Paysage et estampe – 4

Millet, une personnalité marquante (suite)

C’est dans la peinture que Millet s’exprima le mieux, laissant surtout à d’autres le soin de traduire ses tableaux en estampes, mais il en grava lui-même quelques-unes. Dans ses propres gravures, il décrit les divers travaux paysans, à la ferme (“Cardeuse”, “Fileuse”, “Couseuse”, “Tricoteuse”, “Baratteuse”, “Paysan rentrant du fumier”…) ou aux champs (“Bêcheurs”, “Semeur”…) et dans les prés, s’attardant sur une “Bergère gardant son troupeau”, évoquant aussi la “Cueillette des haricots”, la “Récolte du sarrasin”, “Le Départ pour le travail”, “La Veillée” après le labeur… L’heure importante du paysan est celle du départ pour la journée de travail. Ici, on se lève à l’aube, et l’on rentrera tard, au jour finissant.

“Le Départ pour le travail” – eau-forte (1863) de Jean-François Millet
© The Trustees of the British Museum

Voici une eau-forte datant de 1863, imprimée avec de l’encre brune, inspirée et gravée d’après son huile sur toile intitulée “Le Départ pour le travail”, créé entre 1850 et 1851. Le tableau serait aujourd’hui dans une collection privée en Écosse, à Glasgow. Cette eau-forte avait été commandée par un groupe de collectionneurs – la Société des Dix –, au travers d’une souscription dont la condition est que la matrice soit leur copropriété et que les premiers tirages leur soient réservés. L’anecdote est que l’un des sociétaires, le critique d’art Philippe Burty (1830-1890), exigea, au reçu des dix épreuves, la destruction de la matrice, au motif que la rareté des tirages garantissait leur valeur. Ce que refusa Millet, avec le soutien des autres sociétaires, favorables à un tirage et une diffusion plus grands. La question se reposera plus tard pour une autre estampe commandée par Burty pour l’illustration par divers graveurs d’un livre d’artiste. Cette fois, Millet finira par céder : « J’ai donné mon consentement pour la destruction de la planche malgré mon désir de la garder… Entre nous, je trouve cette destruction de planche tout ce qu’il y a de plus brutal et de plus barbare. Je ne suis pas assez fort en combinaison commerciale pour comprendre à quoi cela aboutit, mais je sais bien que si Rembrandt et Ostade avaient fait chacun une de ces planches-là, elles seraient anéanties. » (d’après Jean-François Millet, l’œuvre gravé, – blog Orion en aéroplane – Johanna Daniel, alias Joh Peccadille).

On sait que, en 1880, la préconisation par Burty de la numérotation des épreuves s’imposa, nécessitant pour la planche, sinon de la détruire, de la rendre inutilisable après édition par un marquage significatif. Voici une autre gravure de Jean-François Millet, imprimée par Auguste Delâtre (1822-1907), représentant l’une de ses toiles les plus célèbres : “Les Glaneuses”, exposée lors du Salon de 1857.

“Les Glaneuses” de Jean-François Millet, Eau-forte (ca 1855/1856)
© The Trustees of the British Museum

C’est une représentation d’une apparente sérénité, très sobre dans sa composition qui, transposée en peinture, donnera une œuvre magistrale, dont on aurait pu attendre un succès immédiat. Cette œuvre fut en effet assez mal accueillie par la critique parisienne car jugée subversive. C’était sous le Second Empire et les esprits étaient plutôt conservateurs !

On y voit des femmes penchées sur la terre, scrutant le sol et ramassant des épis de blé oubliés pour améliorer la subsistance de leur famille, alors qu’en arrière-plan se devinent les meules imposantes de la moisson du fermier. En vérité le facteur primordial de la critique vint surtout de la taille de la toile : 83,5 cm x 110 cm. Le tableau eût été petit, sa présence serait passée inaperçue ! Mais là, il rivalisait avec les grandes représentations académiques alors en vogue dans les salons ! Le critique Paul de Saint-Victor ne fut pas particulièrement tendre avec Millet. Voici ce qu’il écrivit, rapporté par Alfred Sensier dans La vie et l’œuvre de Jean-François Millet (1881, source Gallica-BnF, page 179) : « Ses trois glaneuses ont des prétentions gigantesques : elles posent comme les trois Parques du paupérisme. Ce sont des épouvantails de haillons plantés dans un champ, et, comme les épouvantails, elles n’ont pas de visage : une coiffe de bure leur en tient lieu. M. Millet paraît croire que l’indigence de l’exécution convient aux peintures de la pauvreté : sa laideur est sans accent, sa grossièreté sans relief. Une teinte de cendre enveloppe les figures et le paysage ; le ciel est du même ton que le jupon des glaneuses ; il a l’aspect d’une grande loque tendue.
Ces pauvresses ne me touchent pas ; elles ont trop d’orgueil, elles trahissent trop visiblement la prétention de descendre des sibylles de Michel-Ange et de porter plus superbement leurs guenilles que les moissonneuses du Poussin ne portent leurs draperies. Sous prétexte qu’elles sont des symboles, elles se dispensent de couleur et de modelé. Ce n’est pas ainsi que je comprends les représentations de la misère, “chose sacrée”, dit le poète latin, — sacrée et naïve. L’art doit la peindre sans emphase, avec émotion et simplicité. Il me déplaît de voir Ruth et Noémi arpenter, comme les planches d’un théâtre, le champ de Booz. »

Alfred Sensier rapportera la réaction légitime d’Edmond About, dans Nos artistes au Salon de 1857 (page 103) : « Le tableau vous attire de loin par un air de grandeur et de sérénité. Je dirais presque qu’il s’annonce comme une peinture religieuse.
[…] Au fond de la toile, les moissonneurs bien nourris entassent les gerbes opulentes et la richesse du propriétaire. Sur le premier plan, trois glaneuses ramassent un à un les épis oubliés. Je ne crois pas cependant que M. Millet ait spéculé sur le contraste et voulu frapper les esprits par une antithèse déclamatoire. Il n’a pas suspendu aux épaules de ses paysannes ces haillons pathétiques que les Troyennes d’Euripide étalaient aux yeux des Achéens ; il ne leur a prêté ni les grimaces pitoyables de la pauvreté larmoyante ni les gestes menaçants de la misère envieuse : les trois femmes ne font appel ni à la charité ni à la haine : elles s’en vont, courbées sur les chaumes, et elles glanent leur pain miette à miette, comme elles grappilleront leur vin à l’automne, comme elles ramasseront leur bois en hiver, avec cette résignation active qui est la vertu des paysans. Elles ne sont ni fières ni honteuses ; si elles ont eu des malheurs, elles ne s’en vantent point ; si vous passiez près d’elles, elles ne se cacheraient pas la face ; elles empochent naturellement l’aumône du hasard qui leur est garantie par la loi. »

Les toiles de Millet qui suivirent ne seront plus sujet à polémique, telle “L’Angélus”, que nous avons vu dans l’article précédent, ou comme cette autre œuvre, vibrante de sérénité : “Bergère avec son troupeau”, une huile sur toile réalisée à la maturité de son art.

“La petite bergère”, d’après Jean-François Millet,
Eau-forte (1885) par Benjamin Damman
© The Trustees of the British Museum

Présentée au Salon de 1864, elle reçut un accueil chaleureux, jugée “tableau exquis” par les uns et “chef-d’œuvre” par les autres. Elle reçut une médaille, et l’État désira l’acquérir. Mais, commandée en 1863 par le marchand d’art Paul Tesse, elle n’entra dans les collections nationales que 45 ans plus tard, en 1909, grâce au legs d’Alfred Chauchard, qui avait acquis l’œuvre entre-temps.

Si vous passez par Barbizon, riche de nombreuses habitations d’artistes de cette époque, aujourd’hui privées, la maison-atelier de Jean-François Millet est à visiter. Hiam Farhat, sa gérante, précise qu’elle « n’a d’autre ambition que celle qui fait son charme : ouvrir au public l’endroit où a vécu et travaillé l’un des peintres français les plus illustres. Le peintre de l’Angélus y a vécu vingt-six années de sa vie (1849-1875). La plupart de ses chefs-d’œuvre ont été peints dans ce lieu. » Et de poursuivre : « Maison de mémoire et musée privé depuis 1923, l’authenticité du lieu est préservée. Cet endroit, qui a pratiquement conservé son apparence extérieure du XIXe siècle, conserve de nombreux objets du maître, quelques-uns de ses dessins et de ses gravures. Millet grava peu ; mais certaines œuvres gravées, par leur monumentalité, témoignent incontestablement du génie de l’artiste, par les puissants effets de clair-obscur, et cette simple grandeur que l’on retrouve dans son œuvre peint ». [Catalogue d’exposition : Impressions 2016 – L’esprit de Barbizon – Espace culturel Marc Jacquet – Barbizon]

Sans oublier, bien sûr, d’une part l’atelier de Théodore Rousseau, un lieu d’expositions temporaires évoquant soit la vie de l’artiste, soit celle d’artistes le plus souvent du XIXe siècle, en adéquation avec l’esprit de l’école de Barbizon ; et d’autre part cette auberge fameuse qui, au cœur du village, accueillit nombre de peintres : celle des Ganne, un couple déjà éclairé par l’art et ses acteurs. Le lieu, devenu depuis 1995 un musée, aujourd’hui départemental, restitue l’ambiance de l’époque, montre le décor évoquant la présence des artistes et offre à la visite une collection de peintures, dessins et estampes.

Le village en lui-même mérite qu’on s’y attarde, pour y découvrir ses diverses galeries, et se restaurer ou consommer dans ses sympathiques restaurants ou cafés. Bien sûr, dès que la fin des mesures anti-covid le permettra ! Signalons aussi que non loin de Barbizon, à Chailly-en-Bière, se trouve l’Auberge du Cheval Blanc, installée dans le bâtiment d’un ancien relais de poste aux chevaux dirigé par la famille de maîtres de poste Deslion, étape pour les voyageurs qui prenaient la grande route de Paris à Lyon. Devenue auberge sous la houlette de la famille Paillard, nombre d’artistes paysagistes y séjournèrent. Témoignage de cette présence, des peintures murales réalisées par les résidents ornent, en particulier, la salle du restaurant. En 1984, le lieu fut classé à l’inventaire des Monuments Historiques.

Cette halte barbizonnaise faite, nous continuerons la balade en prenant le chemin de la forêt de Bièvre, dite aujourd’hui de Fontainebleau.

(à suivre)

Gérard Robin

À propos de la Commune

Elle attend” (L’Alsace) 1871. gravure
(e
xtraite de « Les Damnés de la Commune » –
Film d’animation de Raphaël Meyssan)

 La Commune est une tragédie antique », écrit Cécile Mury, pour la présentation, dans Télérama (n°3714 du 17 mars 2021) du documentaire graphique : “Les Damnés de la Commune”, projeté sur Arte le 23 mars dernier (et encore visible sur Arte-TV ou sur Youtube). Elle met en bandeau : « De l’insurrection de 1871, Raphaël Meyssan avait déjà tiré une BD-fleuve. Après des années à récolter des milliers de gravures d’époque, il réalise un film d’animation prodigieux et incarné, qui nous entraîne dans cet épisode sanglant et longtemps occulté de notre histoire ». J’ai bien sûr regardé cette œuvre somptueuse, “documentaire historique“, “aventure graphique inédite“, “vaste rêve humaniste“, “tragédie immersive”. Et avec grand intérêt, j’y ai suivi Victorine Brochet, une jeune communarde, et vécu cet épisode au travers de son regard.  Mais le sujet n’est pas de raconter le film, ni de rapporter les propos de Cécile Mury, qui donnent l’éclairage de cette réalisation, il faut voir le film et en lire l’article afférent.

Un autre intérêt de cette œuvre cinématographique est la beauté des images, avec la mise en lumière du talent des artistes imagiers, par l’exploitation des gros plans, notamment de visages aux expressions captées et restituées par la gravure ou le dessin. C’est donc surtout un hommage à l’estampe ! Art qu’a sût utiliser avec brio Raphaël Meyssan.

D’où ma réflexion, centrée plus particulièrement sur la genèse de la gravure qui, en ce XIXe siècle, fréquentait la Presse. Celle d’une xylogravure pratiquée au burin et non à la gouge, la taille d’épargne sur bois de bout, à laquelle une grande proportion des œuvres utilisées pour le film semble appartenir.

Gravure sur bois debout

Son origine remonte au début du XVIIIe siècle. Celle-ci aurait été inventée à Constantinople, vers 1705, par un imprimeur graveur arménien, Grigor Marzwantsi (1660-1734), et sera utilisée pour la première fois en Angleterre par un graveur de Sheffield, Elisha Kirkall (1682-1742) : elle sera popularisée, près de 70 ans plus tard, par le graveur de Newcastle Thomas Bewick (1753-1828), en tant que technique d’illustration. La gravure sur bois de bout apparaîtra en France plus tard, au terme de la longue guerre (1793-1815) qui opposa notre pays en particulier à l’Angleterre, qui combattit son régime révolutionnaire, consulaire et impérial, jusqu’à la restauration des Bourbons. Cela se fera grâce à l’imprimeur Ambroise Firmin-Didot (1790-1876), qui fit appel pour son atelier en 1816 à des graveurs anglais, dont Charles Thompson (1789-1843), lequel importa la technique. Celle-ci s’imposera véritablement vers 1830.

Comme chacun le sait, le bois est ici scié en “tranches”, perpendiculairement à l’axe des fibres. Pour de grandes dimensions, il est découpé en cubes, qui sont assemblés par collage en mosaïque. On utilise des essences extrêmement dures et homogènes, comme le buis, qui permettent l’usage du burin et un rendu extrêmement fin du trait. C’est un progrès considérable par rapport au bois de fil, car il n’est plus nécessaire de se préoccuper du sens des fibres, et toutes les finesses peuvent être obtenues, comme sur le métal. Le gros avantage de cette technique fut son application à la Presse écrite, car elle permettait d’imprimer en même temps texte et gravure, ce que n’autorise pas la taille-douce, dont la presse à cylindre est tout à fait différente de la presse typographique. La spécificité de la gravure sur bois de bout, à partir de l’encrage de surface et de planches d’épaisseur définie, fera les beaux jours de l’illustration du journal et du livre.

Dès le début du XIXe siècle, l’image prend sa place, et le monde des “faiseurs d’images” s’organise pour faire face à la demande. La situation est telle que d’importants ateliers de gravure sont créés, où plusieurs dizaines de graveurs travaillent, spécialisés dans telle ou telle forme de rendus graphiques : personnages, ciels, mers, feuillages. Mais si le nom de l’illustrateur est généralement indiqué, celui du graveur est souvent omis, en particulier pour ce qui touche la Presse.

Atelier des Graveurs de l’Illustration pendant le jour (1844)
(Cl. « Les Nouvelles de l’Estampe », n° 203-4, 12/2005 – BnF)

C’est en ce siècle que le développement de la Presse trouva une formidable accélération – 45 journaux paraissaient en 1812, 440 en 1845 – cela, en particulier pour les magazines illustrés. Une illustration au départ dans les années 1830, à visée éducative ou encyclopédique, et ensuite, dans la presse quotidienne dans les années 1890, à visée événementielle. La presse illustrée avait pris naissance en Angleterre, avec la publication, à Londres, en 1832, du Penny Magazine, hebdomadaire de 8 pages, au prix de 1 penny, créé par l’éditeur Charles Knight pour The Society for the diffusion of Useful Knowledge ; publié chaque samedi, de 1832 à 1845, il atteindra, en treize années de publication, la diffusion, – énorme pour l’époque -, de 160.000 à 200.000 exemplaires. Puis en France, il y eut Le Magasin Pittoresque, – pour lequel l’éditeur Édouard Charton reprit la formule du magasine anglais en janvier 1833 -, et qui passa en un an de 60.000 à 100.000 exemplaires.
Suivirent d’autres revues périodiques et diverses publications comme Le Musée des familles, L’Univers illustré, Le Journal illustré (au prix modique et accessible au plus grand nombre), ou encore L’Illustration, dont la formule est empruntée à L’Illustrated London News, et qui restera longtemps l’hebdomadaire d’actualité par excellence, mais réservé, de par son prix (75 centimes) et son format (grand inquarto), à un public plus restreint.

Cela dit, l’actualité réclame une illustration qui évoque l’événement, et l’époque n’en manque pas. C’est la guerre franco-prussienne qui monopolise les intérêts puis, rapidement, la révolte des fédérés de la Commune de Paris… Des heures dramatiques, de combats, de bombardements, de répressions et de drames, pour lesquels la gravure est là, omniprésente. Évocatrice d’événements qui forment la trame du film, et qui virent la chute de l’Empire au profit de la République.

“La Commune : Incendie du Ministère des Finances, rue de Rivoli”
Dessin  / Gravure : anonyme « L’Univers illustré » n° 854 – 05/08/1871

Gravure ou photographie

Une parenthèse s’impose car un fait nouveau est intervenu en juillet 1839 : la naissance de la “photographie” (du nom donné plus tard par Hercule Florence, créateur avant Fox Talbot d’un procédé négatif-positif).
Le nom de l’inventeur est Nicéphore Niepce (1765-1833). Lequel collabora ensuite avec Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851), qui s’appropria le procédé en l’améliorant et en le nommant daguerréotypie. Cela fera l’objet d’une communication devant l’Académie des Sciences, à Paris, par le physicien Jean François Dominique Arago.

L’invention, bientôt mature, allait bouleverser le paysage de l’estampe, même si, dans un premier temps, elle l’alimentera et en justifiera l’intérêt. Cependant le processus de discrédit de la gravure, en tant que technique de reproduction, était en marche. En 1871, la photographie participa au reportage sur le vif des événements qui secouèrent la France. La Commune de Paris, – avec près de 1.790 clichés pris durant les quatre mois d’affrontements – est, avec la Guerre de Sécession aux États-Unis (1860-1865), couverte par Matthiew B. Brady avec plus de 7.000 clichés, l’un des premiers cas d’une production industrielle d’images photographiques générées par un événement historique.

Mais ce reportage était difficile, pour deux raisons :  la faible sensibilité des émulsions photosensibles et l’encombrement et la lourdeur de l’appareillage photographique, s’il ne fallait pas, de surcroît, une voiture laboratoire pour pouvoir préparer des émulsions fraîches de meilleure sensibilité.

Depuis 1851, on utilisait la technique du collodion humide dont la finesse de grain aujourd’hui encore, reste inégalable, mais dont la sensibilité à la lumière était réduite. Selon la préparation des plaques, humides ou sèches, et la lumière extérieure, le temps de pose pouvait varier de quelques secondes à plus de 30 secondes. D’où le silhouettage fantomatique des personnages en action.
Pour ces raisons, on ne pouvait qu’obtenir des vues nettes de lieux statiques, lesquelles servaient alors d’images de base à la création de gravures où étaient intégrés, grâce à la créativité des graveurs, tout ce qui était mouvement.

Et l’on utilisera la gravure tant qu’on ne saura pas imprimer une photographie. C’est alors un autre grand combat qui se précisa : photogravure contre gravure. L’histoire est féconde en recherches pour obtenir l’impression de l’image photographique. Finalement, la solution vint de la mise au point, en 1878, par Charles-Guillaume Petit, de la similigravure.

Le principe en est l’interposition d’un réseau tramé entre la plaque de verre photographique et une plaque de métal photosensible, permettant de transformer les demi-teintes en une série de points au trait, de forme et de surface variables, et capable de restituer l’impression des nuances de ces demi-teintes. Avec cette difficulté supplémentaire d’obtenir une matrice en relief (et non pas en creux) pour se marier avec l’impression typographique.
Le procédé de Petit ne sera pas, dans cette version, industrialisé. Cependant, cette invention fera perdre à la gravure en bois de bout sa place prépondérante dans les techniques de l’illustration

La similigravure ne s’imposa que lors de l’Exposition universelle de 1900, et il faudra attendre une dizaine d’années pour que la Presse quotidienne s’en empare et utilise la photographie pour son illustration : ainsi l’Excelsior, dont la signification du titre est “toujours plus haut”, et qui, lancé le 16 novembre 1910 par le journaliste Pierre Lafitte (1872-1938), sera le premier journal à privilégier l’illustration photographique dans le traitement de l’information, ce qui en fait le pionnier du photojournalisme ; il s’arrêtera en juin 1940. Aujourd’hui, c’est sous le terme de photogravure, qu’elle est utilisée pour imprimer en offset l’image photographique noir & blanc, ou couleur au travers de plusieurs plaques dites de sélection : la quadrichromie.

Mais retenons que 1878 serait la date-clé qui a marqué la fin symbolique de la gravure d’illustration et, par voie de conséquence, la naissance de la gravure originale.

Gérard Robin


Le stupéfiant image

Heureusement pendant  Confinement III, les librairies restent ouvertes. On peut donc encore, pour une lecture jubilatoire et roborative, se procurer cet ouvrage : « Le stupéfiant image » de Régis Debray, édité chez Gallimard. Si le style c’est l’homme, ici le style foisonne ! (François Mitterrand savait choisir sa plume et ses hommes liges…) Grand manipulateur de concepts et des mots qui les habillent ou les camouflent, Régis Debray en bon philosophe et médiologue (discipline universitaire dont il est le fondateur et dont un des « Cahiers de médiologie », toujours édité chez Gallimard, s’intitule « Pouvoirs du papier » avec au sommaire, entre autres, une étude de Michel Melot sur des kilomètres de papier…) ne manque donc pas de style et pourrait en passer à d’autres qui en manquent lamentablement. Ouvrage à lire ne serait-ce que pour cela !

Il ne s’agit pas d’un essai, à proprement écrire, mais d’une compilation ordonnée et bien tempérée (Fondements, Monuments, Enseignements, Connivences, Confluences, Résipiscence…) de textes plus ou moins récents (ils n’ont pas encore la saveur de l’historique mais restent pour les plus anciens d’une actualité bien troublante…) dont le sujet principal est l’image fixe (bien qu’étrangement, il consacre la préface de ce livre à l’image animée du cinématographe de naguère…) Une compilation comme une suite dirait-on à son ouvrage « Vie et mort des images » qui avait pour sujet le rôle des images dans la civilisation occidentale. Néanmoins, le vecteur formel de ces images (dessin, peinture, gravure, photographie, etc.) ne sont pas l’objet privilégié dont disserte notre médiologue. Il traite bien plutôt des résonances des sujets, des contenus et des significations de ces images fixes dans notre siècle. Quoique, parfois, il décortique méticuleusement le véhicule formel qui les porte.

En cela, son analyse du statut des images fixes dans la monde d’aujourd’hui est bien proche, intellectuellement s’entend, de la dénonciation faite par Aude de Kerros de la dictature du post-modernisme conceptuel (dit art contemporain) sur nos officialités. Toutefois, sur cette pente, on ne peut pas l’accuser de courtoises diableries frontales. Et, sur l’étendue du savoir et la vigueur de la pensée, Aude de Kerros est à Régis Debray ce qu’une jeune novice des carmélites est à un général des jésuites. On ne navigue pas dans les mêmes sphères (ceci dit plus vulgairement : y’a pas photo !…)

« Le gisant » d’Ernest Pignon Ernest
marouflé en 1971 en multiples exemplaires
sur les pavés et les marches qui montent au Sacré-Cœur
en hommage à la Commune de Paris.

Cependant, s’il connaît la gravure de Rembrandt ou de Dürer, il ignore l’estampe d’aujourd’hui. C’est dommage pour elle et sa notoriété. Par exemple et curieusement, il préfère l’anglicisme street art (à la française) quand il décrit le parcours en placards d’Ernest Pignon-Ernest en négligeant le médium dont il use et qui s’use sur les murs ou les pavés où il le colle ou le maroufle. Malgré cette ignorance partagée par nombre de penseurs contemporains, le lecteur (amateurs d’estampes ou imagier d’estampes) lui passera bien volontiers ses choix conclusifs et photographiques tant ses dissertations sur le stupéfiant image sont sources de jubilation, de réflexion voire de méditation sur l’art de l’imagier.

Outre les fondamentaux, qu’il rappelle dans la première partie de cette compilation, on pourra lire avec délectation sa lettre ouverte au directeur de Beaubourg qui nous (stampassines et stampassins) venge de bien des mépris. Ou bien encore, au sujet de la collusion présente dans notre patronyme, Manifestampe, son court essai sur « Vie et mort du Manifeste ». À lire ou à relire donc, passionnément !

Claude Bureau