Les temps changent…

« Retour au calme » de Pauline Barzilaï, atelier La Fraternelle

Sous ce titre un peu provocateur, « Les temps changent… », le Centre national des arts plastiques, en partenariat avec l’Association de développement et de recherche sur les artothèques, met en valeur les treize artistes lauréats de la commande publique et nationale d’estampes 2023, sous-titrée « Œuvres d’art imprimées », avec l’exposition des œuvres à l’Artothèque de Caen du 3 février au 6 avril 2024 et la mise à disposition du catalogue de cette exposition en libre-service sur Internet. Ce sont donc six cent quarante-huit estampes contemporaines qui entrent ainsi dans le patrimoine national en consultation publique dans le réseau des trente-quatre artothèques françaises.

Un autre avantage de cette opération est d’avoir aussi mis en valeur les treize ateliers qui ont contribué à la création de ces œuvres imprimées. Aujourd’hui, du fait de la tendance à la baisse du nombre de tirages obtenus à partir d’une même matrice créative ― baisse due en grande partie à la rareté des ventes à laquelle la commande publique ne saurait à elle seule remédier ―, la chaîne entre la création et l’atelier de production a tendance elle aussi à se distendre. Il faut donc savoir gré aux organisateurs de cette opération d’avoir promu, en même temps que les créateurs, les imprimeurs des œuvres. Car le nombre de ceux-ci a aussi tendance à se restreindre malgré qu’ils soient si divers tant dans les compétences qu’ils mettent en action que dans leur implantation géographique.

« Vision I » de Leah Desmousseaux, Héliog – Atelier Fanny Boucher

Si la technique de la sérigraphie1 est largement représentée dans les œuvres sélectionnées dans cette commande publique, on y trouve aussi l’aquatinte, l’eau-forte pure, le gaufrage, l’héliogravure au grain, la lithographie, le pochoir, la risographie et la « split foutain », variante de la sérigraphie. Chacune étant explicitée dans le glossaire du catalogue. Une reproduction de chaque œuvre figure dans ce catalogue, accompagnée d’une notice sur l’artiste suivie d’une fiche historique et documentaire sur le domaine technique de chaque atelier. On pourra télécharger librement ce catalogue instructif en suivant le lien ci-dessous2.

Claude Bureau

1 Pour en savoir plus sur la sérigraphie suivre ce lien.
2 Le catalogue de « Les temps changent… » est ici.

La belle Andalouse

Eau-forte sans titre, 62×98 mm (Cl. Claude Bureau)

Au XXe siècle, pendant l’exposition universelle de Séville, au 32 calle Sierpes de la vieille ville, entre deux vitrines menuisées et à petits carreaux j’ouvris la porte vitrée de la galerie d’estampes « A. Roldáy », aujourd’hui remplacée par une boutique de vêtements. Après la lumière aveuglante de la rue, dans un frais clair-obscur, cette galerie d’art se garnissait de son sol jusqu’à son bas plafond et sur ses trois murs d’une armada de tiroirs en bois sombre. De la même essence et de part et d’autre de son allée centrale deux meubles bas à tiroirs eux aussi se surmontaient d’une sorte de comptoir. À l’extrémité de l’un d’eux trônait une antique caisse enregistreuse mécanique qui datait sans doute de la fin du XIXe siècle.

D’emblée le galeriste avec entrain disposa sur le comptoir près de la caisse tout un jeu d’estampes tauromachiques accompagnées de gitanes flamencos, de vues pittoresques de la capitale andalouse et même de tirages sur un beau papier de la mascotte de l’exposition universelle. Ne parlant ni le castillan ni l’andalou ni lui le français je tentai de lui faire comprendre dans un sabir anglo-saxon mêlé de force gestes que je cherchais autre chose comme estampes. Apparemment déçu et contrarié, le galeriste se dirigea vers son autre comptoir et d’un air embarrassé ouvrit quelques-uns de ses tiroirs pour en extirper plusieurs estampes de différentes dimensions qui s’éloignaient des poncifs touristiques. Parmi elles, une petite gravure guère plus grande qu’un timbre-poste captiva mon regard et me plongea dans une rêverie que ne parvinrent pas à troubler des touristes qui s’engouffrèrent alors dans la galerie et se dirigèrent vers les estampes bariolées de l’autre comptoir.

La cuvette de l’estampe que j’admirais s’accordait harmonieusement aux marges du papier. Dans son modeste rectangle tout un monde végétal s’animait. Il s’agissait d’un jardin luxuriant – une huerta andalouse sans doute – dont chaque trait par la pointe gravé soulignait la nature paisible. Une brume évanescente dissimulait le sol d’où s’élançaient sur la droite et sur la gauche les palmes déployées de dattiers. Au centre, sous un arbre isolé au tronc tordu se laissaient deviner un bassin et son jeu d’eau. À l’extrême gauche, devant un taillis plus sombre, deux piliers et leur linteau de pierre suggéraient un porche ou la margelle d’un puits dans un pays où, sous le soleil qui arde, l’eau demeure un bien rare et précieux. Impeccablement imprimé, le tirage portait, tracés par un léger crayon, le numéro cinq sur cinquante et une signature aérienne mais illisible. Au verso figurait le prix de trois mille cinq cents pesetas. Au vu de ce prix, à l’époque, modique, l’affaire fut vite conclue. Je m’enquis de l’auteur de ce petit Éden. Un peu gêné me sembla-t-il, le galeriste écrivit rapidement au dos, au crayon et à côté du prix : « Mercedes de La Gala mujer sevillana ». Cependant, pressé de servir les nouveaux arrivants, il ne m’en dit pas plus et me laissa suspendu à ma curiosité. Quelle était donc cette dame sévillane dont il venait d’écrire le nom ?

Au XXIe siècle, malgré quelques recherches par Internet tant hispaniques qu’étasuniennes, Mercedes de La Gala garde encore tout son mystère. Pourtant l’image qu’elle a créée conserve sous mes yeux toute son évidence esthétique. Ainsi possédons-nous tous, blottie au fond d’un tiroir, serrée dans un carton à dessins ou accrochée au mur, au moins une estampe dont on ignore tout de l’artiste qui l’a conçue et gravée. Voire pire, dont on ignore le nom que ne décèle pas un paraphe illisible et qu’aucun autre document ne vient éclaircir. Malgré cette ignorance, l’image de cette estampe nous a plu et, surtout, nous plaît encore, comme cette belle eau-forte andalouse gravée par cette dame sévillane, Mercedes de La Gala.

Claude Bureau

Nuages et nuées

 

« Nuages et nuées IV » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Exposition d’estampes
Salle Jean Renoir 7 Villa des Aubépines
92270 Bois-Colombes
8 novembre 2023 au 7 janvier 2024

Éric Durant, qui enseigne par ailleurs la gravure à l’école Olivier de Serres, pratique avec virtuosité l’estampe polychrome. Il grave plusieurs plaques de linoléum qu’il imprime ensuite en taille d’épargne en superposant ses couleurs choisies avec soin. Cette manière exige une grande précision tant dans la gravure de chacune des matrices que dans le report sur le papier de celles-ci bien repérées à chaque passage sous la presse et dans les transparences des teintes utilisées afin d’obtenir de subtils dégradés. Cette exposition, qui met en valeur les variations d’harmonies colorées souvent de mêmes matrices, exprime ainsi toute la maîtrise qu’a atteinte le graveur dans cette nouvelle série proposée au public.

« Nuages et nuées IX » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Il y a neuf ans, dans une très longue série d’estampes de divers formats, monochromes ou polychromes, il avait scruté les « Vagues et déferlantes » des côtes basques ou bretonnes qui sans cesse et sur des rythmes périodiques vont et viennent sur les rivages dans un vacarme qui semblait sourdre de ses images. Ici, avec « Nuages et nuées », dans des formats à l’italienne plus modestes (30 x 40 cm), il invite le spectateur à lever le regard vers les cieux et à le porter dans les lointains. Avec cette manière polychrome si caractéristique, il met en scène ces énormes machineries thermodynamiques toujours changeantes qui emplissent le panorama sous nos yeux sans qu’on sache très bien où l’on est. Seule, tout en bas de l’image, une simple ligne minuscule horizontale rappelle l’endroit que ces nuées sauvages dominent : digue d’un marais, estran à marée basse ou grève apaisée.

« Nuages et nuées VIII » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Plus que figuratives, ces estampes tirent pourtant celui qui les regardent attentivement vers l’abstraction. Là où leurs musiques silencieuses l’entraînent vers des pensées évanescentes. Au-delà de la pesanteur des masses d’eau qui ont disparu de notre horizon, il faut se laisser porter dans la rêverie par les ailes de ces harmonies de couleurs qui emplissent par leur dynamisme les images d’Éric Durant.

Claude Bureau