Le stupéfiant image

Heureusement pendant  Confinement III, les librairies restent ouvertes. On peut donc encore, pour une lecture jubilatoire et roborative, se procurer cet ouvrage : « Le stupéfiant image » de Régis Debray, édité chez Gallimard. Si le style c’est l’homme, ici le style foisonne ! (François Mitterrand savait choisir sa plume et ses hommes liges…) Grand manipulateur de concepts et des mots qui les habillent ou les camouflent, Régis Debray en bon philosophe et médiologue (discipline universitaire dont il est le fondateur et dont un des « Cahiers de médiologie », toujours édité chez Gallimard, s’intitule « Pouvoirs du papier » avec au sommaire, entre autres, une étude de Michel Melot sur des kilomètres de papier…) ne manque donc pas de style et pourrait en passer à d’autres qui en manquent lamentablement. Ouvrage à lire ne serait-ce que pour cela !

Il ne s’agit pas d’un essai, à proprement écrire, mais d’une compilation ordonnée et bien tempérée (Fondements, Monuments, Enseignements, Connivences, Confluences, Résipiscence…) de textes plus ou moins récents (ils n’ont pas encore la saveur de l’historique mais restent pour les plus anciens d’une actualité bien troublante…) dont le sujet principal est l’image fixe (bien qu’étrangement, il consacre la préface de ce livre à l’image animée du cinématographe de naguère…) Une compilation comme une suite dirait-on à son ouvrage « Vie et mort des images » qui avait pour sujet le rôle des images dans la civilisation occidentale. Néanmoins, le vecteur formel de ces images (dessin, peinture, gravure, photographie, etc.) ne sont pas l’objet privilégié dont disserte notre médiologue. Il traite bien plutôt des résonances des sujets, des contenus et des significations de ces images fixes dans notre siècle. Quoique, parfois, il décortique méticuleusement le véhicule formel qui les porte.

En cela, son analyse du statut des images fixes dans la monde d’aujourd’hui est bien proche, intellectuellement s’entend, de la dénonciation faite par Aude de Kerros de la dictature du post-modernisme conceptuel (dit art contemporain) sur nos officialités. Toutefois, sur cette pente, on ne peut pas l’accuser de courtoises diableries frontales. Et, sur l’étendue du savoir et la vigueur de la pensée, Aude de Kerros est à Régis Debray ce qu’une jeune novice des carmélites est à un général des jésuites. On ne navigue pas dans les mêmes sphères (ceci dit plus vulgairement : y’a pas photo !…)

« Le gisant » d’Ernest Pignon Ernest
marouflé en 1971 en multiples exemplaires
sur les pavés et les marches qui montent au Sacré-Cœur
en hommage à la Commune de Paris.

Cependant, s’il connaît la gravure de Rembrandt ou de Dürer, il ignore l’estampe d’aujourd’hui. C’est dommage pour elle et sa notoriété. Par exemple et curieusement, il préfère l’anglicisme street art (à la française) quand il décrit le parcours en placards d’Ernest Pignon-Ernest en négligeant le médium dont il use et qui s’use sur les murs ou les pavés où il le colle ou le maroufle. Malgré cette ignorance partagée par nombre de penseurs contemporains, le lecteur (amateurs d’estampes ou imagier d’estampes) lui passera bien volontiers ses choix conclusifs et photographiques tant ses dissertations sur le stupéfiant image sont sources de jubilation, de réflexion voire de méditation sur l’art de l’imagier.

Outre les fondamentaux, qu’il rappelle dans la première partie de cette compilation, on pourra lire avec délectation sa lettre ouverte au directeur de Beaubourg qui nous (stampassines et stampassins) venge de bien des mépris. Ou bien encore, au sujet de la collusion présente dans notre patronyme, Manifestampe, son court essai sur « Vie et mort du Manifeste ». À lire ou à relire donc, passionnément !

Claude Bureau

Vos papiers !

Papier Arches imprimé en main (Cl. Imprimerie Chauvat-Bertau)

Il ne fait pas bon par ces temps de restrictions de circulation de jeter ses papiers par-dessus les moulins. Bien qu’on puisse réaliser des estampes sur de nombreux supports souples, voire de la porcelaine, comme il est encore d’usage à la Manufacture nationale de Sèvres, le papier demeure leur support privilégié. Les paroles de Serge Gainsbourg chantées par Régine :
« Laissez parler
Les p’tits papiers
A l’occasion
Papier chiffon
Puissent-ils un soir
Papier buvard
Vous consoler »,
pourraient devenir l’hymne des stampassines et des stampassins de toutes manières et de toutes obédiences tant le papier fait la paire avec l’image de l’estampe.

Or, depuis l’époque de la chanson, le paysage papetier a bien changé. S’il subsiste au creux des vallons de nombreux moulins à papier artisanaux dont l’énumération fleure bon la toponymie des territoires : Moulin du verger, Moulin de Pen-Mur, Moulin Richard de Bas, Moulin de la Rouzigue, Moulin du Got, Moulin Vallis Clausa, Moulin de Brousses, Moulin de la Tourne, Moulin de Sainte-Suzanne, Moulin Les Bordes, Moulin du Liveau, etc., dont la production est souvent confidentielle et qui survivent parfois chichement avec l’aide de collectivités territoriales, le catalogue des petits papiers des grands moulins papetiers s’est bien réduit.

Papier coton (Cl. Hahnemühle)

Canson, héritier des frères Montgolfier qui firent monter le papier en altitude, propose deux papiers pour l’estampe : « Barbizon », le bien nommé, et « Édition » plus prosaïque. La papeterie Lana, qui fit le bonheur de certains amateurs stampassins avec ses papiers filigranés à la tête de bélier, à la croix ducale ou aux deux lions, a abandonné ses productions de papier gravure depuis qu’Hahnemühle est entré dans son capital. Restent sur les rangs et diffusés en France : la papeterie Arches, qui continue vaillamment ses produits phares avec quelques restrictions dans les assortiments ; le « Moulin du Coq », Hahnemühle, qui offre une large gamme de grammages et de formats que l’on peut trouver, entre autres, chez « art-papier.eu » animé par un taille-doucier de bons conseils, Michel Cornu ; Joop Stoop, qui fait fabriquer sous son nom une série restreinte intitulée « JS Opal » et, pour le simili-japon, Schut et Clairefontaine. Un choix relativement réduit qui, pour l’instant, semblerait répondre à la demande de la gent stampassine.

Fibres de washi (Cl. Awagami)

Quant au papier Japon traditionnel disponible en Europe, il a suivi aussi le même penchant et il n’offre plus la même diversité qu’autrefois. L’importateur allemand Japico a drastiquement réduit son catalogue de produits disponibles. Awagami, grâce à l’Internet, offre maintenant une partie de ses washi à la vente par correspondance. Cependant, la voie suivie par les papetiers japonais n’a rien à envier à celle suivie par les papetiers européens ; l’éventail des grammages s’est étréci et surtout celui des textures et des tonalités, dont le cahier d’échantillons de Japico, datant de la fin du siècle dernier, témoigne encore de leur richesse au fin fond de mes archives.

Gare à cette pente générale suivie par tous les papetiers du monde vers l’uniformisation. Elle ne peut être que synonyme d’appauvrissement de l’expression artistique. Néanmoins, pour rester optimistes, concluons en chanson et en parodiant Léo Ferré : « Stampassines, stampassins, Vos papiers ! » Prenez-y garde car sans eux vos images ne sont rien !

Claude Bureau

Binômes

« Chair 84 » d’Hiroko Okamoto

Binômes
Exposition d’estampes
6 mars – 20 mars 2021
Galerie Peinture fraîche
29 rue de Bourgogne 75007 Paris

Bien que l’œuvre gravé d’Hiroko Okamoto (1957-2007) puisse faire penser à la géométrie de Benoît Mandelbrot, l’inventeur des fractales, le titre de cette exposition n’est pas un concept mathématique mais plus simplement la confrontation entre des gravures d’Hiroko Okamoto et celles de 22 stampassins contemporains. Ceux-ci, en hommage à cette artiste trop tôt disparue, à l’instar de ce qu’avait fait Pablo Picasso avec Vélasquez et Delacroix, se sont inspirés chacun d’une de ses estampes pour en créer une nouvelle et former ainsi ces binômes éphémères que présente pour une trop brève période la galerie Peinture fraîche sise entre le Palais-Bourbon et le musée Rodin à Paris.

« La pluie VIII » d’Hiroko Okamoto

Les séries d’estampes d’Hiroko Okamoto, Chair, Bruissement, La pluie, Sweater, En haut, Distance, etc. engendrent un monde très particulier tout en finesse et subtilité où les détails répétés du plus minuscule au plus grand, tels des fractales, obligent le spectateur à abandonner ses certitudes visuelles pour se laisser porter, par des chemins de plus en plus ténus au-delà de ses traits si précis, dans une rêverie  profonde. Dans les turbulences d’aujourd’hui, elle impose un arrêt sur image propice à la méditation qui à première vue ne saurait pas naître du côté très prosaïque de son sujet comme dans ChairSweater ou La pluie.

« Que Ilueva » burin de Maria Chillon

Se confronter à un tel monde original était, de la part des 22 artistes présents avec elle dans cette exposition, un exercice périlleux qui pouvait osciller entre imitation servile et transgression iconoclaste. Les binômes présentés ici s’en sortent avec brio et chacun a su conserver sa patte personnelle dans cette confrontation pacifique. Et, contrairement à ce que fit Pablo Picasso avec Vélasquez et Delacroix, tous, même les plus apparemment transgressifs, ont été particulièrement respectueux de l’œuvre dont ils s’inspiraient. Trop diront certains grincheux. Une exposition donc à ne pas manquer.

Claude Bureau

Le catalogue de cette exposition montre côte à côte l’ensemble des binômes accrochés. il est téléchargeable en suivant ce lien.