Arrêt du 26 mai 1660

Quand il a fallu décider d’une date pour établir la première fête de l’estampe, sur le même modèle que celle de la musique, des moulins ou des voisins, le choix était délicat tant le calendrier pullulait de jours fériés et de commémorations. Le 26 mai s’imposa assez naturellement car il célébrait la date anniversaire de l’arrêt en conseil d’État de 1660, plus connu du monde stampassin sous le nom d’édit de Saint-Jean de Luz. Celui-ci exemptait les graveurs de l’assujettissement à une communauté de métiers et les considérait ainsi comme des artistes libéraux. Toutefois, le choix de cette date ne se voulait pas une simple commémoration d’un passé lointain mais bien plutôt celle de l’actualité d’un texte dont les termes conservaient une résonance profonde et vivante dans notre époque.

Logo de la Fête de l’estampe (Cl. Manifestampe)

Sans entrer dans les détails historiques de la genèse de cet arrêt, que les curieux et férus d’histoire pourront trouver dans les ouvrages signalés ci-dessous (1), la lecture du texte original est particulièrement édifiante et propice à quelques réflexions sur l’estampe d’aujourd’hui. Le plus souvent, la mémoire de cette lecture retient la décision prise bien plus que les trois principaux arguments qui la motivent et qui la fondent et qui, en outre subtilement, renvoient aux jours que nous vivons.

La résonance aujourd’hui de cette décision semble quelque peu paradoxale car elle émane d’un pouvoir que le jeune roi forgeait vers l’absolu régalien et dont, un an plus tard, Nicolas Fouquet allait subir tous les effets de sa rigueur. Afin de juger de ce paradoxe voici sa décision :
« […] Sa Majesté, estant en son conseil, […] a maintenu et gardé, maintient et garde l’art de la graveure en tailles-douces, au burin et à l’eau-forte, et autres manières telles qu’elles soient, et ceux qui font profession d’iceluy, tant régnicoles qu’estrangers, en la liberté qu’ils ont toujours eue de l’exercer dans le royaume, sans qu’ils puissent être réduits en maîtrise ny corps de mestiers, ny sujets à autres règles ny controlles sous quelques noms que ce soit, laissant les choses comme elles ont toujours esté jusqu’à présent dans cette profession.[…] »
Paradoxal n’est-il pas ? En effet, un libertaire radical d’aujourd’hui peut y applaudir à deux mains avec enthousiasme, tant elle s’accorde à son slogan : « Toute licence en art ! » Et, même s’il on est plus modéré, comment ne pas souscrire à l’actualité et la pertinence de cette décision dans notre république, quelque peu jacobine et administrativement tatillonne, où des tentations d’immatriculer, de répertorier ou de contrôler la pratique de l’estampe, voire de la régenter par des codes éthiques ou déontologiques, resurgissent de temps à autres, y compris dans les rangs du monde stampassin.

Affiche de la Fête de l’estampe 2020 (Cl. Manifestampe)

Il en va de même pour les trois autres arguments (2) développés en appui de cette quasi ode à la liberté de faire, et, qui résonne tout autant dans le cœur de chacun.
« […] la graveure en taille-douce au burin et à l’eau-forte, qui dépend de l’imagination de ses autheurs, et ne peut être assujetty à d’autres loix que celles de leur génie […] qu’aucun de ses ouvrages n’estant du nombre des choses nécessaires qui servent à la subsistance de la société civile, mais seulement de celles qui servent à l’ornement, au plaisir et à la curiosité, […] »
Ce passage éveille un écho puissant avec l’estampe telle qu’elle se pratique maintenant. En 2020, l’estampe ne joue pratiquement plus aucun rôle utilitaire et économique dans la reproduction et la diffusion des images, d’autres technologies l’ont remplacée dans l’avalanche d’images qui nous assaillent chaque jour. Néanmoins, il lui reste l’essentiel : sa plasticité expressive, l’agrément de l’imagination, la force du talent, voire du génie artistique. Toutes ces qualités qui excluent la routine et la répétition des formes laborieusement apprises, ainsi que le souligne le deuxième argument :
« […] ce seroit asservir la noblesse de cet art […] de le réduire à une maîtrise dont on ne pourroit faire l’expérience régulière et certaine, puisque la manière de chaque auteur de la graveure est différente de celle d’un autre, la diversité y estant aussi grande et aussi nombreuse qu’il y peut avoir de dessein[…] »
Enfin, le dernier argument utilisé, s’il avait pour but, à l’époque, d’attirer auprès du jeune roi les meilleurs talents européens, prend un relief inattendu à l’heure où le repliement derrière quelques frontières est devenu si contraire à l’expression artistique qui par essence se veut universelle.
« […] au lieu d’ouvrir la porte aux estrangers que leur génie et leur courage ont élevez au-dessus du commun, c’estoit leur interdire l’entrée du Royaume, en les menaçant d’une contrainte […] au lieu de les attirer par un accueil favorable, […] »

La référence à cet arrêt, chaque 26 mai, n’est donc pas un ornement historique surajouté. Comme un manifeste, elle conserve toute sa vigueur afin de fêter.l’estampe comme il convient en ces temps où notre liberté de faire est devenue si précieuse.

Claude Bureau

(1) Marianne Grivel,‌ Le commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1987 (voir ici), Maxime Préaud, Pierre Casselle, Marianne Grivel, Corinne Le Bitouzé, Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis, 1987 (voir ici), Rémy Mathis, Le « sr de Lavenage », Paris, Nouvelles de l’estampe n°252, 2015 (voir ici).
(2) Ceux-ci auraient été repris ou inspirés du mémoire en défense présenté au conseil par Robert Nanteuil.

Des caractères

Sans prétendre à être ceux de La Bruyère, les petits caractères imprimés, qui les font vivre typographiquement, composent un ménage avec l’estampe depuis son origine. Ils disent ainsi toute la consanguinité qui perdure entre le livre imprimé et l’estampe. Car, l’une et l’autre s’abreuvent à la même eau : le signe porteur du sens. Que ce signe soit des lettres, idéogrammes ou hiéroglyphes ou soit le graphe incisé d’une image.

Les caractères de l’écriture alphabétique, pour se cantonner au seul monde occidental, constituent souvent une part plus ou moins significative de l’image portée par l’estampe. Du monogramme d’Albrecht Dürer si semblable, tout anachronisme mis à part, à un tori japonais dans son élégance graphique, aux eaux-fortes de Jacques Callot avec les lettres de leur légende gravées dans la matrice, en capitales romaines ou en cursives calligraphiées, légende dont celle de sa dernière estampe représentant un banquet sous une treille, tracée par ses compagnons, est si émouvante : «La dernière planche gravée par le deffunt Callot, a laquelle l’eau forte n’a esté donnée quapres sa mort.», en passant par l’inscription monumentale annonçant : «INVENZIONI CAPRIC DI CARCERI…» gravée sur une des premières planches de la série «Les prisons» de Giovanni Battista Piranèse.

Les « Prisons » de Piranèse (Cl. BnF)

Ou beaucoup plus proches de nous, les multiples et merveilleuses lettrines xylographiées par les graveurs qui illustrèrent, de 1923 à 1941, la collection populaire «Le livre moderne illustré», éditée par J. Ferenczi et fils, et dont Clément Serveau assurait la direction artistique. Ou bien de nos jours, placés aux confins de l’image, dans la marge inférieure de l’estampe, comme le veut une coutume bien établie parmi les stampassins, et, qui est parfois contestée, les chiffres fractionnaires, arabes ou romains, de la numérotation, les lettres du titre de l’estampe et la signature manuscrite de l’artiste. Ou bien encore, les caractères dans les ex-libris. Et, enfin, dans l’exercice toujours vivace, auquel se confronte une part importante des stampassins contemporains – souvent avec passion – celui du livre d’artiste où chacun d’entre eux s’applique à la maîtrise des caractères typographiques, calligraphiés ou numérisés, suivant leur choix.

«PH 05 plus» d’Éric Fourmestraux (Cl. Éric Fourmestraux)

Non, l’estampe d’aujourd’hui n’a pas rompu avec les caractères et en use abondamment. En outre, quelques stampassines et stampassins travaillent les signes typographiques comme la matière même de leurs images. Que ces signes soient simplement transposés et calligraphiés cursivement dans la matrice de l’estampe. Ou bien, qu’ils soient gravés ou embossés d’une manière particulièrement élaborée, comme dans les estampes d’Éric Fourmestraux, par exemple. Ou, autre piste encore, tels quels, avec des caractères laissés à leur seule expressivité graphique, comme le faisait chaque année pour ses vœux José Mendoza y Almeida qui gravait sa carte sur un linoléum et qui l’imprimait en couleur sur un bel Ingres vergé au format 21×11 cm, laissant ainsi à son estampe prouver l’éloquence de son talent stampassin.

Carte de vœux 2004 de José Mendoza y Almeida (Cl. Claude Bureau)

Donner des caractères à l’estampe ne semblerait donc pas, ni moins qu’hier ni plus qu’aujourd’hui, relever du domaine de l’incongru.

Claude Bureau

Nota bene : pour en savoir plus sur José Mendoza y Almeida, plus connu comme graphiste de caractères typographiques que comme graveur, on se rapportera au mémoire de Lucie Jullian DSAA de l’école Estienne, que l’on peut télécharger ici.

Estampe sérigraphiée

La majorité du public use plus volontiers du vocable gravure que du terme estampe ; dire d’une image : «c’est une gravure» rassure l’éventuel acheteur, mais dire : «c’est une estampe» le plonge le plus souvent dans la perplexité. Des explications complémentaires à vocation pédagogique, du genre : «Pour créer une estampe, on peut graver une matrice. On peut aussi utiliser bien d’autres manipulations et transférer une image sur le papier sans procéder à aucune gravure.» Voilà une vérité qui replonge notre éventuel acheteur dans une perplexité plus grande encore. Dire : «c’est une lithographie» l’emporte peut-être dans des souvenirs de pierre ou d’écriture bien flous. Dire : «c’est une sérigraphie» augmente encore ses interrogations. Décidément, le monde de l’estampe, pour notre éventuel acheteur, ressemble à un monde peuplé d’énigmes. Et, devant la complexité de la chose, il hésite encore à concrétiser sa tentation d’achat.

Mothi Limbu, « Transmission » (Cl. ÉditionTchikebe)

Universalité de la sérigraphie

Pourtant, la sérigraphie, sans que nous le sachions, est bien présente partout dans la vie quotidienne et nos objets familiers : boîtes de conserve, flacons de verre où se gardent des fragrances rares ou des liqueurs capiteuses, tissus soyeux ou confortables, maillots de sportif, cartes de crédit, jouets d’enfant, ustensiles ménagers, cadrans des tableaux de bord d’automobiles, claviers manipulateurs de portables électroniques, affiches publicitaires, calicots des foires-expositions, voiles des catamarans géants, ballons colorés des montgolfières, etc. Bref, il n’est pas un domaine d’activité contemporaine qui échappe à la sérigraphie. Elle est de taille très modeste, comme le trombone frappé au logo de l’entreprise, ou plus considérable en longueur, comme les laizes de soie imprimée des carrés «Hermès» . En regard des surfaces sérigraphiées par l’industrie, la part de celles consacrées à l’art reste dérisoire.

Dans l’art, comme dans l’industrie, une des causes essentielles de son intérêt et de son succès réside dans la souplesse du procédé. Sans se perdre dans les détails techniques, la sérigraphie fonctionne, dans son principe, simplement. Il suffit d’un cadre sur lequel est tendu un écran, tissé de soie à l’origine, aujourd’hui de nylon, d’une table d’impression, d’une racle en matière souple, d’une surface support de l’image, du papier et, enfin, de l’encre, une encre plutôt épaisse. Préalablement à l’impression, les pores de l’écran sont obturés là où l’encre ne doit pas passer. Pour imprimer l’image, le cadre et son écran sont disposés sur le papier, l’encre est versée dans le cadre et la racle, passée sur la surface de l’écran, chasse l’encre sur le support au travers des pores laissés ouverts. L’image est ainsi transférée. Pour imprimer une image polychrome, comme celle de Roy Lichtenstein ci-dessous, plusieurs écrans seront nécessaires, en principe un par couleur.

Roy Lichtenstein, « Composition musicale II » (Cl. Cornette de Saint-Cyr)

La sérigraphie artistique

Dans le domaine artistique, le procédé sérigraphique jouit de tous les avantages de la lithographie traditionnelle sans en avoir les inconvénients, particulièrement dûs à la pesanteur des blocs de pierre et à l’encombrement de sa presse, il ajoute au rendu lithographique une souplesse qui se prête à toutes les expressions plastiques possibles.

Au vu de sa légèreté, l’artiste se constitue aisément son propre matériel et l’utilise dans son atelier. Il dessine directement sur ses écrans, ou il découpe ses pochoirs avant de les coller sur ceux-ci, ou bien il combine ces deux manières avant d’imprimer lui-même ses estampes. Toutefois, il peut aussi faire appel à un imprimeur sérigraphiste. En revanche, dans ce cas-là, en plus de la méthode manuelle de composer les écrans sérigraphiques, lui sera ouverte la possibilité de transférer sur ceux-ci son image par des moyens photographiques ou numériques. Avec ces procédés, pour peu que le papier choisi soit identique, il sera alors quasiment impossible de différencier les estampes sérigraphiées de l’image originale, comme, par exemple, la planche originale d’une bande dessinée en couleurs de sa multiplication sérigraphique. Avec la sérigraphie, tout est possible.

Jean-Claude Floc’h, « Hommage à Roy Lichtenstein »
(Cl. Cornette de Saint-Cyr)

Gagner la confiance de l’amateur

Tant pis diront les uns, tant mieux diront les autres. Comment alors notre éventuel acheteur, baignant de plus en plus dans une expectative impatiente, peut-il s’y retrouver ? Comme pour l’estampe lithographiée ou gravée, la confiance de l’acheteur repose seulement et nécessairement sur l’honnêteté de l’artiste, de son éditeur, de son imprimeur (taille-doucier, lithographe, sérigraphiste, etc.) ou de son galeriste. Cette confiance s’établit, au libre choix du créateur, sur le monogramme serti dans l’image ou sur une numérotation rigoureuse ou sur une signature olographe du tirage ou sur un certificat d’authenticité, etc. toutes choses destinées à rassurer notre éventuel amateur enfin décidé à acheter l’estampe proposée. Quant à la valeur esthétique de cette estampe gravée, lithographiée ou sérigraphiée, c’est une autre histoire qui dépend du talent de son créateur, sans doute, mais aussi de notre acheteur qui aura reconnu cette valeur ou qui ne l’aura pas appréciée.

Claude Bureau