Callot en Ré

« Siège de Saint-Martin » gravé par Jacques Callot en 1631

Retrouver chaque été une œuvre magistrale de Jacques Callot est toujours source de plaisir esthétique, de découvertes inédites voire d’énigmes à élucider. En effet, la médiathèque La Pléiade de Sainte-Marie de Ré possède1 et expose un « Siège de Saint-Martin », plus connu sous le titre « Le siège de l’île de Ré ». Il s’agit d’une des deux commandes passées par Marie de Médicis à Jacques Callot pour glorifier la prise de la ville rebelle de La Rochelle, en 1628, par les troupes royales commandées par ses deux fils, Gaston d’Orléans et le roi Louis XIII.

Il s’agit d’une gravure hors du commun à bien des égards. Composée de six grandes estampes à la française assemblées et accompagnées dans la marge inférieure d’un avertissement, l’un en latin l’autre en français, et d’une légende numérotée bilingue latin-français, cette œuvre présente une vue cavalière de l’île de Ré dessinée depuis le continent et orientée vers le sud situé ici vers le haut de la gravure. Cette impression d’excellente qualité ne comporte pas les dix estampes originelles de bordure. Celles-ci servaient d’encadrement aux six estampes principales. Ce cadre comprenait dans sa partie supérieure le titre de la composition, dans un médaillon central le portrait de Louis XIII gravé par Michel Lasne, deux cartouches de part et d’autre gravés par Jacques Callot, le tout était relié par des ornements composés de panoplies et de trophées gravés par Abraham Bosse. De la même manière sa partie inférieure, gravée par les mêmes artistes, reprenait cette disposition avec dans le médaillon central le portrait de Gaston d’Orléans. Sur sa partie gauche, en français, étaient gravées, en lettres cursives, une proclamation à la gloire du souverain et une légende numérotée de l’ensemble ; sur celle de droite les mêmes informations figuraient en latin.

Bien entendu, les six estampes centrales captent immédiatement le regard de l’amateur d’aujourd’hui. Assemblées côte à côte grâce à des repères alphabétiques en lettres capitales gravées dans le cuivre, elles brossent un vaste panorama comme vu d’une des machines de Cyrano de Bergerac. Sur la terre de l’île, fourmille une multitude de scènes de guerre avec force cavaleries, régiments de piquiers, d’arquebusiers et charrois de toutes sortes. Sur mer, s’alignent des embarcations de tous tonnages, de la simple chaloupe à de grands vaisseaux toutes voiles dehors. Comment ne pas se perdre dans un tel embrouillamini où les yeux s’égarent ? En s’approchant au plus près des estampes, on peut y distinguer de nombreux numéros, une quarantaine, gravés en chiffres arabes, qui renvoient à ceux de la légende et qui précisent la nature des différentes scènes. Comme le révèle Jacques Vichot dans son étude historique2 cette profusion est due à un artifice artistique. En effet dans cette vue générale, Jacques Callot a mêlé deux campagnes militaires distinctes chronologiquement, celle de 1625 avec la prise de l’île par les troupes royales et celle du siège de la citadelle de Saint-Martin de Ré par les Anglais et le débarquement victorieux pour lever ce siège par l’armée du roi Louis XIII en 1627.

Jacques Callot décrit ici trois débarquements réunis sur une même image, deux français et un anglais. Au XVIIe siècle comme aujourd’hui, les ingrédients de ces opérations militaires sont similaires : imposante armada de navires canonnant à feux roulants préalablement les défenses côtières pour les anéantir, lancement à marée basse des chaloupes d’assaut qui débarquent leurs soldats avec de l’eau à mi-cuisses, grèves du rivage jonchées de cadavres et de blessés, etc. Callot grave tout cela avec une précision et un réalisme diaboliques. Sur la droite des estampes le débarquement royal de 1625 aux Portes sur la plage de Trousse-chemise, à gauche le débarquement anglais de 1627 sur la pointe de Sablanceaux, au centre le débarquement venu au secours de la citadelle de Saint-Martin. Tous les personnages de ces opérations sont parfaitement campés dans leurs mouvements pris sur le vif. Comme leur taille n’excède pas de un à trois millimètres cheval compris, il faut regarder de près chaque scène attentivement. Le tout se déroulant sous un ciel serein à peine suggéré, tout en haut des estampes au-dessus de la ligne d’horizon, par quelques grands traits pâles qui dessinent de sages nuages clairs.

Partie inférieure gauche du « Siège de l’île de Ré » (Cl. Claude Bureau)

Avant la victoire royale, tout l’art de Callot se déploie sur une petite surface de deux estampes, en bas à gauche, au port du Plomb sur le continent où a lieu l’embarquement avant l’assaut final. Sous le regard du roi et de son frère, au premier plan, un officier sans doute, chapeau sous le bras et hallebarde à la main, presse sa troupe d’avancer. Plus loin et derrière le souverain, une activité fébrile règne dans le désordre afférent aux préparatifs d’un embarquement car la marée commande : des charrettes à deux ou quatre roues affluent pleines à ras bords, des mules lourdement chargées les précèdent, dans un va-et-vient des brouettes et des portefaix circulent vers les bateaux, des soldats en rangs serrés prêts à embarquer se hâtent vers les passerelles entre des accumulations de sacs de grains, de mousquets, de canons sans affût, de boulets, de tonneaux de poudre, de roues d’affût démontées, des matelots portant des brassées de piques ou de rames se dirigent vers les embarcations et une passerelle de planches ploie sous le poids d’un tonneau. Le tout gravé avec le souci d’un pittoresque un peu cru, comme ce chien qui défèque à droite au premier plan ou ce matelot situé un peu plus haut qui urine dans le flot.

Suite de la scène du port du Plomb sur la gauche (Cl. Claude Bureau)

Toutes ces scènes s’organisent de bas en haut avec un harmonieux effet perspectif rendu par le traitement des vagues de moins en moins sombres et de plus en plus minuscules jusqu’à la ligne claire de l’horizon. Même si, dans ces six estampes, cavaliers, soldats et matelots se canonnent, s’arquebusent, se mousquettent ou s’estoquent pour s’entre-tuer de belles manières, elles sont exemptes de gibets, estrapades, files de prisonniers entravés et autres incendies de villages, toutes horreurs bien présentes dans « Le siège de La Rochelle ». Réalités cruelles de toutes guerres comme des prémisses à celles que Jacques Callot allait, quelques années plus tard, mettre en scène dans son cahier gravé des « Misères de la guerre » édité par Israël Henriet. Comme quoi son génie artistique a-t-il su transfigurer cette commande de propagande, fût-elle royale, en une œuvre intemporelle et universelle.

Pourtant, une énigme demeure à résoudre. Comme le signale Jacques Vichot, les cuivres originaux des estampes de Jacques Callot ont été préservés. Ils sont passés de main en main avant d’être achetés par l’État en 1861 et conservés à la Chalcographie du Louvre. Cependant, les tirages de Sainte-Marie de Ré ne comportent pas les bordures originelles. Les trois estampes de la bordure inférieure sont gravées horizontalement à l’italienne alors que le texte et la légende, en français et en latin, des bordures originelles étaient gravés verticalement à la française. Si les légendes de ces bordures correspondent, en revanche les textes des placards diffèrent notablement. L’originel est gravé ainsi et proclame : « Callot à tous les potentats de la Terre et à tous ceux qui possèdent et dominent les mers pour la gloire perpétuelle du roy très Chrestien Louis le juste. Empereurs, Roys et Princes et toutes sortes de Souverains. Cette île de Ré que Callot représente l’une des moindres de celles qui sont habitées…/… ainsi que Callot la représente, faict à Paris le douzième Mars mil six cent trente et un. » En revanche, celui des tirages décrits ici est rédigé comme une réclame publicitaire : « Telle est l’Isle de Ré que Callot le Lorrain a représentée avec autant de justesse que d’exactitude, que de grâce, et de finesse à…/… dans la seconde estampe, pareille à celle de l’Isle de Ré qui a pour titre le Siège de la Rochelle. » Ce qui signifie typographiquement et textuellement nullement la même chose.

Par qui et quand ces trois cuivres ont-ils été gravés ? S’agit-il des cuivres de remplacement exécutés par le graveur Andreau en 1755 ? Ce mystère s’obscurcit encore plus car ces trois estampes sont identiques à celles que commercialise actuellement avec les six autres principales  la Chalcographie du Louvre3. Pourquoi, alors que les estampes d’encadrement originelles sont présentes dans les tirages commandés par Jacques Vichot à cette même chalcographie pour en doter certains musées des départements maritimes et que l’on peut encore voir au musée Ernest Cognacq de Saint-Martin de Ré, ces trois estampes bien différentes figurent-elles dans le catalogue de la chalcographie et pas les dix estampes originelles ? Gageons que les fins limiers de l’histoire de l’art pourront peut-être répondre à toutes ces questions et éclaircir ces mystères. Mais, en attendant, allez admirer l’ensemble des six estampes du « Siège de l’île de Ré » gravées par Jacques Callot et exposées à Sainte Marie de Ré. Elles en valent la peine.

Claude Bureau

1 – don des enfants de Nicole Schladenhauffen (1933-2013), résidente hollandaise de cette commune des Charentes maritimes.

2«Les gravures des sièges de l’île de Ré et de La Rochelle (1625-1628) deux chefs-d’œuvre Jacques Callot – Étude descriptive & historique » par Jacques Vichot, directeur du musée de la Marine, 110 pages (1971). Elle est disponible dans la base de données Gallica de la Bnf en téléchargement gratuit.

3 – les six estampes du « Siège de l’île de Ré » et les trois estampes d’accompagnement sont disponibles sur commande et sur devis préalables auprès de la chalcographie.

Paysage et estampe – 6

La forêt de Fontainebleau (2)

Grâce à Denecourt, la forêt s’était ouverte au monde, effaçant ce qu’elle avait pu représenter dans la mémoire et l’imaginaire populaire : d’un passé lointain où elle cachait dans ses sombres futaies des endroits maléfiques plein de sortilèges et de dangers, et d’un passé plus récent, où elle était devenue un repaire de brigands ou l’antre de bêtes dangereuses. Elle est aujourd’hui espace de promenades. La forêt de Fontainebleau est, à l’image de l’estampe, un lieu à la fois singulier dans son originalité et pluriel dans ses paysages arborés pittoresques, semés d’essences diverses, et dont le socle gréseux a modelé la surface, en reliefs ou “tailles” douces ou fortes pittoresques, la parsemant de roches et de sables, révélant de temps à autres quelques mares discrètes où la faune sauvage va s’abreuver. Un site privilégié donc, dont la réputation fut portée par les artistes qui la parcoururent au XIXe siècle, et qui fut présent dans l’Exposition universelle de 1878, dans le Pavillon de l’administration des forêts, ici gravé sur bois par Auguste Trichon (1814 – 1898).

« Pavillon de l’administration des forêts, dans le parc du Trocadéro » L’Exposition Universelle de 1878 illustrée avec quatre-vingt-sept belles gravures sur bois (S. de Vandières – Calman Lévy)

La forêt est aujourd’hui l’objet d’un dossier d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO.  En charge de la demande, Chantal Georgel, conservateure générale du patrimoine et conseillère scientifique à l’I.N.H.A. Dans la revue “Perspective – Actualité en histoire de l’art” (juin 2017), elle pose en titre l’interrogation : La forêt de Fontainebleau : une nature monumentale, un monument naturel ? Un texte passionnant que je conseille à ceux et celles qui désirent en savoir plus sur ce lieu exceptionnel. Le fait anecdotique qui introduit l’article est quelque peu surprenant et mérité d’être cité. « Le 5 décembre 2016 débutaient en forêt de Fontainebleau, dans le chaos rocheux d’Apremont, proche de Barbizon, d’importants travaux d’abattage de centaines d’arbres ; cette coupe suscita, immanquablement, l’ire du quotidien écologiste Reporterre, lequel publiait le 9 février 2017 une tribune hostile intitulée “Massacre au bulldozer en forêt de Fontainebleau”, mais surtout un vrai étonnement : pourquoi couper des arbres sains, jeunes, vigoureux ? Que signifiait cette intervention ? Au visiteur qui s’interrogeait, légitimement, l’Office National des Forêts (O.N.F.) apportait une réponse claire, affichée sur un panneau installé à l’entrée du site. Ces travaux avaient pour objectif de “redessiner les paysages qui inspiraient autrefois les peintres”, de “mettre en valeur un patrimoine paysager”. Ce n’était donc ni un abattage économique, ni une coupe d’entretien, mais un travail de restauration, d’un fragment de nature, d’une nature pourtant naturellement vivante et vivace, situé dans le temps, ce temps étant celui “des peintres”. Cette gestion de la forêt prenant en considération son “artialisation” est une rare et belle idée, particulièrement adaptée au paysage d’exception qu’est la forêt de Fontainebleau (forêt de protection, Natura 2000, site classé, réserve de biosphère, réserve biologique, Z.N.I.E.F.F. [Zone Naturelle d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique]), où très tôt s’est noué un dialogue fécond entre art et nature, qui la fit fréquenter par des centaines d’artistes, peintres, photographes puis cinéastes, la transformant en un véritable ”atelier grandeur nature“ (Georgel, 2007). »

« La Forêt de Fontainebleau » Eau-forte de A. P. Martial, d’après Díaz de la Peña (© The Trustees of the British Museum)

L’un de ces artistes barbizoniens qui prirent pour thème la forêt fut le peintre Narcisse Díaz de la Peña (1807-1876). Il avait rejoint le village vers 1837 et habita Grande Rue au n°28. On sait qu’enfant, il avait perdu une jambe à cause d’une piqure de vipère, mais cela ne l’empêcha pas de visiter le massif et d’en faire nombre de toiles. C’est d’ailleurs ainsi qu’il devait rencontrer Pierre-Auguste Renoir, alors que celui-ci, devant son chevalet, était importuné et agressé par des jeunes gens ; il s’interposa avec sa canne, faisant fuir les importuns, une intervention qui fut le prélude d’une grande amitié.
Il aurait pratiqué la gravure, mais il est avant tout peintre et fut reconnu comme tel, comme beaucoup de personnalités de l’École de Barbizon.
La très belle gravure ci-dessus est une eau-forte, gravée d’après l’une de ses peintures par le peintre-graveur parisien Adolphe Martial Potémont, dit A. P. Martial (1827-1883). Rappelons que celui-ci, auteur par ailleurs de lithographies, était devenu un spécialiste de cette “manière” de graver devenue au fil du temps peu prisée, ayant même publié sous son pseudo en 1873, chez A. Cadart, un ouvrage intitulé : “Nouveau traité de la gravure à l’eau-forte pour les peintres et les dessinateurs”. Le commençant par ces mots : « Eh bien ! la conquête est faite ! L’eau-forte, presque abandonnée depuis le dix-huitième siècle, est redevenue une des expressions de l’art français. Elle compte désormais comme une spécialité qui se classe dans les expositions et qui passionne déjà les curieux et les collectionneurs. Il y a maintenant en France une école d’aquafortistes ! »

Autre artiste s’intéressant à la forêt de Fontainebleau, Eugène Bléry (1805-1887), quant à lui essentiellement graveur, comme le fut Charles Jacque ! Mais alors que ce dernier était passionné par la vie paysanne, Eugène l’était par le paysage, en particulier celui des espaces forestiers et de leur végétation sauvage : fougères, angélique, roseaux, bardane, patience, etc.
On lui doit des œuvres d’une approche à la fois sensible et très descriptive, comme “Les Deux bouleaux”, gravée vers 1837.

“Les deux bouleaux”, eau-forte d’Eugène Bléry
(© The Trustees of the British Museum)

C’est un artiste de premier plan. Même si, curieusement, sa notoriété reste principalement attachée à la formation d’un élève devenu graveur d’importance, Charles Méryon (1821-1868), et on rattache peu sa reconnaissance à ses œuvres gravées. Sans doute parce qu’il fut un solitaire : on ne lui connaît pas de relation, notamment avec les peintres de l’École de Barbizon. Il est même resté à l’écart de la Société des aquafortistes, créée en 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre, que rejoignit Félix Bracquemond en 1862, dont Méryon fut proche. En fait le plaisir de Bléry était dans l’isolement et le travail sur le motif, emportant avec lui son matériel de gravure, les plaques étant enduites de vernis. En quarante deux ans, il réalisa ainsi près de trois cents planches sur le thème forestier et ses plantes sauvages, à Fontainebleau ou ailleurs. Ce qui le caractérise, c’est que, d’une grande rigueur, il tirait lui-même sur sa presse ses épreuves, qu’il voulait parfaites. On dit qu’il n’était pas question pour lui de vendre par exemple des états. Seules les épreuves définitives étaient proposées à la vente (au nombre de deux cent six) et il aurait détruit quatre-vingt-deux planches qu’il jugeait de mauvaise qualité. Sans doute de par cette exigence de qualité, nombre de musées, outre-Manche ou outre-Atlantique, possèdent aujourd’hui quantité de ses œuvres. La presque totalité est conservée à la Bibliothèque nationale de France, les planches l’étant à la Chalcographie du Louvre. Le British Museum, quant à lui, proposerait en ligne près de cent-quatre-vingt-dix gravures.

La forêt, au travers de son attractivité naturelle et de la vision des divers artistes l’ayant fréquentée, était donc devenue un vaste atelier ; elle en est aujourd’hui un témoignage qui nous ramène à l’approche patrimoniale, esthétique, des travaux rapportés et commentés par Chantal Georgel, laquelle s’interroge en introduction de son étude : « […] cette opération de restauration, comme toute opération de restauration d’un objet patrimonial, monument ou tableau… et ici paysage, pose de nombreuses questions, dont celle de la légitimité du choix de l’état à restaurer. Ce “temps des peintres”, quel est-il réellement, comment s’inscrit-il dans le temps long de la forêt ? De quelle réalité, de quelles images s’est-il inspiré ? Au final, de quel état de l’art, et donc de l’imaginaire (bien plus que du réel ?) du lieu, cette restauration est-elle l’aboutissement ? »

Indépendamment de cet article de fond et de sa conclusion, il reste à prendre le pas de ces découvreurs d’hier, chantres de l’image, mais aussi écrivains et poètes, et à se laisser porter sur place par l’ambiance du lieu, qui est une respiration et qui ressource, hors de l’agitation citadine et, plus globalement, de la vie moderne.
(à suivre)

Gérard Robin

Paysage et estampe – 5

La forêt de Fontainebleau (1)

Quittant Barbizon, alors hameau fermier par ses paysans et forestier par ses bûcherons, voici la forêt dite de Fontainebleau, qui allait aussi séduire les artistes peintres et graveurs de l’époque, et au cœur de laquelle se trouve le château éponyme, demeure royale et emblème d’une école d’art célèbre au XVIe siècle.

Rappelons en effet que, sous l’impulsion de François 1er, influencé par sa découverte de l’Italie du Rinascimento, puis de Henri II, Fontainebleau était devenu un grand centre artistique, insufflant l’esprit de la Renaissance transalpine, architecturale mais aussi picturale. Ce fut la naissance, vers 1560 de l’École de Fontainebleau, où la production de gravures y fut impressionnante, avec des artistes qui assurèrent une prospérité sans précédent à l’art bellifontin : comme le buriniste Pierre Milan (ca 1500 – ca 1557) ou l’aquafortiste Antonio Fantuzzi (actif de 1537 à 1550), sans oublier Étienne Delaune (1518-1583), Jacques Androuet du Cerceau (1510-1585), René Boyvin (1536-1598), ou encore Jean Duvet, dit le Maître à la Licorne (ca 1485 – ca 1570). Certaines de ces personnalités seront aussi des acteurs importants de la diffusion de l’eau-forte en Europe.

Cette parenthèse faite, le lieu qui exerça une attraction seconde pour les artistes de Barbizon était la forêt, antique forêt de Bière, où des traces archéologiques témoignent d’ailleurs d’une présence humaine dès les temps préhistoriques. Nous évoquerons cela plus tard. Si durant les siècles suivants le massif forestier fut perçu dans l’imaginaire populaire comme un lieu plein de mystère, pour beaucoup angoissant, voire porteur de peurs, il fut pour les seigneurs un cadre de chasse privilégié car giboyeux… Tant que la forêt devint propriété royale à la fin de l’An 1000, sous le capétien Philippe 1er , son fils Louis VI y faisant même construire un relais de chasse, près d’une source : c’est l’origine du château de Fontainebleau.

On sait qu’une forêt a aussi pour vocation de produire du bois, pour les besoins du commerce et de la marine. Mais la forêt de Bière se devait de répondre au plaisir de la chasse sous la conduite des Grands Veneurs et d’être un refuge pour les grands cerfs, plus que de participer aux recettes du trésor royal. Ce à quoi contribuèrent les grands maîtres forestiers d’alors. Propriété et chasse-gardée, elle s’ouvrit peu à peu au monde au gré des bouleversements sociaux telle la révolution de 1789, castratrice des privilèges royaux, et sans doute d’une prise de conscience, de certains inspirée par les pensées philosophiques et politiques de certains, comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), “urbaphobe” qui avait exprimé pour l’homme du besoin d’établir un lien sensible avec la Nature, régénératrice et source d’équilibre. Ce qui, au travers de cette conscience nouvelle, se concrétisa au siècle suivant par la naissance d’un mouvement romantique du retour à la Nature, propice à la méditation poétique et en rejet d’un environnement urbain. Ce sentiment, généré dans la littérature, avait gagné le monde des artistes, offrant une vision nouvelle de la Nature, décrite alors dans la peinture ou au travers de l’estampe, et qui permit l’essor d’un phénomène d’aujourd’hui : le tourisme en forêt.

Claude-François Denecourt
Lithographie par Hermann Raunheim (1858)
© Archives départementales de Seine & Marne

Et là, une autre parenthèse s’impose, car un personnage avait pris conscience de l’intérêt de la forêt en tant que site touristique. Pourtant, rien ne le prédisposait à s’y intéresser. Il s’agit de Claude-François Denecourt (1788-1875). Ancien militaire de l’armée napoléonienne, dans laquelle il s’était engagé en 1809, il fut nommé concierge d’une caserne de Fontainebleau, en 1832, avant d’être révoqué en raison de ses pensées républicaines.
C’est alors qu’il consacra quarante années de sa vie à cet environnement boisé pour le faire connaître au plus grand nombre. Il est l’auteur des premiers guides touristiques le concernant. L’Indicateur général de Seine-et-Marne du 6 juillet 1839 signale la parution du premier guide : « La forêt de Fontainebleau et le Guide du voyageur de M. Dennecourt (sic) signé E.J. ». Le chroniqueur Étienne Jamin décrit l’ouvrage en ces termes : « un livre d’autant plus intéressant qu’avec lui on peut parcourir la forêt de Fontainebleau sans craindre de se perdre au milieu de ces nombreuses sinuosités, expliquées par la nature du sol et les variations continuelles qu’on remarque sur toute sa surface. »

Denecourt dans la forêt – Lithographie d’Henri Walter (extrait)
In Guide Denecourt – À Fontainebleau, 8e édition, 1853
(Cl. Olivier Blaise – www.fontainebleau-photo.fr)

Dans la 16e édition de son Guide historique et descriptif, le « sylvain” Claude-François Denecourt écrit : « Mais surtout n’oubliez pas que la vaste forêt qui entoure Fontainebleau n’est rien moins […] qu’un immense et admirable pêle-mêle ; mais un pêle-mêle de monts et de rochers, de gorges sinueuses et profondes, d’antres et de cavernes ; pêle-mêle, qu’en déchirant la terre le déluge a si bien formé, si bien arrangé ! pêle-mêle que saint Louis appelait ses chers déserts, déserts, en effet, trois fois délicieux ! déserts aux mille sites variés, aux mille ravissants points de vue ! déserts dont l’aspect à la fois sauvage et éminemment pittoresque, vous saisit et vous charme dès que vous y pénétrez ! ». Et, après avoir évoqué les difficultés du travail réalisé, Denecourt de poursuivre : « Mais ceci importe peu aux curieux amateurs qui viennent pour explorer nos romantiques déserts, nos agrestes rochers, nos antiques futaies, nos chênes sacrés. L’essentiel, c’est de leur fournir les moyens de les parcourir facilement et très agréablement. Ces moyens consistent : Premièrement, dans la création de cent cinquante kilomètres de charmantes promenades, que j’ai tracées et fait ouvrir parmi les sites les plus pittoresques de la forêt, sites que je suis parvenu à rendre parfaitement accessibles aussi bien au pinceau de l’artiste qu’aux pas du promeneur. Et deuxièmement, dans la composition de cartes et d’itinéraires descriptifs indiquant ces promenades, et à l’aide desquels on peut s’y diriger comme si l’on y était conduit par la main.” [Le Palais et la forêt de Fontainebleau – Guide historique et descriptif – 16e édition (1856) – BnF Gallica]

L’extension du réseau de sentiers et leur entretien fut ensuite pris en main par un autre “sylvain” de la forêt, le constructeur des ponts et chaussées Charles Colinet (1838-1905) ; une action d’ailleurs poursuivie par son épouse après son décès.

“La Gorge aux loups, avec la plantation des pins” – Auguste Anastasi.
publiée dans L’Illustration, 1858
© Archives départementales de Seine & Marne

Et les artistes de partir à la découverte du décors somptueux de la forêt, comme ce peintre solitaire représenté par Auguste Anastasi (1820-1839), et que l’on voit installé avec son chevalet sur un rocher en bas à droite de la gravure.

Dans un article de la revue Seine & Marne Mag n°131, intitulé “Découverte : Les sentiers Denecourt”, il est précisé que le massif boisé, qui couvre 22.000 hectares et accueille aujourd’hui 11 millions de visiteurs chaque année, l’ONF comptabilise 500 km de sentiers de promenade balisés parmi lesquels les sentiers Denecourt qui couvrent 300 km. Au XIXe siècle, nombre d’artistes, peintres, graveurs ou lithographes puis photographes ont trouvé leur inspiration dans la découverte de cette forêt, et bien sûr des lieux environnants.

(à suivre)

Gérard Robin