À propos de la Commune

Elle attend” (L’Alsace) 1871. gravure
(e
xtraite de « Les Damnés de la Commune » –
Film d’animation de Raphaël Meyssan)

 La Commune est une tragédie antique », écrit Cécile Mury, pour la présentation, dans Télérama (n°3714 du 17 mars 2021) du documentaire graphique : “Les Damnés de la Commune”, projeté sur Arte le 23 mars dernier (et encore visible sur Arte-TV ou sur Youtube). Elle met en bandeau : « De l’insurrection de 1871, Raphaël Meyssan avait déjà tiré une BD-fleuve. Après des années à récolter des milliers de gravures d’époque, il réalise un film d’animation prodigieux et incarné, qui nous entraîne dans cet épisode sanglant et longtemps occulté de notre histoire ». J’ai bien sûr regardé cette œuvre somptueuse, “documentaire historique“, “aventure graphique inédite“, “vaste rêve humaniste“, “tragédie immersive”. Et avec grand intérêt, j’y ai suivi Victorine Brochet, une jeune communarde, et vécu cet épisode au travers de son regard.  Mais le sujet n’est pas de raconter le film, ni de rapporter les propos de Cécile Mury, qui donnent l’éclairage de cette réalisation, il faut voir le film et en lire l’article afférent.

Un autre intérêt de cette œuvre cinématographique est la beauté des images, avec la mise en lumière du talent des artistes imagiers, par l’exploitation des gros plans, notamment de visages aux expressions captées et restituées par la gravure ou le dessin. C’est donc surtout un hommage à l’estampe ! Art qu’a sût utiliser avec brio Raphaël Meyssan.

D’où ma réflexion, centrée plus particulièrement sur la genèse de la gravure qui, en ce XIXe siècle, fréquentait la Presse. Celle d’une xylogravure pratiquée au burin et non à la gouge, la taille d’épargne sur bois de bout, à laquelle une grande proportion des œuvres utilisées pour le film semble appartenir.

Gravure sur bois debout

Son origine remonte au début du XVIIIe siècle. Celle-ci aurait été inventée à Constantinople, vers 1705, par un imprimeur graveur arménien, Grigor Marzwantsi (1660-1734), et sera utilisée pour la première fois en Angleterre par un graveur de Sheffield, Elisha Kirkall (1682-1742) : elle sera popularisée, près de 70 ans plus tard, par le graveur de Newcastle Thomas Bewick (1753-1828), en tant que technique d’illustration. La gravure sur bois de bout apparaîtra en France plus tard, au terme de la longue guerre (1793-1815) qui opposa notre pays en particulier à l’Angleterre, qui combattit son régime révolutionnaire, consulaire et impérial, jusqu’à la restauration des Bourbons. Cela se fera grâce à l’imprimeur Ambroise Firmin-Didot (1790-1876), qui fit appel pour son atelier en 1816 à des graveurs anglais, dont Charles Thompson (1789-1843), lequel importa la technique. Celle-ci s’imposera véritablement vers 1830.

Comme chacun le sait, le bois est ici scié en “tranches”, perpendiculairement à l’axe des fibres. Pour de grandes dimensions, il est découpé en cubes, qui sont assemblés par collage en mosaïque. On utilise des essences extrêmement dures et homogènes, comme le buis, qui permettent l’usage du burin et un rendu extrêmement fin du trait. C’est un progrès considérable par rapport au bois de fil, car il n’est plus nécessaire de se préoccuper du sens des fibres, et toutes les finesses peuvent être obtenues, comme sur le métal. Le gros avantage de cette technique fut son application à la Presse écrite, car elle permettait d’imprimer en même temps texte et gravure, ce que n’autorise pas la taille-douce, dont la presse à cylindre est tout à fait différente de la presse typographique. La spécificité de la gravure sur bois de bout, à partir de l’encrage de surface et de planches d’épaisseur définie, fera les beaux jours de l’illustration du journal et du livre.

Dès le début du XIXe siècle, l’image prend sa place, et le monde des “faiseurs d’images” s’organise pour faire face à la demande. La situation est telle que d’importants ateliers de gravure sont créés, où plusieurs dizaines de graveurs travaillent, spécialisés dans telle ou telle forme de rendus graphiques : personnages, ciels, mers, feuillages. Mais si le nom de l’illustrateur est généralement indiqué, celui du graveur est souvent omis, en particulier pour ce qui touche la Presse.

Atelier des Graveurs de l’Illustration pendant le jour (1844)
(Cl. « Les Nouvelles de l’Estampe », n° 203-4, 12/2005 – BnF)

C’est en ce siècle que le développement de la Presse trouva une formidable accélération – 45 journaux paraissaient en 1812, 440 en 1845 – cela, en particulier pour les magazines illustrés. Une illustration au départ dans les années 1830, à visée éducative ou encyclopédique, et ensuite, dans la presse quotidienne dans les années 1890, à visée événementielle. La presse illustrée avait pris naissance en Angleterre, avec la publication, à Londres, en 1832, du Penny Magazine, hebdomadaire de 8 pages, au prix de 1 penny, créé par l’éditeur Charles Knight pour The Society for the diffusion of Useful Knowledge ; publié chaque samedi, de 1832 à 1845, il atteindra, en treize années de publication, la diffusion, – énorme pour l’époque -, de 160.000 à 200.000 exemplaires. Puis en France, il y eut Le Magasin Pittoresque, – pour lequel l’éditeur Édouard Charton reprit la formule du magasine anglais en janvier 1833 -, et qui passa en un an de 60.000 à 100.000 exemplaires.
Suivirent d’autres revues périodiques et diverses publications comme Le Musée des familles, L’Univers illustré, Le Journal illustré (au prix modique et accessible au plus grand nombre), ou encore L’Illustration, dont la formule est empruntée à L’Illustrated London News, et qui restera longtemps l’hebdomadaire d’actualité par excellence, mais réservé, de par son prix (75 centimes) et son format (grand inquarto), à un public plus restreint.

Cela dit, l’actualité réclame une illustration qui évoque l’événement, et l’époque n’en manque pas. C’est la guerre franco-prussienne qui monopolise les intérêts puis, rapidement, la révolte des fédérés de la Commune de Paris… Des heures dramatiques, de combats, de bombardements, de répressions et de drames, pour lesquels la gravure est là, omniprésente. Évocatrice d’événements qui forment la trame du film, et qui virent la chute de l’Empire au profit de la République.

“La Commune : Incendie du Ministère des Finances, rue de Rivoli”
Dessin  / Gravure : anonyme « L’Univers illustré » n° 854 – 05/08/1871

Gravure ou photographie

Une parenthèse s’impose car un fait nouveau est intervenu en juillet 1839 : la naissance de la “photographie” (du nom donné plus tard par Hercule Florence, créateur avant Fox Talbot d’un procédé négatif-positif).
Le nom de l’inventeur est Nicéphore Niepce (1765-1833). Lequel collabora ensuite avec Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851), qui s’appropria le procédé en l’améliorant et en le nommant daguerréotypie. Cela fera l’objet d’une communication devant l’Académie des Sciences, à Paris, par le physicien Jean François Dominique Arago.

L’invention, bientôt mature, allait bouleverser le paysage de l’estampe, même si, dans un premier temps, elle l’alimentera et en justifiera l’intérêt. Cependant le processus de discrédit de la gravure, en tant que technique de reproduction, était en marche. En 1871, la photographie participa au reportage sur le vif des événements qui secouèrent la France. La Commune de Paris, – avec près de 1.790 clichés pris durant les quatre mois d’affrontements – est, avec la Guerre de Sécession aux États-Unis (1860-1865), couverte par Matthiew B. Brady avec plus de 7.000 clichés, l’un des premiers cas d’une production industrielle d’images photographiques générées par un événement historique.

Mais ce reportage était difficile, pour deux raisons :  la faible sensibilité des émulsions photosensibles et l’encombrement et la lourdeur de l’appareillage photographique, s’il ne fallait pas, de surcroît, une voiture laboratoire pour pouvoir préparer des émulsions fraîches de meilleure sensibilité.

Depuis 1851, on utilisait la technique du collodion humide dont la finesse de grain aujourd’hui encore, reste inégalable, mais dont la sensibilité à la lumière était réduite. Selon la préparation des plaques, humides ou sèches, et la lumière extérieure, le temps de pose pouvait varier de quelques secondes à plus de 30 secondes. D’où le silhouettage fantomatique des personnages en action.
Pour ces raisons, on ne pouvait qu’obtenir des vues nettes de lieux statiques, lesquelles servaient alors d’images de base à la création de gravures où étaient intégrés, grâce à la créativité des graveurs, tout ce qui était mouvement.

Et l’on utilisera la gravure tant qu’on ne saura pas imprimer une photographie. C’est alors un autre grand combat qui se précisa : photogravure contre gravure. L’histoire est féconde en recherches pour obtenir l’impression de l’image photographique. Finalement, la solution vint de la mise au point, en 1878, par Charles-Guillaume Petit, de la similigravure.

Le principe en est l’interposition d’un réseau tramé entre la plaque de verre photographique et une plaque de métal photosensible, permettant de transformer les demi-teintes en une série de points au trait, de forme et de surface variables, et capable de restituer l’impression des nuances de ces demi-teintes. Avec cette difficulté supplémentaire d’obtenir une matrice en relief (et non pas en creux) pour se marier avec l’impression typographique.
Le procédé de Petit ne sera pas, dans cette version, industrialisé. Cependant, cette invention fera perdre à la gravure en bois de bout sa place prépondérante dans les techniques de l’illustration

La similigravure ne s’imposa que lors de l’Exposition universelle de 1900, et il faudra attendre une dizaine d’années pour que la Presse quotidienne s’en empare et utilise la photographie pour son illustration : ainsi l’Excelsior, dont la signification du titre est “toujours plus haut”, et qui, lancé le 16 novembre 1910 par le journaliste Pierre Lafitte (1872-1938), sera le premier journal à privilégier l’illustration photographique dans le traitement de l’information, ce qui en fait le pionnier du photojournalisme ; il s’arrêtera en juin 1940. Aujourd’hui, c’est sous le terme de photogravure, qu’elle est utilisée pour imprimer en offset l’image photographique noir & blanc, ou couleur au travers de plusieurs plaques dites de sélection : la quadrichromie.

Mais retenons que 1878 serait la date-clé qui a marqué la fin symbolique de la gravure d’illustration et, par voie de conséquence, la naissance de la gravure originale.

Gérard Robin


Paysage et estampe – 3

Millet, une personnalité marquante

Artiste d’exception et personnage éminent de l’École de Barbizon : Jean-François Millet (1812-1867), qui habita Grande Rue, aux n° 27-29, près de chez Jacque et de Díaz de La Peña, que nous évoquerons plus tard.

“Millet devant son atelier”, eau-forte de Frédéric Jacque
(Cl. © Maison-Atelier J.-F. Millet, Barbizon)

Le voici devant son atelier, gravé plus tard à l’eau-forte, en 1881, par Frédéric Jacque (1859-1931), l’un des deux fils de Charles. Avant d’aller plus avant, une petite remarque. Aux apports techniques qui avaient favorisé le développement de ce qui fut appelé l’École de Barbizon : pigments à l’huile en tube pour la peinture et encre en pots pour l’impression des estampes, il s’y ajoute pour la gravure le travail à l’eau-forte de la planche métallique. Cette manière n’était pas nouvelle, mais correspondait à une véritable liberté du dessin, impossible avec le burin, puisque la pointe, maniée tel un crayon, traçait le motif dans le vernis sans toucher au métal, qui subissait ensuite la morsure d’un mordant dans ses parties mises au jour.

Mais revenons à Millet. Né le 4 octobre 1814 à Gréville, dans le pays de La Hague en Normandie, sa jeunesse fut marquée par la vie paysanne. Ne fut-il pas, jusqu’en 1834, au sein de la ferme familiale, berger puis laboureur ? De là, vraisemblablement, une sensibilité aiguë pour cet environnement rural et, bien sûr, ses acteurs. Un cadre qu’il mit en scène dans nombre de représentations picturales, s’étant formé à la peinture à Cherbourg auprès de personnalités de cet art, comme Paul Dumouchel et Théophile Langlois de Chèvreville. Puis en 1837, Millet, ayant rejoint la capitale, fit une formation à l’École des beaux-arts, dans l’atelier du peintre Paul Delaroche..

C’est donc quelques années plus tard qu’on le retrouve à Barbizon. Hiam Farhat, responsable du Musée Maison-atelier Millet, un lieu toujours habité par la “présence du peintre”, résume ainsi son arrivée et son séjour à Barbizon. « En 1849, Millet, sa compagne Catherine Lemaire et leurs trois enfants quittent Paris avec la famille Jacque pour chercher refuge à l’orée de la forêt de Fontainebleau, à Barbizon, petit hameau de la plaine de Chailly, où des peintres venaient déjà travailler “sur le motif”. Parti pour quelques semaines pour fuir l’épidémie de choléra, il y reste jusqu’à la fin de sa vie.Dans ce hameau de bûcherons et de pauvres laboureurs, il vit entre son atelier et son potager et y élève ses neufs enfants. Très affaibli, il meurt le 20 janvier 1875. » [Catalogue d’exposition : Impressions 2016 – L’esprit de Barbizon – Espace culturel Marc Jacquet – Barbizon] Il est enterré dans le cimetière communal, c’est-à-dire celui de Chailly-en-Bière, dont Barbizon n’est alors qu’un hameau ; il le restera jusqu’en 1903.

Prenant son inspiration dans l’environnement rural de Chailly, s’attachant à décrire la vie agricole et ses acteurs, il aura une grande influence sur des impressionnistes comme Claude Monet (1840-1926), Camille Pissarro (1830-1903), Alfred Sisley (1839-1899), et surtout Vincent Van Gogh (1853-1890), qui a interprété certaines de ses scènes rurales. Millet, c’est la célébration de la personne paysanne et de sa noblesse dans les gestes du quotidien ; c’est aussi une tendresse pour sa dépendance aux travaux agraires et pour sa dignité. À l’opposé de celui de la société urbaine et industrielle.

“Millet dans son atelier”, eau-forte de Frédéric Jacque
(Cl. © Maison-Atelier J.-F. Millet, Barbizon)

Nous le découvrons ici dans son atelier, « aquaforté » par Frédéric Jacque en 1881, alors qu’il dessine et peint sur le vif la paysanne en prière de son célèbre tableau intitulé “L’Angélus”. Et Hiam Farhat d’ajouter : « Dans son atelier, resté dans l’état où sa veuve et les héritiers de son propriétaire l’ont laissé, vous êtes surpris par l’impalpable présence du peintre : la lumière même de ses tableaux. Car Millet peignait en atelier des scènes qu’il recomposait à partir de souvenirs, d’observations et de croquis, de mannequins habillés ou, le plus souvent, de modèles vivants. Il aimait, pour les rendre immuables, arrêter les gestes de l’homme au travail et, pour leur donner une portée universelle, ‘’ silhouetter ses personnages ‘’. » [Catalogue d’exposition : Impressions 2016 – L’esprit de Barbizon – Espace culturel Marc Jacquet – Barbizon]

Contrairement à nombre de peintres de Barbizon, dont les œuvres furent souvent reprises en gravure par des graveurs professionnels, Millet s’adonna aussi à la création d’estampes, bien que d’une manière moindre, en particulier au travers de l’eau-forte, qu’il accompagna parfois de pointe sèche et d’aquatinte. On lui doit une vingtaine d’eaux-fortes, cinq xylographies (en bois de fil), huit lithographies dont cinq réalisées en collaboration avec Karl Bodmer, et deux clichés-verre.

Voici cette huile sur toile fameuse : “L’Angélus”, que Millet peignit entre 1857 et 1859, où un couple de paysans est en prière dans un champ de la plaine de Bière, avec en arrière-plan le clocher de l’église Saint-Paul de Chailly-en-Bière. Maintes fois reproduite en gravure, en voici une, gravée à l’eau-forte en 1855 ou 1856 par Frédéric Jacque.

“L’Angélus”, eau-forte de Frédéric Jacque
(Cl. © Maison-Atelier J.-F. Millet, Barbizon)

Expression sensible de la piété paysanne, l’œuvre deviendra mondialement célèbre. Elle appartiendra à divers propriétaires successifs, sa cote s’amplifiant, et faillit devenir la propriété de musées américains. Finalement, elle sera achetée (750 000 francs-or) par le collectionneur Alfred Chauchard, directeur des Grands magasins du Louvre, qui en fera legs à l’État, en 1909, à son décès. D’abord attribuée au musée du Louvre, elle sera transférée au musée d’Orsay lors de sa création en 1986. C’est une représentation qui sera plus tard souvent copiée ou réinterprétée par des artistes, comme Salvador Dalí, et surtout maintes fois reproduite sur des supports divers, – des calendriers postaux à des canevas ou à des panneaux de meubles…

À noter qu’encore aujourd’hui, à l’Atelier-Musée Millet, on peut trouver des épreuves tirées à partir de la plaque originelle par les Ateliers Moret, de Paris.
(à suivre)

Gérard Robin

Paysage et estampe – 2

Carte de la région de Fontainebleau d’Arthur Heseltine
(Cl. Collection privée)

En frontispice de chaque épisode de mon propos, voici la carte de la région que nous allons visiter. Elle est extraite d’un album de gravures dues à un Anglais, Arthur Helseltine, qui vécut à Marlotte, un hameau Seine-et-Marnais, aujourd’hui devenu Bourron-Marlotte.

Ce qui nous amène à faire une petite parenthèse relative à la gravure, car celle-ci eut par le passé un rôle important dans divers domaines d’utilité publique, en particulier celui de la cartographie. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la première carte générale du royaume de France, restituant avec finesse le paysage naturel et construit, sera réalisée pour répondre à des fins d’organisation administrative du pays. Voulue par le roi Louis XVI, elle sera établie par la famille de cartographes Cassiny de Thury. Pour ce faire, le travail fut basé sur le relevé par triangulation des marins et navigateurs, la meilleure technique de l’époque. Malgré des imperfections, le résultat est remarquable et servira de modèle jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant d’être remplacé par les cartes dites d’état-major.

Le présent schéma, établi par Heseltine, n’a pour seule ambition que d’indiquer succinctement la localisation des lieux qu’il a lui-même gravés ou qui furent représentés par les artistes dits de l’École de Barbizon.

Barbizon, pôle de rayonnement artistique

Barbizon n’était alors qu’un simple hameau de bûcherons et de paysans du Pays de Bière, mais qui avait deux avantages : le premier, de se trouver à proximité de Paris, dans la grande plaine agricole de Chailly (Chailly-en-Bière), à l’orée de la forêt de Fontainebleau, dans une région pittoresque aux paysages contrastés et divers, avec ses vallonnements, son arborescence et ses rochers, ses cours d’eau, comme la Seine et le Loing, et parsemée de villages ; le second, d’être facilement accessible de la capitale, d’abord par la diligence, jusqu’à Chailly, où L’Auberge du Cheval Blanc est alors un relais de poste ; ensuite, dès 1849, par le chemin de fer, qui desservit Melun et Fontainebleau, mettant le village à une dizaine de kilomètres à pied, avant qu’un petit train ne soit créé en 1899 (par la TSSM, Société du Tramway Sud de Seine-et-Marne), de Melun au terminus barbizonnais de l’Hôtel de la Forêt.

Ainsi Barbizon devint-il, entre 1825 et 1860, un vaste atelier de peinture, un centre d’attraction artistique, qui perdura jusqu’en 1875, accueillant, grâce notamment à l’Auberge Ganne, des artistes-peintres de toutes nationalités. Le lieu et les environs les fascinaient, et étaient une source d’inspiration originale, pour beaucoup nouvelle, et sans cesse renouvelée. Il est vraisemblable que, pour ces artistes, la campagne apparaît comme une sorte de refuge et de vérité par rapport à une vie citadine par certains côtés artificielle… Il n’y a rien de factice ici : tout est réel, sous l’incidence des saisons, la végétation, les récoltes, le labeur des paysans et des paysannes, leurs joies simples et leurs difficultés de vie.

“Chaumière de paysans” – eau-forte (1845) de Charles Jacque
(Cl. New York Public Library

Et puis, pour séduire plus particulièrement les peintres, il y a la beauté donnée par la lumière à chaque heure de la journée, que le vent anime, que la pluie dramatise.

Une invitation à travailler sur le motif. Cela, tant pour le peintre que pour le graveur. Mais, pour le premier, une nouveauté déterminante allait apparaître et faciliter le travail d’après nature. Ce fut l’invention, en 1841, par le peintre américain John Coffe Rand (1801-1873) d’un tube en étain avec pince, pour conserver les préparations de peintures à l’huile. En 1859, Alexandre Lefranc (1830-1894) commercialisa un tube à fermeture hermétique, à l’aide d’un bouchon à pas de vis. L’innovation, qui évitait désormais le labeur fastidieux en atelier du broyage des pigments et de leur mélange avec le liant, eut donc une incidence majeure dans la manière de peindre, et favorisa le travail sur le motif souhaité par les peintres paysagistes.

Quant à la gravure, un facteur lui donna aussi une autonomie par rapport à l’atelier d’imprimerie taille-doucière, chez qui il fallait nécessairement passer. Longtemps, l’encre fut une préparation qui y était tenue secrète, à la discrétion de « faiseurs d’encre ». Il en fut ainsi jusqu’en 1818, où Pierre Lorilleux (1788-1865), alors pressier à l’Imprimerie Royale, commença à industrialiser la fabrication des encres, son fils, Charles (1827-1893), la développant ensuite… Un artiste possédant une presse à taille-douce pouvait ainsi facilement imprimer les différents « états » de son travail (avant le BAT (bon à tirer) pour une édition éventuelle).

Cela rendit plus aisé le travail d’interprétation des graveurs spécialisés dans la reproduction des œuvres peintes. Dans sa fonction première, la gravure visait à diffuser celles-ci pour les faire connaître, mais cela conduisit bien d’autres artistes, – et ils furent nombreux –, à utiliser l’estampe comme un véritable moyen d’expression.

“Le Labourage” – eau-forte et burin (1864) de Charles Jacque
(Cl. British Museum)

Auteur des deux eaux-fortes présentées ici, la “Chaumière de paysans” (état 2) et “Le Labourage”, le graveur Charles Émile Jacque (1813-1894), (qui habita Grande rue au n°24), fut, après une période de gravure d’interprétation d’après les maîtres hollandais, un véritable artisan de la gravure originale, s’inspirant de cet environnement rural et s’attachant à décrire la vie agricole locale et ses acteurs, cela sur près de 600 gravures. Des évocations réalistes pleines de sensibilité. Il fut l’un des éléments de ce foyer d’artistes créateurs, qui «se voulaient portraitistes de la nature avant d’être les chantres de la campagne»*. *(Dictionnaire de la Peinture, École de Barbizon, Larousse). Il en reste aujourd’hui un témoignage global, gravé ou peint, d’une force incontestable.

“Le Soir”, par Félix Bracquemond, d’après Théodore Rousseau
(Cl. The New York Public Library)

Ainsi cette vision pastorale du peintre Théodore Rousseau (1812-1867), “Le Soir”, transcrite à l’eau-forte et pointe-sèche (état 6) par Félix Bracquemond (1833-1914). Rappelons que ce dernier fut à la base de la création de la Société des Aquafortistes, fondée en 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre. C’est un spécialiste de cette “manière” de gravure, qui engagera vraisemblablement des artistes comme Jean-Baptiste Corot, Edgar Degas, Édouard Manet, Jean-François Millet ou Camille Pissarro à la pratiquer.

Quant à Rousseau, dont on ne connaîtrait que trois eaux-fortes personnelles, il est l’artiste-peintre qui fut sans doute le plus fidèle de la région de Barbizon (il habita Grande rue, au n° 55). S’il fut un temps le “grand refusé” des salons parisiens, car puriste de la représentation paysagère, ses huiles furent finalement appréciées, et se trouvèrent souvent reproduites en gravure. Les artistes qui marquèrent de leur talent ce que l’on appellera l’École de Barbizon furent nombreux. Nous en découvrirons quelques-uns, au travers de l’estampe, au fil de notre balade en Seine-et-Marne.
(à suivre…)

Gérard Robin