Trésors du Petit Palais

L’entrée de l’exposition (Cl. Gérard Robin)

« Trésors en noir & blanc »
Exposition au Petit Palais
Avenue Winston Churchill 75008 Paris
12 septembre 2023 au 14 janvier 2024

Un bien bel endroit que ce Petit Palais, édifié par l’architecte et Grand Prix de Rome Charles Girault (1851-1932), pour l’Exposition Universelle de 1900, et converti en musée des Beaux-arts en 1902 pour accueillir les collections municipales d’art de la Ville de Paris, alors enrichie par un legs d’importance, celui des frères Dutuit. Durant plus de vingt ans, de 1903 à 1925, les lieux furent embellis et décorés, voûtes et murs, pour cette célébration de l’art. Mais nous n’aurons guère le plaisir, renouvelé bien sûr, le vestibule franchi, de nous promener dans les pavillons et galeries où peintures et sculptures enchantent le regard, jusqu’au paisible jardin central et son péristyle… Car la présente sollicitation est majeure et nous conduit dès l’entrée en sous-sol, pour une exposition liée justement au legs Dutuit.

On sait que les deux frères, Eugène (1807-1886), collectionneur semble-t-il autodidacte mais érudit, et Auguste (1812-1902), possesseurs à la mort de leur père en 1852 d’une immense fortune, s’étaient consacrés à collectionner avec un grand discernement des œuvres d’art, allant de l’Antiquité classique au Moyen Âge et à la Renaissance, se passionnant également pour la peinture hollandaise du XVIIe siècle et, bien sûr, les arts graphiques. Le musée s’était alors accru, sous le geste philanthropique du cadet, – après le décès de son frère et d’Héloïse, leur sœur -, de près de 20 000 œuvres d’art, dont 12 000 gravures, s’y ajoutant des fonds de financement destinés à l’entretien de la collection, voire à son enrichissement. Ce qui eut lieu d’ailleurs, avec utilisation des arrérages du legs, jusqu’à l’an 2000. La collection Dutuit occupe l’aile droite du Palais.

Autre ambiance d’accueil, en bas d’escalier : l’espace feutré et en pénombre légère de l’exposition « Trésors en noir & blanc ». Une scénographie de Violette Cros qui s’avère idéale au recueillement de l’amateur d’estampes, pour découvrir en presque intimité, Albrecht Dürer (1471-1528), Jacques Callot (1592-1635), Rembrandt (1606-1669), Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828)… L’espace, agrémenté de kakemonos où quelque portrait d’artiste joue les transparences, est compartimenté pour présenter les artistes, accueillir les techniques, un panneau leur étant consacré, avec un bref texte explicatif et, en dessous, une vitrine présentant les outils et produits concernant chaque manière (gravure sur bois; burin; eau-forte en noir et blanc et eau-forte en couleurs; lithographie), y incluant en exemple, planche ou pierre (pour la lithographie) et impression correspondante.

Espace Rembrandt (Cl. Gérard Robin)

C’est essentiel, pour le visiteur non familier de l’estampe, afin qu’il puisse apprécier les œuvres présentées. Il faut dire aussi que la qualité de celles-ci interpelle chacun, du novice à l’amateur éclairé. Le fait, pour votre serviteur, de disposer d’un  smartphone  avec une application loupe, permet de vraiment mesurer l’exigence de ces artistes en matière de qualité des tailles. Quelle maîtrise dans le savoir-faire, quelle leçon pour qui souhaite entrer aujourd’hui en gravure ! Et quel talent !

Il faudrait plus d’espace d’écriture pour évoquer les ressentis éprouvés devant chaque estampe… Mais je mentionnerais quelques unes de mes haltes préférées. Ainsi :  « Melencolia », burin de Dürer qui suscite toujours les interrogations. J’ai d’ailleurs en tête un roman que je viens de lire, « La part des cendres », d’Emmanuelle Favier, superbe évocation littéraire qui évoque cette gravure à plusieurs reprises ; elle décrit notamment la réaction de l’un des personnages du récit, Marcel, qui, analysant l’image, « a été saisi d’une authentique mélancolie, à force de méditer en vain sur les éléments épars d’une image dont les interprétations ont rempli des volumes sans retrancher une once d’opacité, une seule plume d’aile au mystère qui s’en dégage. »

« La Foire d’Impruneta », grande eau-forte de Callot (43 x 67,5 cm) présentant une scène de foire de près de 1300 personnages et animaux, tous traités avec la plus grande minutie et une vitalité naturelle exemplaire. Les agrandissements sont bluffants.

« La Pièce aux cent florins » de Rembrandt, gravée en eau-forte, pointe sèche et burin, évoquant Jésus guérissant les malades ; une création exemplaire par son traitement du clair-obscur, et de la partition graphique réussie, entre ombre et lumière.

« El sueño de la razon produce monstruos », aquatinte de Goya de la série « Los Caprichos », avec le message fort « de bannir les nuisibles croyances communes et de perpétuer […] le solide témoignage de la vérité ».

Jacques Callot – « La Foire d’Impruneta » (1620)
3e état et détail (Cl. Gérard Robin)

Au passage, d’autres artistes sont aussi évoqués, à découvrir ou redécouvrir, comme Marcantonio Raimondi, Antonio Pollaiolo, Lucas de Leyde, Jacobus Neffs,…

Puis la promenade nous mène à une partie complémentaire de l’exposition, issue du musée de l’Estampe moderne, galerie située dans l’aile gauche du Petit Palais et créé en 1908 sous l’impulsion du conservateur, puis directeur, Henry Lapauze (1867-1925), désirant ouvrir le lieu à la création contemporaine, après un appel à la générosité du public. L’occasion de découvrir des portraits, dons du collectionneur Henri Béraldi (1849-1931), comme La Marquise de Pompadour par Adolphe Lalauze (1838-1906), Victor Hugo, d’après Bonnat, par Léopold Massard (1812-1889), Ingres par Luigi Calamatta (1801-1869), lui-même gravé par David-Joseph Desvachez (1822-1902) ; des œuvres issues de commandes de la Ville de Paris comme le burin du « Triomphe de l’art », d’après Bonnat par Jules Jacquet (1841-1913) ou Edmond de Goncourt par l’aquafortiste Félix Bracquemond (1833-1914) ; des dons d’artistes, avec les signatures de Jules Chéret (1836-1932), Félix Buhot (1847-1898), Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), André Devambez (1867-1944), Edgar Chahine (1874-1947) ; enfin des offres du galeriste Georges Petit (1856-1920), qui s’ouvrent sur l’eau-forte en couleur… Que de belles visions que l’on espère gravées dans l’esprit !

Une visite, donc, qui est un véritable enchantement, même si l’amateur de photographie souffre parfois de ne pouvoir enregistrer sur son appareil, en parallèle à l’observation, quelques souvenirs pérennes qui soient de qualité, les vitres protectrices des œuvres réfléchissant inévitablement les points lumineux de lampes, malgré leur hauteur et leur distance. Ce qui, heureusement, ne gène pas le regard mobile du spectateur, qui élimine naturellement ces éléments ponctuels parasites. Mais pas l’optique ! Rappelons que l’exposition a été conçue par : Annick Lemoine, directrice du Petit Palais et commissaire générale, Anne-Charlotte Cathelineau, conservatrice en chef du patrimoine, chargée des collections antérieures à 1800, Clara Roca, conservatrice du patrimoine, chargée des collections postérieures à 1800 et Joëlle Raineau, collaboratrice scientifique au département des arts graphiques.

Gérard Robin

In choro bestiarum

Vue d’ensemble (Cl. Gérard Robin)

« In choro bestiarum », exposition
Atelier de la Fondation Taylor
1 rue La Bruyère 75009 Paris
2 au 25 novembre 2023

Avant de monter à l’atelier de la Fondation Taylor, où « La Taille et le Crayon » présente son nouvel opus de « In choro bestiarum », l’enchantement vous étreint dès les rez-de-chaussée et sous-sol, lesquels, depuis notre dernier passage, ont été rénovés et transformés pour accueillir les expositions (y prévoyant un espace dédié au baron et à son action), et où en plus resplendissent des œuvres des artistes talentueux présents sur les murs. Ainsi celles du plasticien néerlandais Antonius Driessens, maître de l’illusion, avec des trompe-l’œil en bois et en textile denim en deux dimensions, qui mettent en valeur et réhabilitent en beaux montages aux reliefs réalistes, qui s’accrochent comme des tableaux, des matériaux rejetés ou usés dont la société se défait. Ainsi celles de Saïd Farhan, qui a quitté son Irak natal mais en évoque la quintessence culturelle et mémorielle, celle de Bagdad la rayonnante, intensifiée par l’exil, dans de belles compositions de signes et de textures, généralement peintes mais certaines gravées… Ainsi, bien sûr, celles de notre buriniste, Catherine Gillet, qui, au travers de titres expressifs, taille dans le métal des bribes de sa sensibilité picturale et inscrit dans la vacuité du papier des visions abstraites spatiales, gravées ici et là, véritables fragrances graphiques…

Puis, au quatrième étage, coupé d’une mezzanine agrandie, le choc des images !

Sous la grande baie donnant sur la rue La Bruyère, de grandes surfaces à la pierre noire et au fusain, rehaussés d’encre de Chine, évoquent un bestiaire préhistorique jaillissant d’éléments du corps humain. Que l’auteur invité d’honneur, le plasticien et clarinettiste Benjamin Bondonneau, artiste pluriel, qualifie comme « des natures mortes au noir pour lire l’animal qui est en soi ». Le ton est donné pour cette manifestation originale et surprenante, organisée par les curateur et curatrice Carlos Lopez et Catherine Saltiel, et dont ce serait le deuxième volet, mais inédit pour moi et donc grande surprise, car je n’avais pu découvrir la précédente. Un ensemble hybride où voisinent dessins et estampes, conformément aux statuts de l’association dictés par les présidents honoraires, Pierre Chahine et Claude Bouret, et qui est une véritable performance…

Dessins de Benjamin Bondonneau (Cl. Gérard Robin)

Quel thème ! Il faut alors invoquer celui qui fut à la base de cette inspiration et qui a séduit l‘équipe de « La Taille et le Crayon » : Raphaël Saint-Rémy. Il est un personnage singulier, car écrivain et aussi musicien (piano, hautbois, ondes Martenot, etc.), qui se réfère dans ses écrits, ici, au naturaliste britannique Charles Darwin (1809-1882) pour imaginer et décrire, dans « Des espèces en voie d’apparition », un bestiaire fantastique et fantasque de quelques 113 animaux imaginaires, accompagné dans l’édition (« Le Chant du moineau », 2016) de 16 gravures de Benjamin. C’est à partir d’éléments du texte original, que s’est alimenté le souffle créateur des artistes membres de l’association et invités, et par lequel la manifestation a pris forme. Évocations marquées du label évident de l’interprétation, mais nécessairement créatives dans l’imaginaire de chacun, et au final originales.

« Le sphinx siamois de l’iris », Nathalie Grall (Cl. Gérard Robin)

Nombre de créations, baptisées de noms improbables : « Hippogon, Envolorse, Slote, Alcakl, Clatch, Bestiole Pinocchio, Mues Voyageuses, Iurle, Rimiche, B’Naya, Sapo.Bot, XZ, Jerobo, Polythenepterus Horibilis, Elabore, Dago, Giaco, Chor-Kiwou, Inobar, Queirdcoreutopia, Aquabon, Impaire, Lappyfish, Oiseaupin, Aguf, Merciarios, Achdeuzotte, Staccate, Anatos, Trouk, Equus Gangloffi, Leste, Ourbis, Élabore, Omne-Cisaille, Parog, B’No, Borbore et Serre Gond Drapant… » ont envahi les murs de l’atelier. Des formes de vie qui, à la réflexion, tiennent du possible (on en découvre toujours de nouvelles), y ajoutant la naissance bien réelle dans le passé de l’« Humanus Praedator », espèce polychrome, toujours en expansion et qui menace désormais la « Planète bleue », la pollue et la déchire, œuvrant curieusement à sa propre disparition…

Mais fermons la parenthèse et revenons en cimaises : taille-douce, taille d’épargne et gaufrage y évoquent magnifiquement les visions de Raphaël Saint-Rémy. Citer tous les acteurs de ces représentations, 42 dessinateurs et graveurs, tant la richesse d’expressions accroche et séduit le regard, me semble difficile. La lecture du catalogue, où chaque intervenant relie sa création à ces bestioles imaginées permet une approche fine de leur expression.

Sans oublier les manifestations annexes exceptionnelles qui eurent lieu le vendredi 17 novembre : une performance de Ivan Sigg, artiste et écrivain, poète et dramaturge, animateur et consultant en innovation et créativité en entreprise, avec le dévoilement d’un « Serre Gond Drapant » et la naissance d’un « Kalao tri-Korne » ; et le samedi 18 novembre : la lecture d’une sélection de textes de Raphaël Saint Rémy et ceux imaginés par les artistes, avec Joëlle Pehaut, Delphine Herscovici, Catherine Saltiel et Paule Laurian. Compliments à « La Taille & le Crayon » et ses artistes, en particulier les président et vice-président, Carlos Lopez et Yves Dodeman, pour leur esprit novateur. Et merci à Véronique Murail, autrice d’un « Perpétuel sans queue ni tête », pour son accueil lors de notre visite.

Gérard Robin

Drôles de manières

Grande salle du 1er étage (Cl. Gérard Robin)

Exposition au Château des Tourelles
19 avenue de la Maréchale 94420 Le Plessis-Trévise
6 au 30 octobre 2023

Le cuivre est, naturellement après polissage, miroir. Lorsque, en taille directe, l’outil s’en approche, il saisit les images évanescentes du visage qui le scrute ou de la main qui le sculpte ; puis la surface va accueillir, par la pointe d’acier des tailles douces et ordonnées qui vont substituer d’autres motifs, ceux-là incrustés, nés de l’imaginaire et de la créativité du manipulateur : le graveur. Mais il est des artistes, en quête d’aventures, qui vont se risquer dans l’incertitude de la nuit du métal, lorsqu’on le prive de sa brillance, pour y puiser alors des lumières cachées révélatrices de leur pensée profonde, pourquoi pas de leur âme, cela à la recherche d’autres visions, brisant l’angoisse possible de la noirceur par l’imposition d’une clarté choisie et modulée, qui donne sens, génératrice d’images nouvelles.

Ces alchimistes d’une manière que l’on a qualifié de noire – la « mezzotinte » – vont chercher le néant provisoire, qui peut naître de la surface du métal, lorsque le berceau l’agresse de ses pointes en multitude, brisant le reflet possible et devenu une sorte de brouillard qui semble arrêter tout cheminement du regard. Une plage semble-t-il de vacuité, vierge, mais aussi de plénitude latente. On sait alors que, si l’on remplit d’encre noire la myriade de ces creux ourlés par essence de barbes soyeuses, et que l’on y met en contact la surface d’un papier, celui-ci se parera d’un noir velouté, profond et superbe, déjà récompense du voyage intérieur créatif et sensuel à venir. Pour le praticien, l’espace temporel de l’action permet la maturation du projet, la pensée déjà bercée par le mouvement instrumental, indicateur du travail en cours, puis des outils qui vont intervenir pour exprimer et façonner le motif.

Ce sera alors, à l’aide du grattoir et des brunissoirs, que l’artiste outrepassera ensuite le noir pour le pourvoir de tonalités suaves et nocturnes, en valeur ou en sfumato, qui sont créatrices du graphisme pictural recherché et inscrit dans la matière. Structure d’intensité, forte mais fragile, qu’il faudra, pour compléter le propos, faire parer par un spécialiste d’une fine couche de fer, aciérer dit-on, dans le but de la faire résister aux sollicitations de l’impression. Au final, tout un art, bien maîtrisé par peu !

Au château des Tourelles, superbe demeure bourgeoise néo-gothique de la fin du XIXe siècle, sise dans un parc du Plessis-Trévise, dans le Val de Marne, et devenue galerie d’art de la ville, cinq de ces magiciennes et magiciens sont sur cimaises : Braun, Joffrion, Jumeau, Nadejda et Vasquez. Manifestation qui serait une première en France, – tout simplement -. Avec un titre original qui marque ce temps fort de la gravure  : « Drôles de manières ». Une manifestation qui, – sans manière on peut l’imaginer -, sera imprégnée, sinon hantée comme il se doit dans un château, de l’esprit de personnes du passé forcément curieuses de ce qu’il advint de cette technique : Ludwig von Siegen, Ruprecht du Palatinat, Wallerant Vaillant, Elisha Kirkall, Jacob Christoph Le Blon, les divers inventeurs et perfectionneurs du procédé, sans oublier Abraham Blooteling, le créateur du berceau.

Plusieurs personnalités locales honorèrent de leur présence réelle le vernissage, comme  Didier Dousset, maire du Plessis-Trévise et conseiller métropolitain à la Métropole du Grand Paris, Frédéric Buthod, directeur de l’ARAP (Association rencontres animations plesséennes), Sophie-Charlotte Riedinger, la responsable des expositions. Toutes ravies de présider l’événement et d’accueillir dans les belles salles dédiées du château, un public fort intéressé par le propos.

Le discours d’inauguration, par Frédéric Buthod (Cl. Gérard Robin)
Les artistes, de gauche à droite :
Pierre Vaquez, Manuel Jumeau, Michèle Joffrion, Nadjeda Menier et Guy Braun

Et de découvrir un petit espace didactique dédié à la technique, avec une vidéo démonstrative (sept minutes pour tout comprendre), et des exemples de planches, natures ou aciérées, accompagnées de leur tirage. Mais surtout pour découvrir un quintette d’artistes inspirés, remarquable par la diversité picturale offerte au regard, presque ineffable car du domaine vibratoire. Et cela, dans un espace blanc aux amples baies, sur deux étages, avec des mises en cimaise équilibrées, où le mélange des œuvres en harmonie graphique les unes par rapport aux autres, se soutiennent et se parlent, ou, au contraire plus isolées, expriment toute leur force. Cela, en manifeste du désir habité par tous de bien partager leurs créations et leur passion, au travers de quinze œuvres en cimaises,

Guy Braun. Président de la section gravure du Salon des Artistes français, dont il avait reçu, en 2017, la médaille d’honneur, après avoir été distingué, en 2012, par les prix Pinet de l’Académie des Beaux-Arts et ADAGP du Salon d’Automne de Paris. Conférencier et professeur de gravure, il est le chef d’orchestre et compositeur avisé des partitions visuelles du concert gravé intitulé « Drôles de manières » , marquées par la justesse de la sélection des artistes choisis. L’éventail des sujets qu’il traite montre sa maîtrise technique, et en particulier sa sensibilité picturale. Anne Mounic (1955-2022), dans la préface du catalogue poétique « Anatomie d’un geste » (Édition de l’atelier GuyAnne), avait écrit, sous-titré La ciselure du singulier : « L’œuvre gravé, et plus largement l’estampe, est varié et tient son unité de la personnalité de l’artiste, qui ne se satisfait jamais de ce qu’il parvient à maîtriser. Il lui faut toujours se porter au-delà de l’instant présent au long d’une quête existentielle qui vise à ouvrir d’autres possibilités. Ainsi l’exploration des techniques de l’estampe […], sur des supports et avec des matériaux différents, se confond-elle avec un perfectionnement de l’acuité expressive et de sa justesse. Deux termes résumeront sans doute mieux que tout la qualité du travail de Guy Braun : profondeur et mouvement. » (Chalifert, 7 juin 2013).

Michèle Joffrion. Prix 1999 de la Fondation Taylor ; prix Colmont 2006 de l’Académie des Beaux-Arts ; médaille d’honneur 2014 du Salon des Artistes Français, elle fut l’élève du graveur François Verdier (1945-2014), professeur d’exigence (constructive, précise-t-elle) à l’école d’art plastique de Niort, qui lui fit découvrir les différentes manières et qui, en 2008, au terme de l’apprentissage et du parcours remarquable de l’élève, la considéra comme une grande récompense dans sa vie d’enseignant. C’est la révélation de la manière noire qui bouleversera le besoin d’expression artistique de Michèle, devenant le support d’une recherche incessante de l’émotion, – quand du noir jaillit la lumière -, une démarche complexe mais parfaitement maîtrisée de transcription de sa résonance intérieure, allant de la maturation spirituelle du dessin à la transcendance poétique de l’estampe. Une écriture de clartés boréales, mais pas que, génératrice d’harmonies, de formes et de vibrations qui animent une vision de vie, vestige peut-être d’un vertige abyssal.

Autre espace du 1er étage (Cl. Gérard Robin)

Manuel Jumeau. Médaille d’argent 2009 au Salon des Artistes Animaliers, médaille d’or 2011 au Artistes de la Ville de Paris ; médaille d’honneur 2018 et prix Taylor 2022 au Salon des Artistes Français, il se présente comme graveur de l’imaginaire, ses œuvres étant une ouverture vers l’évasion, le rêve et une lumière transcendée par la force du noir. De belles visions, dont j’adore les paysages épurés, et des évocations, pleines de profondeur, parfois d’humour. Chacune de ses gravures, quelque part, interpelle. Et l’artiste de préciser que la phase de préparation de la plaque, le berçage, cette période d’abnégation qui pourrait être fastidieuse, ne l’est pas, devenant un temps nécessaire de maturation de son idée de base. Lors d’une rencontre à Meulan en Yvelines, en 2019, Manuel Jumeau avait dit : « Graver, c’est donner de la lumière à la vie, c’est faire jaillir l’idée du fond de son âme ». Puis évoquant sa technique, dans le catalogue d’exposition : « La manière noire est pour moi l’expression de l’espérance de la lumière qui est au fond de nous ».

Nadejda. Pour Nadia Menier, dite Nadejda (espérance en russe), les principales sources d’inspiration, ressenties en coups de cœur, sont les mondes du vivant. Une recherche visant à établir un lien entre le visible et l’invisible. « C’est le mystère caché des êtres et des choses, qui m’intéresse », dit-elle, invitant le spectateur à la découverte de ses œuvres réalisées en manière noire. Une démarche créative où il lui faut apprivoiser le temps, – car réaliser un cuivre lui demande deux à trois mois -, et qui, au travers de phases ponctuées de tirages d’état -, va évoluer. Elle précise : « J’aime qu’une image en amène une autre, de partir du noir, de voir ce mystère qui va se dégager au fur et à mesure, le résultat n’étant jamais ce qu’on a prévu. C’est l’image qui va dicter sa loi, sa personnalité. À moi de voir si je vais me laisser faire ou s’il me faut composer ». D’où des appels à la pointe sèche ou à l’eau-forte, ajoutant : « L’idée de superposition de cuivres est très présente dans mon travail ». Au final, une superbe ode à la nature, et où le visage humain est révélateur des pensées qui l’habitent, et interroge.

Pierre Vaquez est un artiste singulier, pas tant parce qu’il excelle, par sa maîtrise du mezzotinte, au rendu parfait du noir, dans sa douceur, et dans les contrastes enchâssés de beaux clairs obscurs, mais par des mises en scène picturales originales nées d’un univers graphique fantastique qui semble nourri, dit-on, de cinéma muet et de bande dessinée. Son œuvre gravé, évocateur de visions étonnantes, souvent teintées d’humour, en est témoignage vibrant. C’est également ainsi, à partir de manières noires, qu’il a réalisé les illustrations de plusieurs albums pour la jeunesse, dont « Aspergus et moi », écrit par l’excellent Didier Lévy (Éditions Sarbacane). Une gageure esthétique pour des ouvrages destinés aux jeunes, lesquels sont friands de couleurs. Ce livre a été récompensé par le prix Landerneau 2018, ce n’est pas peu dire ! Comme il fut écrit à ce propos sur Francetvinfo.fr/ culture, le 14 mars 2018, – et cela s’applique aux cinq graveurs de la sélection – : « Pierre Vaquez démontre que du noir, avec ses multiples nuances, peut jaillir la lumière. »

Et la lumière, au travers de l’excellence mezzotintiste des auteurs de ces « Drôles de manières », ne peut en effet que surgir, et rayonner ! Et c’est beaucoup plus qu’une impression, car c’est l’essence même du procédé quant il est bien utilisé comme ici ! Quelle belle initiative que cette manifestation, dont on ne peut que souhaiter la création d’autres opus tout aussi remarquables !

Gérard Robin

Nota bene : Cette exposition propose deux matinées spéciales, à 15h30, pour en découvrir plus. Une Conférence et démonstration le samedi 14 octobre 2023 et une visite guidée le samedi 21 octobre 2023.