Au royaume du Je(u)

Vernissage de l’exposition le 12 mars 2022 (Cl. Charlotte Moritz)

« Délires de livres »
Galerie à l’Écu de France
1 rue Robert Cahen 78220 Viroflay
du 12 mars au 10 avril 2022

Plusieurs semaines durant, les livres sont dans tous leurs états à l’Écu de France. Une étonnante exposition est en effet organisée dans la galerie d’art de Viroflay. Tantôt déchiré, sculpté, malmené, sublimé, imaginé, le livre y est transfiguré sous l’inspiration de créateurs toujours plus imaginatifs pour décloisonner les mots. Des images flottant en l’air, des peintures sur les murs, des formes plastiques lourdement ancrées au sol : une myriade d’œuvres, parmi lesquelles de notables estampes, offre ainsi une occasion toute trouvée pour le spectateur de se laisser aller à une déambulation ludique et introspective : thème de cette nouvelle édition de « Délires de livres », c’est aussi à la propre auscultation de son « je » qu’il pourra procéder en contemplant ces créations aux milles et un visages.

Pour aboutir à l’existence de cette expérience unique, il aura fallu entremêler les productions de plus d’une centaine d’artistes contemporains, originaires du monde entier. Un défi brillamment relevé par l’association Am’Arts, bien loin d’en être à son coup d’essai : l’évènement artistique « Délires de livres » souffle cette année sa quinzième bougie, après avoir déjà exposé plus de 500 créateurs aux quatre coins du globe. Le livre d’artiste, support des inventions de plasticiens se substituant, le temps d’un bouquin tiré à de rares exemplaires, à l’éditeur traditionnel, est ici au centre de cette fête lettrée. De quoi interroger notre rapport aux livres, ses pages et ses usages, en franchissant allègrement la frontière entre littéraire et artistique.

« Jeux des 7 familles » (Cl. Charlotte Moritz)

La profusion d’œuvres, proposée durant le parcours, constituent autant de miroirs tendus au spectateur. Elles peuvent déformer les portraits (« Joue avec moi », Ise), dénoncer un système (« The Human Condition », Mary Kritz), esquisser l’invisible qui nous lie (« La vie ensemble », Sun-Hee Lee). Point ainsi le regard d’artistes soucieux de remettre en perspective les raisons de l’écriture. Un mur de feuillets d’agenda détachés se dresse sur le couloir gauche attenant à l’entrée de la galerie viroflaysienne. Y sont inscrit pêle-mêle des rappels, des horaires de rendez-vous, des réminiscences des actions banales réalisées ce jour-là, à telle heure. Se souvenir et se battre semble définir l’écriture pour l’artiste Anne Billy, qui évoque dans cette architecture de papier, intitulé « Je, Jean-Marc, J’étais », le combat de son père contre la maladie d’Alzheimer. Dans le couloir opposé, « Lianes » de Rosemary Piolais, estampe de belle qualité, figure quant à elle le potentiel imaginaire du livre. Une femme, reflet du spectateur, semble s’y perdre dans un paysage impalpable et ivre de mots.

La visite prendra ainsi rapidement la tournure d’un jeu de piste, le spectateur enjoint par les œuvres à se lancer irrémédiablement à la poursuite de son « je ». D’autant que le livre a été examiné sous toutes ses coutures et envisagé, dans le cadre de l’exposition, en ce sens : l’ensemble des dimensions et des usages du livre est convoqué au sein d’une scénographie léchée. Le livre en tant qu’objet réinventé, mais aussi la narration et son narrateur, le témoignage et la biographie, les évolutions de l’écriture et de la langue, la sonorité des mots et des phrases… La nouvelle perspective sur l’identité soumise par chaque œuvre sollicitera invariablement les sens du spectateur. Voyez ces petites fioles de laborantin de « Passage » de Magdéleine Ferru. A moins qu’elles ne soient des petites bouteilles jetées à la mer, chargées de sauver les mots de la noyade et le souvenir de l’oubli.

 « Je, pleinement » (Cl. Charlotte Moritz)

Certaines pièces exposées invitent même quant à elles à certains amusements, à l’instar de « Un coup de dés » de Nathalie Leverger. L’exercice surréaliste du cadavre exquis et les cocasses jeux de mots seront également de la partie dans cette exposition qui reste, à n’en point douter, un hommage aux mots et à l’acte d’écrire, restitué ici comme trait d’union indéfectible entre les hommes. D’ailleurs, une œuvre (« Mika d’eau » de Christine Pezet, Hélène Saïnz et Christine Verdini) octroie la possibilité d’investir votre propre plume et de superposer vos mots avec celles des autres participants de cette création collaborative. Preuve que, définitivement, le livre raconte bien nos histoires.

Hugo Roux

Pourquoi le 26 mai ?

Logo de la dixième Fête de l’estampe

En cette année 2022, Manifestampe fête la dixième édition de la Fête de l’estampe. Pendant ces dix ans, la notoriété de cet évènement a monté en puissance et il est devenu un rendez-vous annuel des acteurs de l’estampe en France et dans d’autres pays en Europe. Pourquoi avoir choisi cette date du 26 mai pour célébrer comme il se doit l’art de l’estampe ? Voici comment, au moment de la préparation de la première fête, Maxime Préaud argumentait ce choix.

L’art de l’estampe, en Occident, est relativement récent, puisqu’on n’a commencé à l’y pratiquer qu’à la fin du XIVe siècle, se développant en même temps que l’industrie du papier. Il a par conséquent échappé au carcan des communautés de métiers (qu’on a appelées à tort des corporations), qui impliquaient numerus clausus, compagnonnage et maîtrise.

L’essor de la gravure en taille-douce dans la France de Louis XIII et de Louis XIV a donné à plusieurs, en 1644, en 1651 et encore en 1660, l’envie d’en tirer bénéfice en créant une communauté des graveurs et marchands de taille-douce qu’ils pourraient taxer. Ils se heurtèrent à chaque fois à la vive réaction de ceux qu’ils entendaient « maîtriser », avec à leur tête d’abord Abraham Bosse puis Robert Nanteuil. Ce dernier était fort bien en cour, notamment après avoir fait le portrait du jeune Louis XIV, lequel sut entendre les raisons exposées par l’artiste dans un mémoire qu’il avait adressé au chancelier de France, et dont certains éléments sont repris textuellement dans l’arrêt de Saint-Jean-de-Luz du 26 mai 1660, qui annule un arrêt pris dans le sens contraire peu de temps auparavant.

« […] Sa Majesté ayant été informée des mauvaises conséquences que pourrait produire l’exécution de cet arrêt à la gloire de la France dont l’avantage est de cultiver autant qu’il est possible les arts libéraux, tel qu’est celui de la gravure en taille-douce au burin et à l’eau-forte, qui dépend de l’imagination de ses auteurs et ne peut être assujetti à d’autres lois que celles de leur génie, […]

Qu’aucun [des] ouvrages [de cet art] n’étant du nombre des choses nécessaires qui servent à la subsistance de la société civile, mais seulement de celles qui servent à l’ornement, au plaisir et à la curiosité, le débit par conséquent, qui dépend du hasard et de l’inclination, en doit être entièrement libre,

Que ce serait asservir la noblesse de cet art à la discrétion de quelques particuliers qui ne le connaîtraient pas que de le réduire à une maîtrise dont on ne pourrait faire d’expérience régulière et certaine, puisque la manière de chaque auteur de la gravure est différente de celle d’un autre, la diversité y étant aussi grande et aussi nombreuse qu’il peut y avoir de desseins,

Finalement […] Sa Majesté […] a maintenu et gardé, maintient et garde l’art de la gravure en tailles-douces, au burin et à l’eau-forte, et autres manières [quelles] qu’elles soient, et ceux qui [en] font profession, tant régnicoles qu’étrangers, en la liberté qu’ils ont toujours eue de l’exercer dans le royaume, sans qu’ils puissent être réduits en maîtrise ni corps de métier, ni sujets à autres règles ni contrôles, sous quelque nom que ce soit, laissant les choses comme elles ont été jusqu’à présent dans cette profession ».

Ne nous y trompons pas, cette liberté est toute relative : l’absence de maîtrise n’exclut aucunement la censure, et il n’est pas question, sous peine d’être vite embastillé, de produire des images portant atteinte à la personne du Roi, à la religion et aux bonnes mœurs. Néanmoins il y a dans ce texte des mots forts qui permettent de retenir la date du 26 mai 1660 comme un moment important de l’histoire de l’estampe en France.

Aussi pouvons-nous proposer le jour du 26 mai pour une célébration annuelle de l’estampe, sous des formes à définir, toutes les idées étant bienvenues.

Maxime Préaud
Président de Manifestampe

Cet argumentaire était suivi d’un appel à tous les acteurs de l’estampe afin que tous ensemble, le même jour, ils célébrassent l’art de l’estampe partout auprès du public d’amateurs et de curieux.

Appel pour la Fête de l’estampe

Où que vous soyez en France ce jour-là, préparez et organisez un événement, grand ou petit, sur l’art de l’estampe. De prestige ou confidentiel, n’importe, pourvu que l’estampe y soit mise en valeur. Vous pouvez tout imaginer : une exposition, une ostension, une démonstration, une porte ouverte, un atelier en plein air, un stage, un cours, un exposé, une conférence, une table ronde, un carton ouvert dans la rue, l’inauguration d’une plaque, un dépôt de gerbe, une vente aux enchères, une braderie, un collage mural, un kakémono géant, etc. Tout est libre, tout est possible d’imaginer là où vous êtes, à la campagne, en ville, en province ou dans un palais de la République. Surtout faites-nous savoir comment et où vous allez fêter l’art de l’estampe en ce 26 mai 2013.

Le logo de la première Fête de l’estampe

Manifestampe se proposait ensuite de répertorier sur son site Internet tous les évènements qui seraient organisés ce jour-là. Depuis devant son succès qui grandissant d’année en année, un site particulier lui fut consacré qui est maintenant partie intégrante du nouveau site de Manifestampe.

La rédaction

 

 

Estampe numérique

« Liberté » de Virginie Guidée, estampe numérique (Cl. Éditions Ubik-Art)

L’apparition de nouvelles techniques dans l’histoire de l’humanité a toujours bouleversé les échanges entre les hommes. L’art et sa diffusion n’échappent pas à cette loi. Walter Benjamin dans son essai intitulé : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », publié en 1936, analyse avec ampleur les conséquences de tels bouleversements sur le statut des œuvres d’art. S’agissant des images, cette longue citation de son ouvrage éclairera le thème du présent propos.

« …Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire.refaire.refaire.refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, la copie par les élèves dans l’apprentissage du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau. Elle s’élabore de manière intermittente à travers l’histoire, par poussées entre de longs intervalles, mais avec une accélération croissante. Les Grecs anciens ne connaissaient que deux procédés techniques pour reproduire les œuvres d’art : la fonte et l’estampage. Les bronzes, les céramiques modelées et les médailles étaient les seuls œuvres d’art qu’ils pouvaient reproduire en quantité. Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois mécaniquement reproductible et il le fut longtemps avant que l’écriture ne le devînt par l’imprimerie. Les formidables changements que l’imprimerie, reproduction mécanisée de l’écriture, a provoqués dans la littérature, sont suffisamment connus. Mais l’imprimerie ne représente qu’une étape particulière, d’une portée sans doute considérable, du processus que nous analysons ici sur le plan de l’histoire universelle. La gravure sur bois du Moyen-Âge a été suivie par la gravure au burin et l’eau-forte, puis, au début du XIXe siècle, par la lithographie.

Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un plan essentiellement nouveau. Ce procédé est beaucoup plus immédiat. Le dessin sur une pierre, plus direct que son incision sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit, dans un premier temps, à l’art graphique d’écouler sur le marché des reproductions, non seulement en grand nombre mais aussi sous forme de créations toujours renouvelées. Grâce à la lithographie, le dessin fut à même d’illustrer la vie quotidienne. Il commença à aller de pair avec l’imprimé. Mais, la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée à son tour, quelques dizaines d’années après son invention, par celle de la photographie. Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, grâce à la photographie, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes qui incombaient désormais à l’œil seul regardant au travers des lentilles de l’objectif photographique. Et, comme l’œil perçoit plus rapidement que ne peut dessiner la main, le procédé de la reproduction de l’image se trouva accéléré à un point tel qu’il put aller de pair avec la parole. Un opérateur de film cinématographique capte dans un studio les images aussi vite que la parole. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré ainsi la photographie impliquait le film sonore. La reproduction mécanisée des sons fut amorcée à la fin du siècle dernier, cette convergence du son et de l’image était prévisible, ainsi que l’a remarquée Paul Valéry : « Comme le gaz, l’eau et l’électricité pénètrent nos demeures pour répondre à nos besoins avec le minimum d’efforts à accomplir, nous serons aussi desservis par des images sonores qui apparaîtront et disparaîtront d’un simple mouvement de la main. »

Vers 1900, la reproduction mécanisée avait atteint un tel niveau que non seulement elle pouvait reproduire toutes les œuvres d’art du passé mais avoir aussi un profond impact sur la perception de celles-ci par un plus large public. Elle tendait à transformer en eux-même les procédés artistiques et conquérait, en tant que telle, une place parmi ceux-ci… »

Pour poursuivre la description de Walter Benjamin, on pourrait ajouter que, depuis, la reproduction mécanisée des images s’est adjointe comme nouveaux procédés la sérigraphie, l’offset et maintenant les procédés numériques ou informatiques. La poursuite de cette évolution ne remet pas en cause l’analyse développée dans cet essai. Au contraire, elle la confirme et la conforte et, de plus, elle a profondément bouleversé la pratique et la diffusion de l’art de l’estampe.

« Permanence de l’impermanence » de Thierry Santoni, estampe numérique (Cl. Édition 100toni)

Une évolution irrésistible et irréversible

Dans cette évolution, peu après la seconde guerre mondiale, au mitan du XX° siècle, les techniques traditionnelles de l’estampe ont perdu toute utilité et fonction économique dans la reproduction en masse des images et des œuvres d’art. En revanche, continuant un mouvement amorcé à la fin du XIX° siècle, l’art de l’estampe s’est revendiqué comme producteur d’œuvres d’art elles-mêmes et non plus comme reproducteur de celles-ci. Cette prétention au statut d’œuvres d’art en soi de l’estampe a par ailleurs engendré de délicates questions quant à la notion d’authenticité, étudiée plus avant dans l’essai de Walter Benjamin et dont l’examen rigoureux éloignerait du sujet principal de ce propos sur l’estampe numérique.

Si l’on considère l’art de l’estampe comme la capacité de l’imagination humaine à produire grâce à la main (ou à des manipulations volontaires) des images multipliées et reproductibles, alors tous les moyens techniques que l’humanité peut ou pourra inventer dans l’avenir pour cela s’intègrent dans l’art de l’estampe. Que cette intégration se fasse avec lenteur ou avec réticences, comme ce fut le cas pour la lithographie ou la sérigraphie et comme c’est encore le cas aujourd’hui pour les procédés numériques, ne change rien à l’affaire. Ces procédés sont un avatar technique de plus dans cette longue évolution générale de la production des images. Elle est et sera irrésistible et irréversible.

L’estampe n’est pas une photographie

Bien évidemment, la photographie, à cause de son procédé intrinsèquement objectif, comme le souligne Walter Benjamin, n’est pas entrée, il suffit de le constater, dans l’art de l’estampe. Elle a suivi un chemin autonome et cela pour deux raisons. D’une part, parce que les photographes, quels qu’ils soient, même si, par ailleurs, certains d’entre eux peuvent pratiquer l’art de l’estampe, ne se reconnaissent pas comme stampassins et, d’autre part, parce que le public, qui pratique en amateur la photographie dans tous les âges de la vie sait parfaitement ce qu’est une image photographique. En revanche, dans l’esprit du public règne, pour toutes les autres images, une grande confusion. Le public a souvent bien du mal à différencier une estampe d’un dessin, voire d’une peinture, etc. Pour lui, l’image photographique possède une existence patente alors que toutes les autres images ne se particularisent guère entre elles, hormis celles qui sont animées et sonores dans le cinéma ou la vidéo.

« Capture » d’Isabelle Champion Metadier, photographie et dessin numérique
(Cl. Galerie Catherine Putman)

Cependant, par une de ces ruses dont l’évolution des techniques fourmille, la production et la diffusion numériques des images aujourd’hui, grâce à l’emprise d’Internet et la diffusion universelle des téléphones portables, a gommé toute différence matérielle entre la photographie, manipulée informatiquement ou non, l’image numérique produite à partir de logiciels idoines et l’estampe numérique. Car, passer de l’une à l’autre est particulièrement aisé. Les imprimer sur un support papier avec toutes les garanties de fidélité et de définition ne présente aucune difficulté. Leur créateur les nomment alors à leur gré comme photographie, image numérique ou estampe numérique, voire à l’instigation de certains industriels en « digigraphie ». Ainsi inscrites sur le papier rien matériellement ne peut les distinguer. Qui plus est, même des estampes conçues avec des procédés traditionnels peuvent suivre ce chemin en étant numérisées et imprimées « digigraphiquement ».

Dire la perplexité du public devant toutes ces images imprimées relève de la litote. La confusion entre toutes ces incarnations de l’image en est la principale source, tant le public est maintenant baigné dans un flot interrompu d’images de toutes sortes. Nommer précisément la chose (encore faudrait-il que le vocabulaire disponible le puisse et soit consensuel entre tous les acteurs de l’image imprimée et ainsi sanctionné par l’usage) éclairerait mieux le curieux ou l’amateur sur la nature de la chose : photographie, image numérique, estampe numérique ou « digigraphie », impression offset, etc. ou estampe traditionnelle en toutes ses variantes ? Cette responsabilité de décrire précisément la chose repose essentiellement sur tous ceux qui les créent et tous ceux qui les diffusent. Comme le dit le proverbe : « Il ne faut pas faire passer les vessies pour des lanternes », elles éclairent moins.

La dématérialisation de l’estampe

L’essentiel des objections contemporaines à l’introduction des procédés numériques ou informatiques dans l’art de l’estampe s’induisent sur le fait troublant que, dans tous ces procédés, la matrice et le support de l’image sont virtuels et évanescents, dématérialisés en quelque sorte. Jusqu’il y a peu, et au moins jusqu’à la sérigraphie, l’estampe possédait donc une matérialité affirmée dans sa matrice faite de bois, de métal, de pierre ou de soie, etc. L’image dont elle était porteuse, s’incarnait, grâce aux encres pigmentées, sur un support corporel, le papier ou toute autre matière souple. L’estampe numérique a donc perdu une de ces enveloppes corporelles. Sa matière s’est évanouie dans une matrice, au sens mathématique du terme, composée de signes abstraits, créés et composés de diverses manières dans une danse d’électrons. De plus, cette matrice n’a plus vocation à un seul mariage de chair car elle peut s’incarner sur de multiples supports : du traditionnel papier à la photophorie virtuelle de l’écran d’un ordinateur ou d’un téléphone portable.

« Le cœur net » de Valérie Boivin, dessin scanné et manipulations numériques
(Cl. Atelier Engramme Québec)

L’estampe numérique ?… Quelles vertus ?

Dernières questions et non des moindres. L’art de l’estampe perdure en tant que producteur d’œuvres d’art en soi, authentiques et originales, car les stampassins, artistes à part entière, savent user des vertus expressives propres à chaque procédé de l’estampe. Par un pertinent retour des choses même des artistes photographes renommés confient souvent à l’héliogravure le soin d’ajouter à leurs tirages les qualités intrinsèques de l’estampe comme ce soyeux qui sied si bien aux belles épreuves sur vélin d’art. Ces vertus expressives gisent tant dans la matrice que dans l’art d’imprimer l’image sur son support. Il n’est pas le lieu ici de décrire les vertus expressives de chacun des procédés traditionnels utilisés par l’estampe avant le règne du numérique. Mais où gisent-elles les vertus expressives propres à l’estampe numérique ? Sont-elles vraiment différentes de celles des images numériques qui foisonnent sur « l’écran noir de nos nuits blanches » qui apparaissent bien plates et froides quand elles s’incarnent sur un support traditionnel comme le papier ? Toutes ces questions restent encore en suspend.

Toutefois, cette absence ou bien plutôt ce manque de révélation des vertus expressives particulières à l’estampe numérique ne saurait la condamner a priori. Ce manque apparent ou momentané est-il le fait de la jeunesse de ces procédés ? Peut-être, est-ce tout simplement dû au fait que l’estampe numérique n’a pas encore trouvé ses génies artistiques. L’avenir de la vie artistique tranchera bien plus sûrement cette question que toutes les polémiques engagées à son sujet qui visent, peu ou prou, à décourager ceux qui s’y aventurent. Cela aurait pour conséquence de détourner de l’art de l’estampe les nouvelles générations qui s’intéressent vivement et à l’estampe traditionnelle et à l’estampe numérique. L’optimisme conseillerait de leur laisser portes ouvertes et de laisser le soin au temps le temps de faire son œuvre.

Claude Bureau

Nota bene : on pourra lire sur le même sujet un article signé par Marie-Cécile Miessner, Rémi Mathis et Céline Chicha-Castex, « L’estampe numérique », Nouvelles de l’estampe [En ligne], 238 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2019, https://doi.org/10.4000/estampe.1059