Paysage et estampe – 5

La forêt de Fontainebleau (1)

Quittant Barbizon, alors hameau fermier par ses paysans et forestier par ses bûcherons, voici la forêt dite de Fontainebleau, qui allait aussi séduire les artistes peintres et graveurs de l’époque, et au cœur de laquelle se trouve le château éponyme, demeure royale et emblème d’une école d’art célèbre au XVIe siècle.

Rappelons en effet que, sous l’impulsion de François 1er, influencé par sa découverte de l’Italie du Rinascimento, puis de Henri II, Fontainebleau était devenu un grand centre artistique, insufflant l’esprit de la Renaissance transalpine, architecturale mais aussi picturale. Ce fut la naissance, vers 1560 de l’École de Fontainebleau, où la production de gravures y fut impressionnante, avec des artistes qui assurèrent une prospérité sans précédent à l’art bellifontin : comme le buriniste Pierre Milan (ca 1500 – ca 1557) ou l’aquafortiste Antonio Fantuzzi (actif de 1537 à 1550), sans oublier Étienne Delaune (1518-1583), Jacques Androuet du Cerceau (1510-1585), René Boyvin (1536-1598), ou encore Jean Duvet, dit le Maître à la Licorne (ca 1485 – ca 1570). Certaines de ces personnalités seront aussi des acteurs importants de la diffusion de l’eau-forte en Europe.

Cette parenthèse faite, le lieu qui exerça une attraction seconde pour les artistes de Barbizon était la forêt, antique forêt de Bière, où des traces archéologiques témoignent d’ailleurs d’une présence humaine dès les temps préhistoriques. Nous évoquerons cela plus tard. Si durant les siècles suivants le massif forestier fut perçu dans l’imaginaire populaire comme un lieu plein de mystère, pour beaucoup angoissant, voire porteur de peurs, il fut pour les seigneurs un cadre de chasse privilégié car giboyeux… Tant que la forêt devint propriété royale à la fin de l’An 1000, sous le capétien Philippe 1er , son fils Louis VI y faisant même construire un relais de chasse, près d’une source : c’est l’origine du château de Fontainebleau.

On sait qu’une forêt a aussi pour vocation de produire du bois, pour les besoins du commerce et de la marine. Mais la forêt de Bière se devait de répondre au plaisir de la chasse sous la conduite des Grands Veneurs et d’être un refuge pour les grands cerfs, plus que de participer aux recettes du trésor royal. Ce à quoi contribuèrent les grands maîtres forestiers d’alors. Propriété et chasse-gardée, elle s’ouvrit peu à peu au monde au gré des bouleversements sociaux telle la révolution de 1789, castratrice des privilèges royaux, et sans doute d’une prise de conscience, de certains inspirée par les pensées philosophiques et politiques de certains, comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), “urbaphobe” qui avait exprimé pour l’homme du besoin d’établir un lien sensible avec la Nature, régénératrice et source d’équilibre. Ce qui, au travers de cette conscience nouvelle, se concrétisa au siècle suivant par la naissance d’un mouvement romantique du retour à la Nature, propice à la méditation poétique et en rejet d’un environnement urbain. Ce sentiment, généré dans la littérature, avait gagné le monde des artistes, offrant une vision nouvelle de la Nature, décrite alors dans la peinture ou au travers de l’estampe, et qui permit l’essor d’un phénomène d’aujourd’hui : le tourisme en forêt.

Claude-François Denecourt
Lithographie par Hermann Raunheim (1858)
© Archives départementales de Seine & Marne

Et là, une autre parenthèse s’impose, car un personnage avait pris conscience de l’intérêt de la forêt en tant que site touristique. Pourtant, rien ne le prédisposait à s’y intéresser. Il s’agit de Claude-François Denecourt (1788-1875). Ancien militaire de l’armée napoléonienne, dans laquelle il s’était engagé en 1809, il fut nommé concierge d’une caserne de Fontainebleau, en 1832, avant d’être révoqué en raison de ses pensées républicaines.
C’est alors qu’il consacra quarante années de sa vie à cet environnement boisé pour le faire connaître au plus grand nombre. Il est l’auteur des premiers guides touristiques le concernant. L’Indicateur général de Seine-et-Marne du 6 juillet 1839 signale la parution du premier guide : « La forêt de Fontainebleau et le Guide du voyageur de M. Dennecourt (sic) signé E.J. ». Le chroniqueur Étienne Jamin décrit l’ouvrage en ces termes : « un livre d’autant plus intéressant qu’avec lui on peut parcourir la forêt de Fontainebleau sans craindre de se perdre au milieu de ces nombreuses sinuosités, expliquées par la nature du sol et les variations continuelles qu’on remarque sur toute sa surface. »

Denecourt dans la forêt – Lithographie d’Henri Walter (extrait)
In Guide Denecourt – À Fontainebleau, 8e édition, 1853
(Cl. Olivier Blaise – www.fontainebleau-photo.fr)

Dans la 16e édition de son Guide historique et descriptif, le « sylvain” Claude-François Denecourt écrit : « Mais surtout n’oubliez pas que la vaste forêt qui entoure Fontainebleau n’est rien moins […] qu’un immense et admirable pêle-mêle ; mais un pêle-mêle de monts et de rochers, de gorges sinueuses et profondes, d’antres et de cavernes ; pêle-mêle, qu’en déchirant la terre le déluge a si bien formé, si bien arrangé ! pêle-mêle que saint Louis appelait ses chers déserts, déserts, en effet, trois fois délicieux ! déserts aux mille sites variés, aux mille ravissants points de vue ! déserts dont l’aspect à la fois sauvage et éminemment pittoresque, vous saisit et vous charme dès que vous y pénétrez ! ». Et, après avoir évoqué les difficultés du travail réalisé, Denecourt de poursuivre : « Mais ceci importe peu aux curieux amateurs qui viennent pour explorer nos romantiques déserts, nos agrestes rochers, nos antiques futaies, nos chênes sacrés. L’essentiel, c’est de leur fournir les moyens de les parcourir facilement et très agréablement. Ces moyens consistent : Premièrement, dans la création de cent cinquante kilomètres de charmantes promenades, que j’ai tracées et fait ouvrir parmi les sites les plus pittoresques de la forêt, sites que je suis parvenu à rendre parfaitement accessibles aussi bien au pinceau de l’artiste qu’aux pas du promeneur. Et deuxièmement, dans la composition de cartes et d’itinéraires descriptifs indiquant ces promenades, et à l’aide desquels on peut s’y diriger comme si l’on y était conduit par la main.” [Le Palais et la forêt de Fontainebleau – Guide historique et descriptif – 16e édition (1856) – BnF Gallica]

L’extension du réseau de sentiers et leur entretien fut ensuite pris en main par un autre “sylvain” de la forêt, le constructeur des ponts et chaussées Charles Colinet (1838-1905) ; une action d’ailleurs poursuivie par son épouse après son décès.

“La Gorge aux loups, avec la plantation des pins” – Auguste Anastasi.
publiée dans L’Illustration, 1858
© Archives départementales de Seine & Marne

Et les artistes de partir à la découverte du décors somptueux de la forêt, comme ce peintre solitaire représenté par Auguste Anastasi (1820-1839), et que l’on voit installé avec son chevalet sur un rocher en bas à droite de la gravure.

Dans un article de la revue Seine & Marne Mag n°131, intitulé “Découverte : Les sentiers Denecourt”, il est précisé que le massif boisé, qui couvre 22.000 hectares et accueille aujourd’hui 11 millions de visiteurs chaque année, l’ONF comptabilise 500 km de sentiers de promenade balisés parmi lesquels les sentiers Denecourt qui couvrent 300 km. Au XIXe siècle, nombre d’artistes, peintres, graveurs ou lithographes puis photographes ont trouvé leur inspiration dans la découverte de cette forêt, et bien sûr des lieux environnants.

(à suivre)

Gérard Robin

Au cœur d’un festival

Château de Fontainebleau et affichette Japon
(Cl. Maïté Robin)

Piloté par la Direction générale des patrimoines au Ministère de la Culture, un grand festival est organisé chaque année par l’I.N.H.A. (Institut National d’Histoire de l’Art), établissement que l’on sait placé sous la double tutelle des ministères de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, et de la Culture ; il est destiné à la promotion de la recherche scientifique en histoire de l’art. Écrin de l’événement : le château de Fontainebleau, support du volet culturel et pédagogique du Festival, avec une programmation dédiée au grand public, aux familles et aux scolaires. Pour le 10e anniversaire de l’événement, l’Édition 2021 avait pour thème le plaisir, celui des sens et de l’esprit, dans toutes ses amplitudes, et pour invité d’honneur le Japon.
En avant-propos, la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, avait donné le ton : « L’histoire de l’art n’est pas une discipline réservée à quelques-uns. Grâce au Festival de l’histoire de l’art, qui attire un public toujours plus nombreux et diversifié, elle apparaît clairement comme un vecteur de connaissance, d’émancipation, d’ouverture et de plaisir, destinée à tous. Elle est aussi une porte ouverte sur d’autres cultures, d’autres époques et d’autres imaginaires. Elle invite à se couler dans le regard des autres sur le monde et offre la chance folle de la rencontre avec des chercheurs, des artistes, des architectes, tous absolument attachés à transmettre leurs savoirs et leur passion. »
Une manifestation qui, du 4 au 6 juin 2021, proposait près de 300 événements, sis en une quarantaine de lieux, avec nombre d’invités prestigieux, acteurs de l’histoire de l’art, historiens et artistes, des conférences, des débats et tables rondes, des projections, s’y ajoutant tout un périple sensoriel au pays du Soleil Levant. Tout cela en accès libre et gratuit, en présentiel ou en distantiel, un grand souffle d’apaisement après la période de confinement !

Quant à l’estampe, contemporaine et japonisante, elle était présente dans une programmation associée, où elle offrit au regard le talent d’invités notoires.
Tout d’abord, dans le salon d’honneur de l’hôtel de ville bellifontain, une exposition d’artistes japonais travaillant en France, montée par Anna Jeretic, professeure de gravure à l’Académie Comairas de Fontainebleau. Mises en valeur par un bel accrochage sur les cimaises, cinquante cinq œuvres, réparties non par le nom de leur auteur, mais par une correspondance visuelle ressentie par l’organisatrice, thème, couleur ou geste créateur. Une approche intéressante ! Certains noms nous sont familiers, pour les avoir exposés lors de notre biennale “Estamp’Art 77 2012, Floraison d’ailleurs”. Et de retrouver (ou découvrir) des “estampiers” comme, Akira Abé, Miyako Ito, Hiroe Katagiri, Akané Kirimura, Mika Shibu, Hiroko Yamamoto … Derrière plusieurs de ces artistes se devine la fréquentation de l’Atelier parisien “Contrepoint”, né de l’Atelier 17 cher à Stanley William Hayter (1901-1988), qui accueillit par le passé nombre d’artistes de renom… L’Atelier actuel, dirigé par Juan Valladares (1946-2019) puis par Hector Saunier, accueille aujourd’hui des artistes venant du monde entier, dont bien sûr du Japon.

Exposition Japon – Salon d’honneur de l’Hôtel de ville de Fontainebleau
(Cl. Gérard Robin)

Donc, une belle exposition, en accord avec le thème du Festival, pour laquelle je regretterai, – mais c’est une opinion toute personnelle -, qu’il n’y ait pas une représentation du principe général de l’estampe, et que la mention des techniques ne figure pas sous les œuvres. Cela pour aider le grand public à apprécier ce qu’il voit en découvrant les diverses techniques qui interviennent dans la création d’une image. Par contre la mention “plus” vient d’une hôtesse qui propose à l’arrivée, outre une feuille d’Anna Jeretic présentant les artistes, mais aussi une loupe pour apprécier la qualité du travail. Signalons enfin la présence de Yu Hirai qui, ajoutant à des linogravures, expose deux superbes photographies qui avoisinent deux livres d’artistes d’Akané en calligraphies.

Galerie L’Angélus – Mikio Watanabe
(Cl. Maïté Robin)

Ensuite dans la Galerie “L’Angélus, Séries” (34, Grande Rue – 77630 Barbizon), où le couple Hiam et Bachar Farhat accueille Mikio Watanabé, pour une exposition qui heureusement se prolongera jusqu’au 28 juin,
Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, ce dont je doute que cela soit possible, il est l’un des grands maîtres de la manière noire, gagnant sa notoriété au travers d‘une vision de la nature sans artifices, en une belle célébration du vivant, du corps de la femme au vol des insectes. Sensualité et légèreté se conjuguent avec bonheur dans des représentations poétiques où Mikio exprime sa quête au travers de ces mots, rapportés dans le programme du festival et sa plaquette d’exposition : « Je suis persuadé qu’au cœur de toutes les choses existant dans ce monde, il y a quelque chose de très simple et pur… Cette pureté est par essence puissance et beauté. » La vision des œuvres en cimaises est porteuse de cette pensée. Mais ce qui passionne aussi est la rencontre de l’artiste en présence de ses créations graphiques, et la découverte de l’homme de passion qu’il est, un état d’être qu’il semble toutefois peiner à dévoiler, tant la simplicité et la retenue le nimbent. Son visage, affable et souriant, bordé du gris de la chevelure flottante et de la barbe nous feraient presque penser à une personnalité de l’ukiyo-e… Je me plais à l’imaginer en un Hokusaï qui serait fou de gravure ! Bien sûr, il maîtrise à la perfection la “mezzotinto”, où il faut apprivoiser le cuivre-miroir, le cribler avec subtilité et douceur, le marquer sans l’agresser, lui faire révéler les nuances picturales de sa grénelure ouvragée ou modulée, ce mystère des confrontations du geste, de la matière et de l’âme. Avec au delà l’apposition de l’encre, en alchimie brutale avec le motif et les fibres amoureuses du papier, de l’interposition peut-être d’une couche de Japon, utilisée comme rarement, tout cela sous la pression décisive de la presse. Que de mystères dans ce voyage au bout du savoir-faire et de la révélation picturale !

Mikio y excelle, mais, comme tout voyageur, il se révèle aussi être dans une recherche permanente, ici, au-delà de la “manière” même, tout en la respectant dans son principe. Pour exprimer toutes les subtilités que lui dictent ou imposent les images qu’il croise dans son imaginaire fécond et exigeant. Cela, pourquoi pas au travers du détournement réfléchi d’un élément de l’action globale. Ce qu’il se plait à dévoiler aux amis… Mais il est vrai qu’il ne suffit pas de savoir, pour s’approprier la démarche et atteindre le résultat désiré… Dans ses mains, du grand art, tout simplement. Et que le temps passe vite avec un artiste de cette qualité ! Retenez cette présence Barbizonaise, en face de la maison atelier Jean-François Millet, intitulée : ”Mikio Watanabé, éphémère immortel”.

Gérard Robin

Paysage et estampe – 4

Millet, une personnalité marquante (suite)

C’est dans la peinture que Millet s’exprima le mieux, laissant surtout à d’autres le soin de traduire ses tableaux en estampes, mais il en grava lui-même quelques-unes. Dans ses propres gravures, il décrit les divers travaux paysans, à la ferme (“Cardeuse”, “Fileuse”, “Couseuse”, “Tricoteuse”, “Baratteuse”, “Paysan rentrant du fumier”…) ou aux champs (“Bêcheurs”, “Semeur”…) et dans les prés, s’attardant sur une “Bergère gardant son troupeau”, évoquant aussi la “Cueillette des haricots”, la “Récolte du sarrasin”, “Le Départ pour le travail”, “La Veillée” après le labeur… L’heure importante du paysan est celle du départ pour la journée de travail. Ici, on se lève à l’aube, et l’on rentrera tard, au jour finissant.

“Le Départ pour le travail” – eau-forte (1863) de Jean-François Millet
© The Trustees of the British Museum

Voici une eau-forte datant de 1863, imprimée avec de l’encre brune, inspirée et gravée d’après son huile sur toile intitulée “Le Départ pour le travail”, créé entre 1850 et 1851. Le tableau serait aujourd’hui dans une collection privée en Écosse, à Glasgow. Cette eau-forte avait été commandée par un groupe de collectionneurs – la Société des Dix –, au travers d’une souscription dont la condition est que la matrice soit leur copropriété et que les premiers tirages leur soient réservés. L’anecdote est que l’un des sociétaires, le critique d’art Philippe Burty (1830-1890), exigea, au reçu des dix épreuves, la destruction de la matrice, au motif que la rareté des tirages garantissait leur valeur. Ce que refusa Millet, avec le soutien des autres sociétaires, favorables à un tirage et une diffusion plus grands. La question se reposera plus tard pour une autre estampe commandée par Burty pour l’illustration par divers graveurs d’un livre d’artiste. Cette fois, Millet finira par céder : « J’ai donné mon consentement pour la destruction de la planche malgré mon désir de la garder… Entre nous, je trouve cette destruction de planche tout ce qu’il y a de plus brutal et de plus barbare. Je ne suis pas assez fort en combinaison commerciale pour comprendre à quoi cela aboutit, mais je sais bien que si Rembrandt et Ostade avaient fait chacun une de ces planches-là, elles seraient anéanties. » (d’après Jean-François Millet, l’œuvre gravé, – blog Orion en aéroplane – Johanna Daniel, alias Joh Peccadille).

On sait que, en 1880, la préconisation par Burty de la numérotation des épreuves s’imposa, nécessitant pour la planche, sinon de la détruire, de la rendre inutilisable après édition par un marquage significatif. Voici une autre gravure de Jean-François Millet, imprimée par Auguste Delâtre (1822-1907), représentant l’une de ses toiles les plus célèbres : “Les Glaneuses”, exposée lors du Salon de 1857.

“Les Glaneuses” de Jean-François Millet, Eau-forte (ca 1855/1856)
© The Trustees of the British Museum

C’est une représentation d’une apparente sérénité, très sobre dans sa composition qui, transposée en peinture, donnera une œuvre magistrale, dont on aurait pu attendre un succès immédiat. Cette œuvre fut en effet assez mal accueillie par la critique parisienne car jugée subversive. C’était sous le Second Empire et les esprits étaient plutôt conservateurs !

On y voit des femmes penchées sur la terre, scrutant le sol et ramassant des épis de blé oubliés pour améliorer la subsistance de leur famille, alors qu’en arrière-plan se devinent les meules imposantes de la moisson du fermier. En vérité le facteur primordial de la critique vint surtout de la taille de la toile : 83,5 cm x 110 cm. Le tableau eût été petit, sa présence serait passée inaperçue ! Mais là, il rivalisait avec les grandes représentations académiques alors en vogue dans les salons ! Le critique Paul de Saint-Victor ne fut pas particulièrement tendre avec Millet. Voici ce qu’il écrivit, rapporté par Alfred Sensier dans La vie et l’œuvre de Jean-François Millet (1881, source Gallica-BnF, page 179) : « Ses trois glaneuses ont des prétentions gigantesques : elles posent comme les trois Parques du paupérisme. Ce sont des épouvantails de haillons plantés dans un champ, et, comme les épouvantails, elles n’ont pas de visage : une coiffe de bure leur en tient lieu. M. Millet paraît croire que l’indigence de l’exécution convient aux peintures de la pauvreté : sa laideur est sans accent, sa grossièreté sans relief. Une teinte de cendre enveloppe les figures et le paysage ; le ciel est du même ton que le jupon des glaneuses ; il a l’aspect d’une grande loque tendue.
Ces pauvresses ne me touchent pas ; elles ont trop d’orgueil, elles trahissent trop visiblement la prétention de descendre des sibylles de Michel-Ange et de porter plus superbement leurs guenilles que les moissonneuses du Poussin ne portent leurs draperies. Sous prétexte qu’elles sont des symboles, elles se dispensent de couleur et de modelé. Ce n’est pas ainsi que je comprends les représentations de la misère, “chose sacrée”, dit le poète latin, — sacrée et naïve. L’art doit la peindre sans emphase, avec émotion et simplicité. Il me déplaît de voir Ruth et Noémi arpenter, comme les planches d’un théâtre, le champ de Booz. »

Alfred Sensier rapportera la réaction légitime d’Edmond About, dans Nos artistes au Salon de 1857 (page 103) : « Le tableau vous attire de loin par un air de grandeur et de sérénité. Je dirais presque qu’il s’annonce comme une peinture religieuse.
[…] Au fond de la toile, les moissonneurs bien nourris entassent les gerbes opulentes et la richesse du propriétaire. Sur le premier plan, trois glaneuses ramassent un à un les épis oubliés. Je ne crois pas cependant que M. Millet ait spéculé sur le contraste et voulu frapper les esprits par une antithèse déclamatoire. Il n’a pas suspendu aux épaules de ses paysannes ces haillons pathétiques que les Troyennes d’Euripide étalaient aux yeux des Achéens ; il ne leur a prêté ni les grimaces pitoyables de la pauvreté larmoyante ni les gestes menaçants de la misère envieuse : les trois femmes ne font appel ni à la charité ni à la haine : elles s’en vont, courbées sur les chaumes, et elles glanent leur pain miette à miette, comme elles grappilleront leur vin à l’automne, comme elles ramasseront leur bois en hiver, avec cette résignation active qui est la vertu des paysans. Elles ne sont ni fières ni honteuses ; si elles ont eu des malheurs, elles ne s’en vantent point ; si vous passiez près d’elles, elles ne se cacheraient pas la face ; elles empochent naturellement l’aumône du hasard qui leur est garantie par la loi. »

Les toiles de Millet qui suivirent ne seront plus sujet à polémique, telle “L’Angélus”, que nous avons vu dans l’article précédent, ou comme cette autre œuvre, vibrante de sérénité : “Bergère avec son troupeau”, une huile sur toile réalisée à la maturité de son art.

“La petite bergère”, d’après Jean-François Millet,
Eau-forte (1885) par Benjamin Damman
© The Trustees of the British Museum

Présentée au Salon de 1864, elle reçut un accueil chaleureux, jugée “tableau exquis” par les uns et “chef-d’œuvre” par les autres. Elle reçut une médaille, et l’État désira l’acquérir. Mais, commandée en 1863 par le marchand d’art Paul Tesse, elle n’entra dans les collections nationales que 45 ans plus tard, en 1909, grâce au legs d’Alfred Chauchard, qui avait acquis l’œuvre entre-temps.

Si vous passez par Barbizon, riche de nombreuses habitations d’artistes de cette époque, aujourd’hui privées, la maison-atelier de Jean-François Millet est à visiter. Hiam Farhat, sa gérante, précise qu’elle « n’a d’autre ambition que celle qui fait son charme : ouvrir au public l’endroit où a vécu et travaillé l’un des peintres français les plus illustres. Le peintre de l’Angélus y a vécu vingt-six années de sa vie (1849-1875). La plupart de ses chefs-d’œuvre ont été peints dans ce lieu. » Et de poursuivre : « Maison de mémoire et musée privé depuis 1923, l’authenticité du lieu est préservée. Cet endroit, qui a pratiquement conservé son apparence extérieure du XIXe siècle, conserve de nombreux objets du maître, quelques-uns de ses dessins et de ses gravures. Millet grava peu ; mais certaines œuvres gravées, par leur monumentalité, témoignent incontestablement du génie de l’artiste, par les puissants effets de clair-obscur, et cette simple grandeur que l’on retrouve dans son œuvre peint ». [Catalogue d’exposition : Impressions 2016 – L’esprit de Barbizon – Espace culturel Marc Jacquet – Barbizon]

Sans oublier, bien sûr, d’une part l’atelier de Théodore Rousseau, un lieu d’expositions temporaires évoquant soit la vie de l’artiste, soit celle d’artistes le plus souvent du XIXe siècle, en adéquation avec l’esprit de l’école de Barbizon ; et d’autre part cette auberge fameuse qui, au cœur du village, accueillit nombre de peintres : celle des Ganne, un couple déjà éclairé par l’art et ses acteurs. Le lieu, devenu depuis 1995 un musée, aujourd’hui départemental, restitue l’ambiance de l’époque, montre le décor évoquant la présence des artistes et offre à la visite une collection de peintures, dessins et estampes.

Le village en lui-même mérite qu’on s’y attarde, pour y découvrir ses diverses galeries, et se restaurer ou consommer dans ses sympathiques restaurants ou cafés. Bien sûr, dès que la fin des mesures anti-covid le permettra ! Signalons aussi que non loin de Barbizon, à Chailly-en-Bière, se trouve l’Auberge du Cheval Blanc, installée dans le bâtiment d’un ancien relais de poste aux chevaux dirigé par la famille de maîtres de poste Deslion, étape pour les voyageurs qui prenaient la grande route de Paris à Lyon. Devenue auberge sous la houlette de la famille Paillard, nombre d’artistes paysagistes y séjournèrent. Témoignage de cette présence, des peintures murales réalisées par les résidents ornent, en particulier, la salle du restaurant. En 1984, le lieu fut classé à l’inventaire des Monuments Historiques.

Cette halte barbizonnaise faite, nous continuerons la balade en prenant le chemin de la forêt de Bièvre, dite aujourd’hui de Fontainebleau.

(à suivre)

Gérard Robin