Une estampe assez correcte

Abraham Bosse, « Les Vierges folles » discutant du mot « estampe »
eau-forte, vers 1635 (Cl. Gallica BnF)

Chers amis amateurs d’estampes, graveurs graveuses, stampassins stampassines, au cours d’une petite recherche, je suis dernièrement tombé sur ce mignon morceau de littérature, qui présente un aspect inattendu du mot estampe. J’ai pensé que cela vous amuserait :  « Je ne sais pas pourquoi cet homme est si bête, vu qu’il sort de gens assez spirituelles », telle est l’interprétation que propose en 1660 Antoine Baudeau, sieur de Somaize1, de la phrase énoncée par une « précieuse » au sujet d’un imbécile : « Je ne sais pas pourquoi cet homme est si bête, vu qu’il sort d’une estampe assez correcte » (c’est moi qui souligne).

Reste à savoir comment les précieuses prononçaient le mot « estampe ». Il y a tout lieu de croire qu’elle n’en disaient pas l’s, qui a tendance à s’amüir très fréquemment en français, et qu’elles prononçaient « étampe ». Les exemples d’amüissement de l’s sont très nombreux : le mot « forest » est devenu « forêt », l’s subsistant dans le mot « forestier » ; le mot « fenestre » devenant « fenêtre », l’s subsistant dans le mot « défenestré » ; le mot « épagneul » vient d’espagnol, etc.

Ainsi le mot d’estampe s’est-il dédoublé. Il y a la version que tous les graveurs connaissent ou devraient connaître, c’est-à-dire « estampe » pour image imprimée à partir d’une presse, l’s résistant grâce à l’exemple italien « stampa ».

Et il y a la version des maréchaux-ferrants, des forgerons et des ferronniers, « étampe », qui existe déjà dans le dictionnaire de Furetière (1690), et qui est utilisé couramment aujourd’hui par les gens de ce métier, comme l’utilisait mon plus jeune frère qui était un ferronnier plein de talent. Il s’agit alors, ainsi que le précise l’irremplaçable Larousse du XIXe siècle, du « nom donné à des pièces de fer ou d’acier au moyen desquelles on produit des empreintes sur les métaux » en les frappant sur les feuilles de métal de manière à multiplier, comme avec un moule, une forme décorative. C’est ainsi selon moi qu’il faut entendre le mot d’estampe proposé par les précieuses : c’est un moule.

Maxime Préaud

1Antoine Baudeau, sieur de Somaize, Le Grand dictionnaire des prétieuses, ou la Clef de la Langue des Ruelles. Seconde édition, revueuë, corrigée, & augmentée de quantité de mots, A Paris, Chez Jean Ribou, sur le Quay des Augustins, à l’Image S. Louïs. M. DC. LX.

Hélène Nué

Hélène Nué

Hélène Nué, buriniste, née le 24 septembre 1952,  est décédée le 25 septembre 2022.  Quelques-uns de ses amis lui rendent ici hommage, porte-parole de beaucoup d’autres.

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« Hélène, comme vient de nous l’annoncer ton compagnon, te voilà “envolée au paradis des graveurs”, tu as quitté notre réalité pour rejoindre “le monde des idées”, le Mundus imaginalis qui t’aura tant inspirée durant cette vie de féconde créativité.

Tu as été une virtuose du burin, instrument qui demande pour être apprivoisé une extrême rigueur, le repentir n’est pas permis. Aucune rigidité dans le trait, au contraire une étonnante souplesse, reflet de la délicatesse d’une main experte, affirmée et douce à la fois. Comme une caresse déposée sur le cuivre.
La technique parfaitement maîtrisée était au service de ta sensibilité créatrice.
Travaillant inlassablement, puisant aux sources intarissables de ton imagination, tu étais renommée pour tes ex-libris dont les commanditaires se pressaient de toute l’Europe et au-delà. Heureux aussi tes amis qui pendant des décennies ont reçu tes cartes de vœux, petits chefs-d’œuvre d’inventivité parfaitement dessinés, gravés et imprimés.

Pour tes œuvres de plus grandes dimensions les thèmes abordés étaient ceux de la Nature que tu révérais. Mais point de reproduction académique, non, toujours l’interprétation personnelle particulièrement délicate et d’une étonnante originalité, le rêve se mêlant à une réalité transposée par le regard subtil d’une poétesse de l’image.

Les collectionneurs avertis disent de toi que le style d’Hélène Nué reflète une totale indépendance d’esprit, tu n’auras en effet jamais été influencée par les modes ou les tourments du Monde. Ton œuvre gravé se situe hors du temps et de l’Histoire.

Nous tous qui t’avons connue ou rencontrée à l’occasion d’un vernissage avons été marqués par ton extrême discrétion, ta simplicité et ta gentillesse. Nous étions touchés par tant d’humilité. Point d’attirance pour les honneurs qui t’étaient pourtant dus, seules t’animaient la passion de la rigueur, la sincérité, la cohérence et la Liberté.

Hélène, grande artiste-buriniste et humaniste discrète, tu es pour toujours dans nos cœurs. »

Éric Robert-Aymé,
le 29 septembre 2022

Hélène Nué, Éclosion,

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Hélène Varchavsky transmet ces passages de la poétesse et amie d’Hélène, Marie Rialland, qui a bien écrit sur Hélène et son art. : « Sa gravure dit le geste patient, la lenteur nécessaire pour donner à voir le frémissement du feuillage, l’élégance de la fourmi, la douceur cotonneuse de la plume. Sa gravure dit la précision du burin à la recherche d’un monde secret, inconnu, oublié et pourtant si familier. » « Dans ses créations, l’interprétation de la nature familière, animalière et paysagère se transforme au gré de ses rêveries. » « L’art sensible d’Hélène donne vie au dessin, invite à s’attarder sur la volute d’une ligne, l’envol d’une graine, l’arrondi d’une colline, la ramure d’un chêne. Elle grave léger et profond, elle grave nature et poésie. À nos yeux fatigués, parfois blasés, elle offre une pause bienfaisante, un moment de beauté ».

Hélène Nué, Le Piège, 300 x390 mm

Depuis sa première participation à l’exposition annuelle de Pointe & Burin en 1990, Hélène y avait été invitée quinze autres fois. Elle a réalisé trois planches de souscription pour l’association, en 1999 « Le criquet », en 2007 « Et cætera » et en 2016 « Le vent ».

Hélène Nué, Vent

Elle fut invitée d’honneur de Pointe & Burin en 2007 et sociétaire de l’association de 2008 à 2012, date de son départ dans les environs de Nantes. J’aimais Hélène pour son immense talent et pour sa personnalité si naturellement honnête, la créativité sous son métier d’artisan d’art, de buriniste et d’imprimeur émérite. Je l’aimais car elle ne trichait pas, ni dans sa façon de vivre, ni dans sa vision de la nature, transposée comme sous une immense loupe en poésie pure, pleine d’humour, de légèreté et de grâce, sans affèterie.

Elle avait participé en 2019 au projet pour le joaillier Chaumet avec onze autres graveurs, chacun d’entre eux choisissant un bijou de la collection patrimoniale de Chaumet, pour en faire le portrait, à sa manière et selon sa technique. A cette occasion voici ce qu’elle me disait de son choix et de sa vision de ce Diadème contemporain, si éloigné de sa vie, de ses sujets et intérêts habituels.

« Passionnée de nature et de nature contemplative, le ciel étoilé m’a souvent fascinée… tête en l’air sur le velours de la nuit on rêve de fixer une étoile filante, de la retenir le temps d’un vœu ?

Le projet de diadème d’Hélène Nué

Le diadème Étoiles étoiles m’a choisie, arrêtée, séduite moi qui aime la nature dans sa simplicité, les fleurs et les insectes, le vent quand il souffle sur les graminées…
J’ai vu une pluie d’étoiles filantes, un astre qui se lève et illumine le ciel où passent d’autres étoiles, un grand spectacle, un feu d’artifice, une immensité scintillante de brillants dans la magie de la nuit… dont on sort éblouie. »

Hélène va bien nous manquer à tous, graveurs, amis, collectionneurs…

Hélène Varchavsky
et l’Association Pointe & Burin

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Avec le maniement spectaculaire de l’outil en taille directe qu’est le burin, Hélène Nué rejoint les plus grands maîtres burinistes, dans la lignée des Dürer, des Mohlitz, des Doaré…, mais au service d’une thématique apaisante, inspirée de la Nature.

Dans cette source d’inspiration inépuisable, elle a su faire germer et fleurir des formes végétales foisonnantes : courbes et contre-courbes, ondulations, spirales donnant vie et mouvement aux racines, aux feuillages et autres arborescences, ainsi qu’aux nuages, aux reflets dans l’eau et aux vagues déferlantes.

Si j’admirais la virtuose du burin, à l’imagination débordante tout en restant dans le cadre de la figuration, capable de transformer des motifs végétaux en variations graphiques illimitées et joyeuses, j’admirais également la femme aux qualités humaines rares chez les artistes : modestie, humilité et générosité.

Sa disparition laisse un grand vide dans le petit monde de la Gravure. Souhaitons que ses œuvres continuent à nous parler d’elle, de sa passion pour le burin et pour la Nature, souhaitons qu’elles puissent encore toucher un public sans cesse renouvelé.

Anne Brasse
(Galerie Anaphora)
6 octobre 2022

Signatures comme œuvre

En pratique, la signature d’une estampe se matérialise même aujourd’hui de diverses manières dont il serait trop fastidieux d’établir le catalogue exhaustif. Certaines manières occupent majoritairement le devant de la scène. D’autres sont d’un usage plus confidentiel. Si la principale fonction de la signature marque, authentifie, identifie, certifie, légitime, estampille, justifie, garantie ou approprie1 – qu’importe le vocabulaire employé – l’estampe à son créateur, ce signe de propriété ne se revendique pas comme œuvre mais comme une de ses parties accessoires. Quoique maints exemples historiques ou contemporains pourraient être cités où l’artiste la fait valoir comme partie intégrante de l’œuvre : du monogramme de Dürer en passant par les calligraphies de Pierre-Yves Trémois ou de Bernard Buffet. Cependant, vouloir l’ériger comme une œuvre en soi reste une démarche singulière et originale.

Ce défi a été néanmoins proposé aux vingt-deux artistes2 de l’exposition « La taille d’épargne : métamorphose du vide », présentée à La Celle Saint-Cloud (78) au début 2019 par l’association « Graver Maintenant ». Il s’agissait de créer une œuvre collective à partir de la signature de chacun des exposants. Voici les contraintes oulipiennes de cette œuvre : estampes signatures gravées et imprimées en taille d’épargne au coup de planche en format à l’italienne de 15×30 cm pour être encadrées dans des boîtes américaines identiques. Ces vingt-deux boîtes furent ensuite rassemblées en un polyptyque3 vertical pour être accroché pendant toute la durée de l’exposition. Il n’était pas précisé si ces « estampes-signatures » devaient être contresignées ou pas. Ainsi fut-il fait et les visiteurs de l’exposition qui faisaient preuve de curiosité, pouvaient essayer de distinguer sur ce polyptyque la main de chacun des artistes exposants.

Claude Bureau

1Ce verbe est à prendre ici dans le sens symbolique développé par Michel Serres dans son essai « Le Mal propre- Polluer pour s’approprier », publié aux éditions « Le Pommier », et dont Maxime Préaud étend l’application à l’estampe dans une de ses remarques orales favorites à qui veut bien l’entendre : « Il est regrettable que la plupart des graveurs ou stampassins salopent leurs beaux tirages en gribouillant au crayon, quelquefois même allant jusqu’à empiéter sur l’image, la justification du tirage, le titre (souvent avec une faute d’orthographe) et la même signature illisible qu’ils mettent au bas de leurs chèques. Si bien que, sauf à être des génies dont on reconnaît immédiatement la main, le public et même les amateurs sont incapables de dire quel est cet artiste dont on ne peut lire le nom. »
2 – D. Aliadière, M. Atman, I. Béraut , L. Blauth, A. Augusto Bueno, R. Burdeos , C. Bureau, A. Cazalis, M.-N. Deverre, J. Dumont, S. Domont, É. Fourmestraux, D. Héraud, T. Joseph, J. Mélique, D. Moindraut, A. Paulus, B. Pazot, Z. Rajaona, A. Sartori, P. Simonet et J. Villeroux.
3 – Dont la photographie sert à l’illustration de tête de cet écho et au débat ouvert sur la signature de l’estampe.

Nota bene : ce nouvel écho n’épuise pas le sujet traité : la signature de l’estampe. Faites-nous part de vos réflexions ou de vos témoignages à ce propos. Le magazine se fera un plaisir de les publier. Comment faire ? Voir ici. La rédaction.