Au signataire inconnu

Il est parfois des estampes en déshérence. Elles se dénichent au hasard d’un vide-greniers ou d’une brocante foraine estivale dans les bric-à-brac proposés aux chalands. Le hasard est quelquefois somptueux, entre deux vieux papiers peuvent surgir quelques Rembrandt ou Piranèse ignorés du tenancier de l’étal. Ou bien, moins prestigieuses, des images qui captent au premier regard l’intérêt mais dont le signataire est effacé ou peu connu. Comment sont-elles parvenues là ? Personne ne le sait et surtout pas celui qui les propose avec indifférence aux passants. Si elles plaisent, sans trop en faire la démonstration ni éveiller la curiosité, on peut alors se les procurer pour quelque menue monnaie. Affaires conclues rapidement et sans se retourner on peut vaquer à d’autres étals. Cette estampe-ci est issue de cette déshérence.

Il s’agit d’une estampe contrecollée sur un méchant carton. Son papier de 30×22,2 cm a subi dans ses marges les outrages du temps qui passe et demanderait une restauration adéquate. Heureusement, l’image de 19,2×14 cm a été préservée. Tout autour, on devine encore, à 0,4 cm au-delà de celle-ci, la cuvette laissée par la matrice aux coins arrondis. Grâce au compte-fils, on peut affirmer que cette taille-douce a été rehaussée de couleurs transparentes, à l’aquarelle sans doute, sur les traits noirs d’une gravure à l’eau-forte après le tirage. On pourrait situer son exécution entre les dernières années du XIXe siècle et le mitan du XXe. Son ciel est sombre, gris, plombé comme celui qui précède une chute de neige. Pourtant, à l’horizon, une bande orangée laisserait deviner une aube ou un crépuscule. Trois bâtisses dont les toits s’alourdissent d’une neige récente sont regroupées autour d’un plan d’eau et occupent le centre de l’estampe. La principale bée dans son mur de fondation en pierres, une arche en plein cintre au raz du niveau de l’onde, l’avaloir d’un moulin sans aucun doute. Deux petites lucarnes et une cheminée ponctuent son toit blanc partiellement délabré. Plus en avant à gauche, une grange en pans de bois à claire-voie s’élève contre un mur pignon percé d’une baie et d’une arche semblable à l’autre. A droite, un sombre appentis s’enfonce dans la neige. Quelques arbres déplumés ajoutent à la tristesse du moment. Près de l’horizon à gauche, un alignement d’arbres semble souligner le seul chemin d’accès. Sur l’avant-plan à gauche, une barrière de bois protège la berge. De l’autre côté, sous un saule têtard, un rang de neige s’aligne près du bord sur la surface brillante de l’eau apparemment glacée. L’hiver est là et bien là.

Près de la cuvette, en belles anglaises cursives tracées au crayon figure à gauche un titre : «  L’hiver en Champagne » et à droite une signature très lisible : « Leroy ». Il s’agit sans doute là d’un unicum car ne figure à leur côté ni aucun chiffre, ni aucune fraction, ni aucune date. Qui était-il donc ce Leroy ? Un Champenois ? Peut-être pas. Hélas, aucune recherche diligentée auprès de toutes les bases de données disponibles sur Internet n’a permis d’en retrouver sa trace, même en comparant la manière de cette estampe avec celles des images disponibles dans les dites. Hommage donc au signataire inconnu de cette très belle image toute empreinte d’une saine et fraîche mélancolie.

Claude Bureau

Signatures comme œuvre

En pratique, la signature d’une estampe se matérialise même aujourd’hui de diverses manières dont il serait trop fastidieux d’établir le catalogue exhaustif. Certaines manières occupent majoritairement le devant de la scène. D’autres sont d’un usage plus confidentiel. Si la principale fonction de la signature marque, authentifie, identifie, certifie, légitime, estampille, justifie, garantie ou approprie1 – qu’importe le vocabulaire employé – l’estampe à son créateur, ce signe de propriété ne se revendique pas comme œuvre mais comme une de ses parties accessoires. Quoique maints exemples historiques ou contemporains pourraient être cités où l’artiste la fait valoir comme partie intégrante de l’œuvre : du monogramme de Dürer en passant par les calligraphies de Pierre-Yves Trémois ou de Bernard Buffet. Cependant, vouloir l’ériger comme une œuvre en soi reste une démarche singulière et originale.

Ce défi a été néanmoins proposé aux vingt-deux artistes2 de l’exposition « La taille d’épargne : métamorphose du vide », présentée à La Celle Saint-Cloud (78) au début 2019 par l’association « Graver Maintenant ». Il s’agissait de créer une œuvre collective à partir de la signature de chacun des exposants. Voici les contraintes oulipiennes de cette œuvre : estampes signatures gravées et imprimées en taille d’épargne au coup de planche en format à l’italienne de 15×30 cm pour être encadrées dans des boîtes américaines identiques. Ces vingt-deux boîtes furent ensuite rassemblées en un polyptyque3 vertical pour être accroché pendant toute la durée de l’exposition. Il n’était pas précisé si ces « estampes-signatures » devaient être contresignées ou pas. Ainsi fut-il fait et les visiteurs de l’exposition qui faisaient preuve de curiosité, pouvaient essayer de distinguer sur ce polyptyque la main de chacun des artistes exposants.

Claude Bureau

1Ce verbe est à prendre ici dans le sens symbolique développé par Michel Serres dans son essai « Le Mal propre- Polluer pour s’approprier », publié aux éditions « Le Pommier », et dont Maxime Préaud étend l’application à l’estampe dans une de ses remarques orales favorites à qui veut bien l’entendre : « Il est regrettable que la plupart des graveurs ou stampassins salopent leurs beaux tirages en gribouillant au crayon, quelquefois même allant jusqu’à empiéter sur l’image, la justification du tirage, le titre (souvent avec une faute d’orthographe) et la même signature illisible qu’ils mettent au bas de leurs chèques. Si bien que, sauf à être des génies dont on reconnaît immédiatement la main, le public et même les amateurs sont incapables de dire quel est cet artiste dont on ne peut lire le nom. »
2 – D. Aliadière, M. Atman, I. Béraut , L. Blauth, A. Augusto Bueno, R. Burdeos , C. Bureau, A. Cazalis, M.-N. Deverre, J. Dumont, S. Domont, É. Fourmestraux, D. Héraud, T. Joseph, J. Mélique, D. Moindraut, A. Paulus, B. Pazot, Z. Rajaona, A. Sartori, P. Simonet et J. Villeroux.
3 – Dont la photographie sert à l’illustration de tête de cet écho et au débat ouvert sur la signature de l’estampe.

Nota bene : ce nouvel écho n’épuise pas le sujet traité : la signature de l’estampe. Faites-nous part de vos réflexions ou de vos témoignages à ce propos. Le magazine se fera un plaisir de les publier. Comment faire ? Voir ici. La rédaction.

Les « Nouvelles… »

Depuis 2018, les responsables des « Nouvelles de l’estampe » ont abandonné le papier comme support imprimé et décidé de les fixer exclusivement sur le réseau Internet. Ceci peut sembler paradoxal mais le faible nombre d’abonnés, le peu de recettes publicitaires et le coût de la reproduction des images avaient alors creusé le déficit de la revue malgré le soutien que lui apportait la BnF. Ils expliquèrent ainsi le bien fondé de cette décision. Le numéro 261 de la revue, dernier numéro imprimé sur papier, avait d’ailleurs publié sur sa première de couverture la reproduction d’une très belle vanité gravée.

Fondée en 1963, Jean Adhémar, directeur du Cabinet des estampes de la BN, expliquait : «  …je me trouvais en possession de toutes les informations possibles, et celles concernant mon métier, mon intérêt le plus grand, ne me servaient à rien. C’est alors que j’eus l’idée des Nouvelles, sorte de bulletin de liaison. Je me décidai donc à le publier sous l’égide du Comité national de la gravure, où je trouvai un appui moral important mais un appui financier nul. Je sortis donc de ma propre autorité et avec quelques menus prodiges d’ingéniosité une revue envoyée gratuitement, douze numéros par an. » En 1971, Michel Melot la transforme en une véritable revue bimestrielle imprimée, ensuite Gérard Sourd étoffe sa table annuelle avec des numéros thématiques et, en 2010, Rémy Mathis lui donne avec quatre numéros par an et des tirés à part le visage qu’elle avait avant sa transmutation sur Internet en 2019.

En 2019, l’impression sur papier abandonnée, les « Nouvelles de l’estampe » sont donc mises en ligne sur le portail internet « Journals OpenEdition » qui publie des revues universitaires et scientifiques. On peut alors retrouver en libre accès ses numéros publiés de 2009 à aujourd’hui. Les numéros antérieurs restant quant à eux disponibles dans la base de données « Gallica » de la BnF. Depuis 2019, six numéros de sa nouvelle formule sont consultables sur le portail Internet : « Journals OpenEdition ». Le dernier numéro paru en ligne, le n° 267 – printemps 2022, est essentiellement consacré au compte rendu de la journée d’étude qui se déroula le 21 juin 2021 à l’INHA de Paris et dont le thème était : « L’estampe, un medium coopératif : graveurs, imprimeurs, éditeurs entre 1890 et 1930 ». Thème qu’on pourrait décliner en France à notre époque où la population des trois acteurs cités tend à diverger considérablement et celle des deux derniers à se réduire comme peau de chagrin. On peut cependant aussi y lire quelques articles consacrés à l’estampe d’aujourd’hui. La revue « Nouvelles de l’estampe » est donc toujours et dorénavant disponible en libre accès à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/estampe/

Claude Bureau