Paysage et estampe – 8

Le Val de Loing

L’art paysager essaima dans tout le sud de la Seine & Marne, en particulier dans le Val de Loing, les artistes, déjà séduits par Barbizon ou Fontainebleau et son environnement, voyageant à la découverte de nouveaux sites, ou s’installant dans des bourgades alentours. Nombreux étaient des peintres qui gravaient parfois à l’eau-forte, manière qui s’adaptait le mieux à leur geste, mais dont les œuvres peintes étaient, pour leur diffusion, traduites en gravure ou en lithographie par des spécialistes de l’art.

Comme Camille Corot (1796-1875), inspiré tant de scènes “à sujet”, historiques ou religieuses, – qu’il intègre dans de vastes paysages -, que de scènes paysagères d’après nature où, sous l’influence de ses camarades de Barbizon, il s’efforcera de restituer les effets subtils de la lumière et de la couleur ; il grava peu, mais utilisa la technique du cliché-verre, inventée en 1853 par Constant Dutilleux (1807-1865) et Charles Devasary (1837-1885).
Comme Théodore Rousseau (1812-1867), sans doute le plus fidèle de la région de Barbizon (il habita Grande Rue, au n° 55) et “grand refusé” de nombreux salons parisiens, car jugé trop puriste de la représentation paysagère ; il fut souvent reproduit en gravure, par des graveurs comme Félix Bracquemond ou Théophile Chauvel (1831- ≈1914). Comme Gustave Courbet (1819-1877), l’un des artistes les plus marquants du siècle, auteur de plus d’un millier d’œuvres, apôtre d’un certain réalisme pictural, mais transgressif dans ses approches et ses provocations ; il fut mêlé dès 1848 à l’effervescence de la Commune de Paris, et sujet, tant dans les milieux artistiques que politiques, de critiques des plus intenses… S’il fréquenta durant sa vie nombre de lieux, comme Ornans, son village natal du Doubs, Paris, – où il habita rue de Harpe puis rue d’Hauteville -, la côte normande ou les reliefs du Jura, pour finir exilé en Suisse près du lac Léman, il connut Barbizon et certains de ses peintres, comme Corot ou Millet. Il y aurait effectué un premier séjour vers 1840, visitant la forêt de Fontainebleau. Il y fera plusieurs peintures, notamment, d’après Georges Riat dans sa monographie ”Gustave Courbet, peintre“ (1906), “Franchard” et ses gorges, “Paysage de Fontainebleau, forêt” (1841) et y serait souvent retourné jusqu’à la veille de 1870.

Charles-François Daubigny (1817-1878), qui séjourna en 1843 au 21 Grande Rue à Barbizon, fut porté par les scènes paysagères plus particulièrement en métamorphoses au gré des saisons et de la lumière selon l’heure de la journée, avec ses variations lumineuses et colorées. Il est un artiste en recherches et suggestion du ressenti devant le spectacle de la nature, prémices de l’impressionnisme. Il apparaît que ses rencontres avec Camille Corot et Gustave Courbet furent déterminantes dans son art.

“Printemps”
Eau-forte de Théophile Chauvel (1876), d’après Charles Daubigny
© The Trustees of the British Museum

L’évoquer, c’est le placer un peu en parenthèse dans notre évocation, car son séjour dans la région fut relativement court. Toutefois, sa manière d’approcher la nature pour la peindre est suffisamment originale pour qu’on le cite, d’autant que l’idée, dans l’esprit du grand public, fait référence à un autre artiste : Claude Monet, au travers d’une huile sur toile datant de 1874 due à Édouard Manet et intitulée : “Claude Monet peignant dans son atelier”, ou encore d’une manière plus explicite : “Monet sur son bateau”. Mais c’est Daubigny qui eut la primeur de l’idée. En effet, fasciné par l’eau et ses reflets, il s’était procuré en 1856 une barque de passeur, comme il y en avait encore pour aller d’une rive à l’autre, et l’avait aménagée en bateau-atelier pour mieux fixer ses impressions : « Le Botin« . Le nom se réfère au mot flamand “Botkin” qui signifie “petite boite”, et qui aurait été crié alors, par un marinier, l’esquif ayant vraisemblablement gêné la péniche. Daubigny et son fils Karl le baptisèrent de ce sobriquet.

Prenant l’eau à partir de 1867, le bateau se retrouva bientôt dans le jardin de Daubigny,… à usage de buvette ! En 1868, il en fit construire un second, plus grand, doté d’une cabane en sapin confortable avec de petites fenêtres latérales, et des coffres renfermant le matériel nécessaire pour vivre à bord. Cela avec le même nom de baptême auquel un second « t » fut ajouté. La région entre Seine et Loing aurait pu retenir Daubigny, mais il avait fait choix d’un autre lieu, entre Seine et Oise, en particulier celui des bords de cette dernière, près d’Auvers. Un lieu qui est devenu de grande notoriété, comme Barbizon.
Daubigny s’installa ainsi sur l’Île de Vaux, qui devint alors son “quartier général” et attira beaucoup d’artistes.

Une gravure de l’une de ses élèves et admiratrice, Léonide Bourges, archivée aux Archives départementales de Seine & Marne, et prélevée page 19 dans son album “Daubigny, souvenirs et croquis” (1894) évoque l’artiste, mentionnant quelques personnalités présentes, comme son fils, le peintre Karl Daubigny, le peintre Pierre-Édouard Frère (1819-1886), également lithographe et graveur sur bois, parfois en eau-forte, spécialisé dans les scènes de la vie quotidienne dites de genre.

Le Bottin, sur l’île de Vaux – Eau-forte de Léonide Bourges
Tirée de Souvenirs et croquis (1894)
© Archives départementales de Seine & Marne

On peut lire :  « L’Île de Vaux était le quartier général de Daubigny. C’était là que les amis, les artistes, venaient se grouper autour de lui et lui demander des conseils. Et Frère a fait du Bottin, des artistes et de l’île, une bien charmante étude. Je fis ce jour-là ce petit dessin dans lequel vous reverrez Auvers tel qu’il était alors : le domaine des paysagistes. » Daubigny fera plus de trente toiles de ce lieu. Il s’intéressa aussi à l’estampe, réalisant ici et là quelques lithographies et 127 eaux-fortes.

Le Bateau atelier
Eau-forte et pointe sèche (1861) – Charles-François Daubigny
© The Trustees of the British Museum

Voici l’artiste peignant dans son atelier, représenté sur une gravure (12,7 cm x 18,0 cm) imprimée sur papier japon. Avant de revenir à notre thème Seine & Marnais, il est juste de signaler que d’autres lieux de la région, ont attiré les paysagistes d’alors. Ainsi Bougival ; Écouen, cher à Pierre-Édouard Frère ; Igny ; L’Îsle Adam, domaine de Jules Dupré ; Les Vaux de Cernay ; Ville-d’Avray illustré par Corot,.. Un livre de Frédéric Henriet, illustré d’eaux-fortes, évoque le petit monde des artistes paysagistes. Intitulé : “Le paysagiste aux champs” (1876), il est une sorte de reportage réaliste, teinté d’empathie et d’humour, nourri d’impressions et de souvenirs, puis de digressions sur les artistes dans leur état d’être, sans oublier la société dans ses jugements sur “ces inclassés glorieux qui sont le luxe d’une civilisation”.

Cette parenthèse faite, revenons au Val de Loing, qui fut d’une attraction majeure pour les artistes, et dont nombre de lieux conservent la trace de leur passage. Ainsi Moret-sur-Loing, belle cité médiévale sujette à de nombreuses œuvres, essentiellement peintes, par des personnalités comme Camille Corot et Camille Pissarro, Francis Picabia et Gustave Loiseau, et où séjourna et finit sa vie Alfred Sisley (1839-1899). Sans oublier Thomery et Grez-sur-Loing, au Sud de Fontainebleau, des villages où se distinguèrent aussi des femmes, artistes remarquables.

(à suivre)

Gérard Robin

Sergio Birga

Le cercueil de Sergio Birga à Saint-Nicolas-des-Champs
le vendredi 3 septembre 2021 (Cl. M. Préaud)

Deux nouvelles, une mauvaise et une bonne… La mauvaise nouvelle est le décès subit de notre camarade Sergio Birga, peintre et graveur, survenu le jeudi 26 août, dans sa quatre-vingt-deuxième année. Il venait de mettre la dernière main au catalogue raisonné de ses œuvres, il était temps (« Vous ne savez ni le jour ni l’heure », Matthieu XXV, 13). J’avais eu il y a quelques années le plaisir d’esquisser le portrait de son atelier et de découvrir son travail (« Vue lointaine sur Beaubourg », Nouvelles de l’estampe, n° 260, 2017, p. 58-63, accessible en ligne). Il était originaire de Florence, installé à Paris depuis 1967 avec son épouse Annie, elle bien française, professeure de lettres classiques. C’était un couple très uni, et très catholique. Ils fréquentaient tous deux assidûment la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, dont l’église est enrichie de beaux tableaux. C’est là qu’Annie a fait célébrer une messe vendredi 3 septembre après-midi. La photographie relativement récente posée sur son cercueil montre Sergio presque dans la même attitude que son autoportrait peint de 1982, la pipe en moins.

Sergio Birga, Autoportrait en 1982, huile sur panneau, coll. part.

Sergio était plus peintre que graveur, mais il avait tout de même chez lui une pièce vouée à l’estampe, avec un cabinet bien encombré où trônait une presse à taille-douce adaptée à l’impression des bois et linos qu’il travaillait de préférence, mêlant les deux matières pour les images en couleurs, le bois pour le trait, le linoléum pour les aplats. Ses sujets de prédilection étaient plutôt littéraires (Kafka, par exemple), mais il a traité aussi des thèmes musicaux, ne négligeant pas le jazz, ainsi que des paysages.

Sergio Birga, Le Tas de pois à Camaret,
bois et linoléum en couleurs, diam : 28 cm, 1999

Sergio Birga travaillait principalement avec la galerie Saphir, 69 rue du Temple, dans le 3e arrondissement de Paris.

Maxime Préaud

Paysage et estampe – 7

La forêt de Fontainebleau (3)

Si les artistes vont investir la région, en particulier la forêt de Fontainebleau, certains sur les pas et les premiers fléchages des sentiers de Denecourt, ils ignoraient une grande particularité des lieux, qui nous emmène à l’origine lointain de l’art stampassin : la gravure !

Anne-Sophie Leclerc, conservatrice du patrimoine et responsable du Musée départemental de préhistoire d’Île de France, évoquant en particulier ce « Territoire de chasse à courre prisé par les rois et même ancienne forêt royale, terre de prédilection pour les peintres du XIXe siècle venus travailler en plein air “sur le motif” », écrira en avant propos d’un superbe ouvrage photographique de Emmanuel Breteau intitulé : « Mémoire rupestre, les roches gravées du massif de Fontainebleau, » cette remarque : « Si les chasseurs du domaine royal – et on peut les comprendre – sont passés à côté des gravures, les peintres, trop absorbés semble-t-il par le pittoresque du chaos rocheux et probablement plus attirés par la lumière que par la pénombre des abris-sous-roche et l’abstraction de leurs motifs, n’y ont pas davantage prêté attention. Les écrivains non plus, du moins à notre connaissance. Pour ne citer qu’un exemple, Robert Louis Stevenson, dans « La Forêt au trésor », évoque “la sauvagerie du chaos rocheux” et “les châteaux de roche blanche“, mais ne dit rien sur les gravures. Bien que ces abris aient été parfois visités, comme l’attestent quelques graffitis d’époque historique, ce n’est qu’en 1868  qu’apparaît la première mention de l’existence de gravures rupestres dans le massif de Fontainebleau ». Cette évocation pourrait apparaître anecdotique dans notre propos, mais nous sommes ici dans un des hauts lieux de la gravure ou, tout au moins, du geste de gravure.

“Abri aux orchidées” Les trois Pignons – Massif de Fontainebleau
(Cl. Maïté Robin)

La première gravure de la pierre que l’on ait trouvé est néandertalienne, datée d’après les sédiments environnants à plus de 37 000 ans ; elle se trouve sur le territoire de Gibraltar, au lieu dit Gorham’s Cave, une grotte en bordure de mer, creusée dans la falaise. Un geste originel qui pourrait être encore plus lointain, et remonter à près de 50 000 ans. On trouve également de telles traces, mais bien plus complexes, – donc beaucoup plus récentes -, dans le sud de l’Ile-de-France, au sein du massif gréseux de Fontainebleau, comme ici au lieu-dit : Les Trois Pignons. Leur datation les situerait vraisemblablement au Mésolithique, soit d’une ancienneté de 9 000 à 5 000 ans. Des gravures qui seraient curieusement postérieures aux magnifiques représentations rupestres magdaléniennes, essentiellement animalières, dont Lascaux, Chauvet, Altamira, etc. sont les témoignages. Voici des exemples de gravures trouvés dans “l’abri aux orchidées”.

Gravures rupestres de l’abri aux orchidées (Cl. Maïté Robin)

Depuis 1975, date de sa fondation, un organisme local, le G.E.R.S.A.R. (Groupe d’Études, de Recherches et de Sauvegarde de l’Art Rupestre), dresse l’inventaire de tous les abris gravés de la région. Ils témoignent que la région, notamment entre Seine et Loing mais aussi au-delà, dans la vallée de l’Essonne, devait être alors un lieu de mutation entre l’état pur de chasseur-cueilleur et les prémices de l’état d’agriculteur, car nombre d’espaces présentaient des zones limoneuses propices à la culture et l’élevage. Et outre la fertilité des sols, la forêt et les cours d’eau permettaient la chasse et la pêche… D’où déjà une certaine sédentarisation, favorable à l’expression gravée.

Ces abris ornés sont peu profonds, souvent peu accessibles, au travers d’ouvertures étroites, où l’artiste devait parfois ramper et adopter des positions souvent inconfortables pour travailler. Faire une photographie met en lumière ce problème ! On en dénombre aujourd’hui près de 2 000.
Quant à la gravure elle-même, elle utilise généralement la technique du rainurage (par va-et-vient abrasif d’un racloir minéral), avec des tracés le plus souvent rectilignes, exprimant des figurations rarement figuratives mais essentiellement abstraites et géométriques, dont l’interprétation est encore sujette aux questionnements. On peut imaginer la tentative d’inscrire, pour la conserver, la trace matérielle d’idées ou encore de rites, enfin de quelque chose auquel tenaient les habitants du lieu. Le motif représenté est essentiellement le sillon, seul ou en série, développé parfois en quadrillage et pouvant être associé à d’autres motifs ; des cupules apparaissent parfois…

Ce grès des roches était un matériau relativement facile à graver car tendre structurellement, dès lors, bien sûr, que l’on possédait une pierre plus dure, comme le silex. « Seul le silex, matériau indispensable à la confection des outils et des armes, n’était pas disponible sur place, mais le chemin à parcourir pour atteindre les gîtes de la vallée du Loing ne dépassait pas quelques dizaines de kilomètres », précise l’archéologue Daniel Simonin.

On est loin, bien sûr, de la gravure telle que nous la connaissons dans son esprit ou la pratiquons. Par contre, il est intéressant d’évoquer une pierre gravée qui a été trouvée dans le site magdalénien d’Étiolles, dans l’Essonne. Elle est figurative et procède d’un art consommé de l’art préhistorique. Il s’agit là d’un témoignage rarissime de l’art paléolithique en Île-de-France, datant d’environ 13 000 ans ! On est confondu par la perfection et la justesse de la représentation chevaline.

Pierre gravée d’Étiolles et relevé dessiné du graphisme
Musée départemental de Préhistoire d’Île-de-France, Nemours
(Cl. Gérard Robin)

Il s’agit d’un galet de calcaire près de 3 kg, de dimensions approximatives 20×30 cm où, au premier abord, la lecture apparaissait difficile. Il a fallut de l’intuition et le regard perspicace des chercheurs-préhistoriens, pour découvrir, à partir de prises de vues réalisées en lumière rasante, sous différents angles d’éclairage, les fins graphismes – gravés au silex -, que recèlent l’une des faces du galet. La représentation dessinée est due à Gilles Tosello et Carole Fritz, du Centre de Recherche et d’Étude pour l’Art Préhistorique (C.R.E.A.P.) de Cartailhac, à Toulouse.

Voilà, pour terminer en beauté cette évocation, sur un graphisme que l’on pourrait trouver sur une de nos gravures contemporaines, et qui invite à faire étape au Musée de Préhistoire de Nemours, passionnant dans sa présentation générale et dans ses manifestations. Il reste à suivre nos artistes du XIXe siècle dans leurs découvertes esthétiques gravées.
(à suivre)

Gérard Robin