car ils les revendiquent comme leurs mais aussi comme des œuvres d’art. Leur signature est le signe extérieur, peut-être de leur richesse, voire de leur talent ou de leur notoriété mais surtout de la nature et de la substance de l’estampe signée, celle d’une œuvre d’art ! Cependant, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Cette question alimente les angoisses des rédacteurs et les cauchemars des correcteurs de dissertations bachelières. Comme le souligne Michel Melot : « C’est par sa qualité, croit-on, qu’un objet peut être qualifié d’œuvre d’art. Cette qualité étant relative, subjective et souvent indicible, l’œuvre d’art demeure indéfinissable. Les historiens et les philosophes ne savent donc pas ce qu’est une œuvre d’art. »1. D’autant plus que les artistes eux-mêmes, tels Duchamp, Dubuffet ou Arman, etc. ajoutent à chaque génération leur grain de sel et leurs empêchements de penser droit l’objet d’art. D’autres acteurs plus sages laissent le soin à la postérité le soin de la réponse. Toutefois, la postérité en infidèle est sujette à bien des revirements : on oublie aujourd’hui ce qu’on adorait naguère. Tous ces changements de pied font les délices de l’histoire de l’art. Cette question ouvre donc un champ de sables mouvants où nul ne saurait posséder de réponse définitive. Devant tant d’incertitudes et de volte-face, il fallait bien que les hommes politiques, qui pour la plupart ne manquent pas d’un certain culot, afin d’asseoir la perception des taxes, impôts et autres droits de douane, s’en mêlassent et décidassent quel objet était œuvre d’art ou pas.

Ce fut chose faite en France par l’article 16 de la loi de finances rectificative n° 94-1163 du 29 décembre 1994 dont le décret d’application n°95-172 du 17 février 1995, signé par Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget et Édouard Balladur, premier ministre, stipule dans son article 2 deuxième alinéa comment est définie l’estampe comme œuvre d’art : « Gravures, estampes et lithographies originales tirées en nombre limité directement en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement exécutées à la main par l’artiste, quelle que soit la technique ou la matière employée, à l’exception de tout procédé mécanique ou photomécanique ; ». Voilà qui semble précis mais qui, malgré sa rédaction en termes très généraux, restreint passablement et exclut du champ des œuvres d’art bien des innovations contemporaines qui étaient encore à l’époque dans leurs balbutiements comme, par exemple, les possibilités techniques ouvertes par l’ère numérique qui commençait son essor.

Chacun le sait, la matière fiscale possède les mêmes vertus adhésives que le sparadrap du capitaine Haddock dans « L’affaire Tournesol » d’Hergé, une fois collée, impossible de s’en défaire ! Aussi l’administration fiscale dont la méticulosité n’a d’égale que sa ténacité dans la précision de ses injonctions a-t-elle depuis ajouté une couche supplémentaire dans cette réglementation des œuvres d’art et quelques pages aux textes administratifs en vigueur. Le « Bulletin officiel des finances publiques-impôts » du 11 avril 2014, précise donc dans son Titre 9 – Chapitre 1 – Définitions – II :Œuvres d’art – Définition B : Gravures, estampes et lithographies originales : « 150 – Sont classées dans les œuvres d’art les gravures, estampes et lithographies originales tirées en nombre limité directement en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement exécutées à la main par l’artiste, quelle que soit la technique ou la matière employée, à l’exception de tout procédé mécanique ou photomécanique. Les gravures, estampes et lithographies originales sont des épreuves tirées, en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement conçues et exécutées à la main par le même artiste.
Les gravures sont généralement exécutées en taille-douce, au burin, à la pointe sèche, à l’eau-forte, au pointillé.
Seules les épreuves répondant à ces conditions ont droit à l’appellation « œuvres originales ».
160 – En ce qui concerne le tirage limité mentionné au II-A § 130, il est à noter que, d’une manière générale, les artistes éditeurs limitent le tirage des gravures, lithographies et estampes ; celui-ci n’excède pas quelques centaines et le numérotage n’est pas constamment pratiqué. Dès lors, il n’a pas paru opportun de fixer une limite précise.précise. Ainsi, c’est seulement dans le cas de tirages excessifs par rapport aux usages normaux de la profession que le régime des œuvres d’art serait refusé à ces productions.
170 – En tout état de cause, la qualité d’œuvre d’art n’est pas reconnue aux gravures, estampes et lithographies réalisées par un procédé mécanique ou photomécanique, même si ces reproductions sont numérotées et signées par l’artiste ; il en va de même pour les tirages par planches, plaques ou cylindres d’imprimerie. »

Diantre ! Que voilà une belle discipline réglementaire ! Elle a pris un bel embonpoint administratif depuis le décret d’application de 1994. Mais qui veut trop embrasser mal étreint. À l’évidence, le fisc court derrière les pratiques contemporaines de l’art de l’estampe et y perd le souffle. Ces pratiques, fort heureusement pour cet art, sont aujourd’hui bien plus diversifiées et plus inventives. Elles intègrent bien souvent les derniers progrès technologiques, surtout parmi les jeunes générations stampassines friandes de mêler le médium estampe à bien d’autres. Les objets que créent ces pratiques sont des œuvres d’art à part entière et revendiquées comme telles par les artistes qui les conçoivent même si le public, les critiques d’art, les historiens d’art ou d’autres experts peuvent dénier ici ou là leur qualité esthétique. Ne serait-il alors pas plus sage de laisser le soin à ces artistes de proclamer par leur simple signature que ces œuvres stampassines sont de l’art ? Ne s’agit-il pas là d’une des conditions d’une libre création, c’est à dire de l’exercice d’une liberté qui ne nuit à personne?2

Au moment où est célébré la dixième Fête de l’estampe, prenons garde d’enfermer l’estampe, comme œuvre d’art, dans des codes esthétiques, éthiques ou fiscaux. En effet, cette fête annuelle commémore l’édit dit de Saint-Jean de Luz dont une des principales conséquences était de confirmer l’estampe comme un art libéral, c’est à dire non assujetti aux règlements contraignants, tatillons et conservateurs des corporations de métiers de l’Ancien régime. Cet édit laissait de plus les stampassins d’alors libres de leurs manières : « […] la graveure en taille-douce au burin et à l’eau-forte, qui dépend de l’imagination de ses autheurs, et ne peut être assujetty à d’autres loix que celles de leur génie […] »3. Ainsi jadis disait cet édit. Ainsi aujourd’hui ne pourrait-on pas dire que l’art de l’estampe ne saurait être contraint que par les seules lois du talent de ceux qui le pratiquent ?

Claude Bureau

1Michel Melot « Les vertus de l’originalité », article de Sciences Humaines, hors-série n° 37, juin-juillet-août 2002.
2On pourra objecter que cela serait la porte ouverte à toutes sortes de fraudes, faux et escroqueries mais quel règlement a-t-il pu empêcher tout cela dans le domaine de l’art dont l’histoire fourmille de tentatives de faux plus ou moins croustillantes où les plus grands experts se laissaient souvent berner ?
3 Extrait de l’arrêt en conseil d’État du 26 mai 1660, dit édit de Saint-Jean de Luz (voir ici).

Nota bene : ce nouvel et troisième écho n’épuise pas le sujet traité : la signature de l’estampe. Faites-nous part de vos réflexions ou de vos témoignages à ce propos. Le magazine se fera un plaisir de les publier. Comment faire ? Voir ici. La rédaction.