Callot en Ré

« Siège de Saint-Martin » gravé par Jacques Callot en 1631

Retrouver chaque été une œuvre magistrale de Jacques Callot est toujours source de plaisir esthétique, de découvertes inédites voire d’énigmes à élucider. En effet, la médiathèque La Pléiade de Sainte-Marie de Ré possède1 et expose un « Siège de Saint-Martin », plus connu sous le titre « Le siège de l’île de Ré ». Il s’agit d’une des deux commandes passées par Marie de Médicis à Jacques Callot pour glorifier la prise de la ville rebelle de La Rochelle, en 1628, par les troupes royales commandées par ses deux fils, Gaston d’Orléans et le roi Louis XIII.

Il s’agit d’une gravure hors du commun à bien des égards. Composée de six grandes estampes à la française assemblées et accompagnées dans la marge inférieure d’un avertissement, l’un en latin l’autre en français, et d’une légende numérotée bilingue latin-français, cette œuvre présente une vue cavalière de l’île de Ré dessinée depuis le continent et orientée vers le sud situé ici vers le haut de la gravure. Cette impression d’excellente qualité ne comporte pas les dix estampes originelles de bordure. Celles-ci servaient d’encadrement aux six estampes principales. Ce cadre comprenait dans sa partie supérieure le titre de la composition, dans un médaillon central le portrait de Louis XIII gravé par Michel Lasne, deux cartouches de part et d’autre gravés par Jacques Callot, le tout était relié par des ornements composés de panoplies et de trophées gravés par Abraham Bosse. De la même manière sa partie inférieure, gravée par les mêmes artistes, reprenait cette disposition avec dans le médaillon central le portrait de Gaston d’Orléans. Sur sa partie gauche, en français, étaient gravées, en lettres cursives, une proclamation à la gloire du souverain et une légende numérotée de l’ensemble ; sur celle de droite les mêmes informations figuraient en latin.

Bien entendu, les six estampes centrales captent immédiatement le regard de l’amateur d’aujourd’hui. Assemblées côte à côte grâce à des repères alphabétiques en lettres capitales gravées dans le cuivre, elles brossent un vaste panorama comme vu d’une des machines de Cyrano de Bergerac. Sur la terre de l’île, fourmille une multitude de scènes de guerre avec force cavaleries, régiments de piquiers, d’arquebusiers et charrois de toutes sortes. Sur mer, s’alignent des embarcations de tous tonnages, de la simple chaloupe à de grands vaisseaux toutes voiles dehors. Comment ne pas se perdre dans un tel embrouillamini où les yeux s’égarent ? En s’approchant au plus près des estampes, on peut y distinguer de nombreux numéros, une quarantaine, gravés en chiffres arabes, qui renvoient à ceux de la légende et qui précisent la nature des différentes scènes. Comme le révèle Jacques Vichot dans son étude historique2 cette profusion est due à un artifice artistique. En effet dans cette vue générale, Jacques Callot a mêlé deux campagnes militaires distinctes chronologiquement, celle de 1625 avec la prise de l’île par les troupes royales et celle du siège de la citadelle de Saint-Martin de Ré par les Anglais et le débarquement victorieux pour lever ce siège par l’armée du roi Louis XIII en 1627.

Jacques Callot décrit ici trois débarquements réunis sur une même image, deux français et un anglais. Au XVIIe siècle comme aujourd’hui, les ingrédients de ces opérations militaires sont similaires : imposante armada de navires canonnant à feux roulants préalablement les défenses côtières pour les anéantir, lancement à marée basse des chaloupes d’assaut qui débarquent leurs soldats avec de l’eau à mi-cuisses, grèves du rivage jonchées de cadavres et de blessés, etc. Callot grave tout cela avec une précision et un réalisme diaboliques. Sur la droite des estampes le débarquement royal de 1625 aux Portes sur la plage de Trousse-chemise, à gauche le débarquement anglais de 1627 sur la pointe de Sablanceaux, au centre le débarquement venu au secours de la citadelle de Saint-Martin. Tous les personnages de ces opérations sont parfaitement campés dans leurs mouvements pris sur le vif. Comme leur taille n’excède pas de un à trois millimètres cheval compris, il faut regarder de près chaque scène attentivement. Le tout se déroulant sous un ciel serein à peine suggéré, tout en haut des estampes au-dessus de la ligne d’horizon, par quelques grands traits pâles qui dessinent de sages nuages clairs.

Partie inférieure gauche du « Siège de l’île de Ré » (Cl. Claude Bureau)

Avant la victoire royale, tout l’art de Callot se déploie sur une petite surface de deux estampes, en bas à gauche, au port du Plomb sur le continent où a lieu l’embarquement avant l’assaut final. Sous le regard du roi et de son frère, au premier plan, un officier sans doute, chapeau sous le bras et hallebarde à la main, presse sa troupe d’avancer. Plus loin et derrière le souverain, une activité fébrile règne dans le désordre afférent aux préparatifs d’un embarquement car la marée commande : des charrettes à deux ou quatre roues affluent pleines à ras bords, des mules lourdement chargées les précèdent, dans un va-et-vient des brouettes et des portefaix circulent vers les bateaux, des soldats en rangs serrés prêts à embarquer se hâtent vers les passerelles entre des accumulations de sacs de grains, de mousquets, de canons sans affût, de boulets, de tonneaux de poudre, de roues d’affût démontées, des matelots portant des brassées de piques ou de rames se dirigent vers les embarcations et une passerelle de planches ploie sous le poids d’un tonneau. Le tout gravé avec le souci d’un pittoresque un peu cru, comme ce chien qui défèque à droite au premier plan ou ce matelot situé un peu plus haut qui urine dans le flot.

Suite de la scène du port du Plomb sur la gauche (Cl. Claude Bureau)

Toutes ces scènes s’organisent de bas en haut avec un harmonieux effet perspectif rendu par le traitement des vagues de moins en moins sombres et de plus en plus minuscules jusqu’à la ligne claire de l’horizon. Même si, dans ces six estampes, cavaliers, soldats et matelots se canonnent, s’arquebusent, se mousquettent ou s’estoquent pour s’entre-tuer de belles manières, elles sont exemptes de gibets, estrapades, files de prisonniers entravés et autres incendies de villages, toutes horreurs bien présentes dans « Le siège de La Rochelle ». Réalités cruelles de toutes guerres comme des prémisses à celles que Jacques Callot allait, quelques années plus tard, mettre en scène dans son cahier gravé des « Misères de la guerre » édité par Israël Henriet. Comme quoi son génie artistique a-t-il su transfigurer cette commande de propagande, fût-elle royale, en une œuvre intemporelle et universelle.

Pourtant, une énigme demeure à résoudre. Comme le signale Jacques Vichot, les cuivres originaux des estampes de Jacques Callot ont été préservés. Ils sont passés de main en main avant d’être achetés par l’État en 1861 et conservés à la Chalcographie du Louvre. Cependant, les tirages de Sainte-Marie de Ré ne comportent pas les bordures originelles. Les trois estampes de la bordure inférieure sont gravées horizontalement à l’italienne alors que le texte et la légende, en français et en latin, des bordures originelles étaient gravés verticalement à la française. Si les légendes de ces bordures correspondent, en revanche les textes des placards diffèrent notablement. L’originel est gravé ainsi et proclame : « Callot à tous les potentats de la Terre et à tous ceux qui possèdent et dominent les mers pour la gloire perpétuelle du roy très Chrestien Louis le juste. Empereurs, Roys et Princes et toutes sortes de Souverains. Cette île de Ré que Callot représente l’une des moindres de celles qui sont habitées…/… ainsi que Callot la représente, faict à Paris le douzième Mars mil six cent trente et un. » En revanche, celui des tirages décrits ici est rédigé comme une réclame publicitaire : « Telle est l’Isle de Ré que Callot le Lorrain a représentée avec autant de justesse que d’exactitude, que de grâce, et de finesse à…/… dans la seconde estampe, pareille à celle de l’Isle de Ré qui a pour titre le Siège de la Rochelle. » Ce qui signifie typographiquement et textuellement nullement la même chose.

Par qui et quand ces trois cuivres ont-ils été gravés ? S’agit-il des cuivres de remplacement exécutés par le graveur Andreau en 1755 ? Ce mystère s’obscurcit encore plus car ces trois estampes sont identiques à celles que commercialise actuellement avec les six autres principales  la Chalcographie du Louvre3. Pourquoi, alors que les estampes d’encadrement originelles sont présentes dans les tirages commandés par Jacques Vichot à cette même chalcographie pour en doter certains musées des départements maritimes et que l’on peut encore voir au musée Ernest Cognacq de Saint-Martin de Ré, ces trois estampes bien différentes figurent-elles dans le catalogue de la chalcographie et pas les dix estampes originelles ? Gageons que les fins limiers de l’histoire de l’art pourront peut-être répondre à toutes ces questions et éclaircir ces mystères. Mais, en attendant, allez admirer l’ensemble des six estampes du « Siège de l’île de Ré » gravées par Jacques Callot et exposées à Sainte Marie de Ré. Elles en valent la peine.

Claude Bureau

1 – don des enfants de Nicole Schladenhauffen (1933-2013), résidente hollandaise de cette commune des Charentes maritimes.

2«Les gravures des sièges de l’île de Ré et de La Rochelle (1625-1628) deux chefs-d’œuvre Jacques Callot – Étude descriptive & historique » par Jacques Vichot, directeur du musée de la Marine, 110 pages (1971). Elle est disponible dans la base de données Gallica de la Bnf en téléchargement gratuit.

3 – les six estampes du « Siège de l’île de Ré » et les trois estampes d’accompagnement sont disponibles sur commande et sur devis préalables auprès de la chalcographie.

Terre d’estampes

Les xylographies de Julian Lemousy
et les « Balises » de Marie Heughebaert

(Cl. Anne Paulus)

« Terre d’estampes »
19 mai – 6 juin 2021
Galerie L’entr@cte
3 rue de Versailles
92410 Ville d’Avray

En cette fin de semaine après Confinement III, de nombreuses expositions ouvraient enfin leurs portes. Laquelle choisir ? Tentation d’aller de nouveau admirer l’immense fresque panoramique du commerce mondial en ses quatre points cardinaux peinte par Évariste-Vital Luminais (L’Amérique), Désiré François Laugée (La Russie et le Nord), Victor Georges Clairin (L’Asie, L’Afrique) et Hippolyte Lucas (L’Europe) sous le dôme de la Bourse du commerce de Paris récemment restaurée grâce à la générosité de François Pinault. Répulsion d’avoir à y côtoyer la foule béate s’extasiant sur la fonte de la gigantesque bougie, fac-similé de « L’enlèvement des Sabines » sculpté par Jean de Bologne, comme un cierge en paraffine dressé sous cette coupole par l’hybris de l’un des principaux bailleurs de fonds de l’art dit contemporain. Aussi préférais-je trouver refuge ce samedi-ci en cette « Terre d’estampes » très éloignée de ce factice-là.

Sous ce titre intriguant, qui rappelle sans doute que Ville d’Avray fut la terre d’élection du peintre et graveur Camille Corot, que se cachait-il ? Une pacifique confrontation entre l’art de l’estampe et l’art de la céramique, conçue et intelligemment mise en place dans cette galerie par Anne Paulus et Sophie Domont. Certainement pour souligner la plasticité des pratiques artistiques d’aujourd’hui qui s’expriment volontiers sur plusieurs medium sans en privilégier aucun. Les deux commissaires convient donc le public à contempler des duos ou des trios où estampes et céramiques concertent sur des thèmes communs.

Espace « Mondes » de l’exposition (Cl. Anne Paulus)

Le premier duo, « Mondes », réunit les micro-êtres d’une série d’estampes de Thomas Fouque gravées sur cuivre en micro-format (pas plus de 7×7 cm) où naissent et s’épanouissent tout un florilège de formes vivantes : animalcules, squelettes végétaux, coquilles, accumulations cristallines, etc. En répons, s’alignent en dessous les micro-mondes de Stéphanie de Saint-Marc qui sourdent de boules ovoïdes avec ou sans patte, comme évadées d’un cabinet de curiosités d’antan. Dans une autre salle, un trio, «Flux », plus porté à l’exubérance, dialogue avec trois grands kakemonos verticaux xylographiés par Iris Miranda, la baroque installation monstrueuse et multicolore de Rose Coogan et les xylographies polychromes de Raùl Villulas dont les estampes superposent tailles, couleurs, détails incongrus et matières transparentes en de bien mystérieuses compositions.

Avec les autre thèmes proposés dans les autres espaces : « Origine », « Suspension », « Focus », « Échappées » et « Structures », une caractéristique commune à l’estampe et à la céramique est – me semble-t-il – mise en valeur et pourrait en constituer le fil directeur. Il s’agit de la surface, cette mince couche si ténue faite de pigments pressés que supporte dans l’estampe le papier ou, s’agissant de la céramique, cette mince peau qui fait disparaître le blanc, les gris ou les carmins de la matière soumise à la cuisson car ici plus que le volume des solides présentés importe cette peau qui captive les regards. Ce sont ces surfaces qui dialoguent là.

Espace « Échappées » de l’exposition (Cl. Anne Paulus)

Dans « Suspension », à côté de l’« Aile » de Brigitte Banet, Anne Paulus marie habillement ces deux épidermes, avers et revers accolés dans « Caput mortuum », surface mat du feutre d’un côté, peau plus brillante qui a subi l’épreuve du feu de l’autre. Dans un autre duo, « Focus » peaux et surfaces s’enclosent dans un cercle avec les sérigraphies minuscules de Carina Fihn et les disques irréguliers d’Isabelle Thibault. Du trio « Échappées » les géométries cartésiennes de noir vêtues ne nuisent pas aux « Paysages intérieurs » de Sophie Domont monotypées sur les surfaces orthogonales du papier tissé ni aux plus sombres peaux des cubes, prismes, parallélépipèdes et cylindres de Corinne Guého alors que tous les huis entrouverts par Anne-Marie Rubi déchirent en forts contrastes la surface du papier. Encore avec les peaux rouges et grises de griffures striées de Marie Heughebaert qui magnifient les volumes fonctionnels et banaux des fac-similés de balises de chantier routier renversés sur le sol et qui servent d’image à l’affiche et au catalogue de l’exposition.

Enfin, sur la surface des glacis de Pascale Simonet chemine son fil d’Ariane rouge entre des sombres tunnels en plein cintre et s’enroule comme un éternel retour des gouffres sans réponse alors qu’à l’ « Origine », dans le vestibule de l’exposition, veillent propitiatoires les « Déesses spirales » de Bernard Rémusat et les poupées emmaillotées de Vincent Lallier dont les tissus de terre les ont momifiés au contact du feu. « Terre d’estampes » ? Terre d’asile pour des expressions contemporaines authentiques et sincères, loin, très loin, à des années-lumières d’une bougie factice et mercantile.

Claude Bureau

Commémoration

Espampe de Julien Mélique
(Carte de vœux 2021 de Manifestampe
Visuels de la Fête de l’estampe 2021)

La répétition d’un événement forge sans aucun doute une mémoire commune. Aussi les fêtes anniversaires sont-elles universellement présentes dans la plupart des civilisations humaines. Les circonstances particulières pendant lesquelles elles se déroulent magnifient, altèrent ou dégradent leurs souvenirs. Ceux des Fêtes de l’estampe 2020 et 2021 seront certainement marqués par les restrictions sanitaires louables prises pour obvier la pandémie qui perdure : confinements, couvre-feux et autres laisser-passer. L’estampe de Julien Mélique, dont les sardines confinées et le mot « Liberté » sont l’emblème et le slogan (estampe reprise sur les affiches de cette fête 2021) s’accorde particulièrement avec la date qui en a fondé l’existence, celle anniversaire du 26 mai 1660.

En effet, ce jour-là célèbre et commémore l’arrêt en conseil d’État signé par Louis XIV, arrêt plus connu du monde stampassin sous le nom d’édit de Saint-Jean-de-Luz. Car, dans la lettre de cet édit, il s’agit bien du mot Liberté qui émeut aujourd’hui le monde stampassin en regard des restrictions qu’il a subies ou qu’il subit encore. Voici l’essentiel de la décision prise par le roi en son conseil :

« […] Sa Majesté, estant en son conseil, […] a maintenu et gardé, maintient et garde l’art de la graveure en tailles-douces, au burin et à l’eau-forte, et autres manières telles qu’elles soient, et ceux qui font profession d’iceluy, tant régnicoles qu’estrangers, en la liberté qu’ils ont toujours eue de l’exercer dans le royaume, sans qu’ils puissent être réduits en maîtrise ny corps de mestiers, ny sujets à autres règles ny controlles sous quelques noms que ce soit, laissant les choses comme elles ont toujours esté jusqu’à présent dans cette profession.[…] »

Qui ne peut aujourd’hui applaudir à cette déclaration tant elle résonne avec les sentiments ressentis maintenant par la plupart d’entre nous ? Et, comment ne pas souscrire à l’actualité de cette décision dans notre république, quelque peu jacobine et administrativement tatillonne, où des tentations d’immatriculer, de répertorier ou de contrôler la pratique de l’estampe, voire de la régenter par des codes éthiques ou déontologiques, resurgissent de temps à autre, y compris dans les rangs du monde stampassin.

Commémorer cet arrêt, chaque 26 mai, n’est pas seulement un ornement historique. Sa proclamation conserve ainsi toute sa vigueur pendant la Fête de l’estampe au moment où notre liberté de faire, de s’exposer et d’exposer est devenue si précieuse.

Claude Bureau

Nota bene : On peut retrouver un commentaire de l’édit de Saint-Jean-de-Luz dans l’article publié en 2020 par ce magazine : Arrêt du 26 mai 1660 (voir ici). Pour ceux qui veulent mieux connaître la genèse historique de cet édit, on se référera aux textes suivants : Marianne Grivel,‌ Le commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1987 (voir ici), Maxime Préaud, Pierre Casselle, Marianne Grivel, Corinne Le Bitouzé, Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis, 1987(voir ic i), Rémy Mathis, Le « sr de Lavenage », Paris, Nouvelles de l’estampe n°252, 2015 (voir ici).

 

 

https://journals.openedition.org/estampe/595

http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1986-06-0627-003

http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1988-04-0334-011