Identification fiscale

Dans l’écho publié en avril 2022 sur la signature de l’estampe, je tentais de décrire les interrogations du stampassin débutant et l’expérience acquise par le stampassin chenu sur ce sujet (voir ici). Une chose apparaît certaine : l’un et l’autre signent aujourd’hui leurs estampes car ils les revendiquent comme leurs mais aussi comme des œuvres d’art. Leur signature est le signe extérieur, peut-être de leur richesse, voire de leur talent ou de leur notoriété mais surtout de la nature et de la substance de l’estampe signée, celle d’une œuvre d’art ! Cependant, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Cette question alimente les angoisses des rédacteurs et les cauchemars des correcteurs de dissertations bachelières. Comme le souligne Michel Melot : « C’est par sa qualité, croit-on, qu’un objet peut être qualifié d’œuvre d’art. Cette qualité étant relative, subjective et souvent indicible, l’œuvre d’art demeure indéfinissable. Les historiens et les philosophes ne savent donc pas ce qu’est une œuvre d’art. »1. D’autant plus que les artistes eux-mêmes, tels Duchamp, Dubuffet ou Arman, etc. ajoutent à chaque génération leur grain de sel et leurs empêchements de penser droit l’objet d’art. D’autres acteurs plus sages laissent le soin à la postérité le soin de la réponse. Toutefois, la postérité en infidèle est sujette à bien des revirements : on oublie aujourd’hui ce qu’on adorait naguère. Tous ces changements de pied font les délices de l’histoire de l’art. Cette question ouvre donc un champ de sables mouvants où nul ne saurait posséder de réponse définitive. Devant tant d’incertitudes et de volte-face, il fallait bien que les hommes politiques, qui pour la plupart ne manquent pas d’un certain culot, afin d’asseoir la perception des taxes, impôts et autres droits de douane, s’en mêlassent et décidassent quel objet était œuvre d’art ou pas.

Ce fut chose faite en France par l’article 16 de la loi de finances rectificative n° 94-1163 du 29 décembre 1994 dont le décret d’application n°95-172 du 17 février 1995, signé par Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget et Édouard Balladur, premier ministre, stipule dans son article 2 deuxième alinéa comment est définie l’estampe comme œuvre d’art : « Gravures, estampes et lithographies originales tirées en nombre limité directement en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement exécutées à la main par l’artiste, quelle que soit la technique ou la matière employée, à l’exception de tout procédé mécanique ou photomécanique ; ». Voilà qui semble précis mais qui, malgré sa rédaction en termes très généraux, restreint passablement et exclut du champ des œuvres d’art bien des innovations contemporaines qui étaient encore à l’époque dans leurs balbutiements comme, par exemple, les possibilités techniques ouvertes par l’ère numérique qui commençait son essor.

Chacun le sait, la matière fiscale possède les mêmes vertus adhésives que le sparadrap du capitaine Haddock dans « L’affaire Tournesol » d’Hergé, une fois collée, impossible de s’en défaire ! Aussi l’administration fiscale dont la méticulosité n’a d’égale que sa ténacité dans la précision de ses injonctions a-t-elle depuis ajouté une couche supplémentaire dans cette réglementation des œuvres d’art et quelques pages aux textes administratifs en vigueur. Le « Bulletin officiel des finances publiques-impôts » du 11 avril 2014, précise donc dans son Titre 9 – Chapitre 1 – Définitions – II :Œuvres d’art – Définition B : Gravures, estampes et lithographies originales : « 150 – Sont classées dans les œuvres d’art les gravures, estampes et lithographies originales tirées en nombre limité directement en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement exécutées à la main par l’artiste, quelle que soit la technique ou la matière employée, à l’exception de tout procédé mécanique ou photomécanique. Les gravures, estampes et lithographies originales sont des épreuves tirées, en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement conçues et exécutées à la main par le même artiste.
Les gravures sont généralement exécutées en taille-douce, au burin, à la pointe sèche, à l’eau-forte, au pointillé.
Seules les épreuves répondant à ces conditions ont droit à l’appellation « œuvres originales ».
160 – En ce qui concerne le tirage limité mentionné au II-A § 130, il est à noter que, d’une manière générale, les artistes éditeurs limitent le tirage des gravures, lithographies et estampes ; celui-ci n’excède pas quelques centaines et le numérotage n’est pas constamment pratiqué. Dès lors, il n’a pas paru opportun de fixer une limite précise.précise. Ainsi, c’est seulement dans le cas de tirages excessifs par rapport aux usages normaux de la profession que le régime des œuvres d’art serait refusé à ces productions.
170 – En tout état de cause, la qualité d’œuvre d’art n’est pas reconnue aux gravures, estampes et lithographies réalisées par un procédé mécanique ou photomécanique, même si ces reproductions sont numérotées et signées par l’artiste ; il en va de même pour les tirages par planches, plaques ou cylindres d’imprimerie. »

Diantre ! Que voilà une belle discipline réglementaire ! Elle a pris un bel embonpoint administratif depuis le décret d’application de 1994. Mais qui veut trop embrasser mal étreint. À l’évidence, le fisc court derrière les pratiques contemporaines de l’art de l’estampe et y perd le souffle. Ces pratiques, fort heureusement pour cet art, sont aujourd’hui bien plus diversifiées et plus inventives. Elles intègrent bien souvent les derniers progrès technologiques, surtout parmi les jeunes générations stampassines friandes de mêler le médium estampe à bien d’autres. Les objets que créent ces pratiques sont des œuvres d’art à part entière et revendiquées comme telles par les artistes qui les conçoivent même si le public, les critiques d’art, les historiens d’art ou d’autres experts peuvent dénier ici ou là leur qualité esthétique. Ne serait-il alors pas plus sage de laisser le soin à ces artistes de proclamer par leur simple signature que ces œuvres stampassines sont de l’art ? Ne s’agit-il pas là d’une des conditions d’une libre création, c’est à dire de l’exercice d’une liberté qui ne nuit à personne?2

Au moment où est célébré la dixième Fête de l’estampe, prenons garde d’enfermer l’estampe, comme œuvre d’art, dans des codes esthétiques, éthiques ou fiscaux. En effet, cette fête annuelle commémore l’édit dit de Saint-Jean de Luz dont une des principales conséquences était de confirmer l’estampe comme un art libéral, c’est à dire non assujetti aux règlements contraignants, tatillons et conservateurs des corporations de métiers de l’Ancien régime. Cet édit laissait de plus les stampassins d’alors libres de leurs manières : « […] la graveure en taille-douce au burin et à l’eau-forte, qui dépend de l’imagination de ses autheurs, et ne peut être assujetty à d’autres loix que celles de leur génie […] »3. Ainsi jadis disait cet édit. Ainsi aujourd’hui ne pourrait-on pas dire que l’art de l’estampe ne saurait être contraint que par les seules lois du talent de ceux qui le pratiquent ?

Claude Bureau

1Michel Melot « Les vertus de l’originalité », article de Sciences Humaines, hors-série n° 37, juin-juillet-août 2002.
2On pourra objecter que cela serait la porte ouverte à toutes sortes de fraudes, faux et escroqueries mais quel règlement a-t-il pu empêcher tout cela dans le domaine de l’art dont l’histoire fourmille de tentatives de faux plus ou moins croustillantes où les plus grands experts se laissaient souvent berner ?
3 Extrait de l’arrêt en conseil d’État du 26 mai 1660, dit édit de Saint-Jean de Luz (voir ici).

Nota bene : ce nouvel et troisième écho n’épuise pas le sujet traité : la signature de l’estampe. Faites-nous part de vos réflexions ou de vos témoignages à ce propos. Le magazine se fera un plaisir de les publier. Comment faire ? Voir ici. La rédaction.

Identification

Suite au texte de Claude Bureau intitulé « La signature » (voir ici) dont le Nota Bene en bas de page invite le lecteur à apporter réflexions ou témoignages, voici ma contribution. J’ai bon espoir que d’autres partageront les leurs et qu’il sera possible de les lire.

Non-stampassin et (e)stampophile d’artistes vivants depuis plus de 50 ans, le thème proposé devait, un jour ou l’autre, durant toutes ces années, m’intéresser. « Le Code d’éthique de l’estampe originale »1 utilise le mot identification pour désigner ce qui est ici nommé signature. Nous (Français) ne sommes pas à une synecdoque près ! C’est donc identification que j’emploierai. L’auteur de l’article (se) pose la question du pourquoi de cette identification. Sans entrer dans de longues explications, on peut suivre l’évolution historique des pratiques qui ont amené à celles d’aujourd’hui à travers maints exemples. Il me semble même impossible de faire marche arrière ! Concernant l’inclusion de la signature dans la matrice, nous savons tous que si c’est la seule marque, des abus peuvent se produire (tirages excessifs, posthumes, etc.) La signature manuscrite prouve la légitimation de l’artiste. Pour aller dans le sens de l’auteur, certains artistes choisissent délibérément de ne pas satisfaire à l’étape identification. Dans le cas de la Chalcographie du Louvre, c’est tout à fait accepté. Dans le cas bien connu d’un artiste anglais de renommée mondiale, tout le monde y a vu une occasion de faire tourner la planche à billets. On se rappellera des pratiques d’un certain Avida Dollars…

En ce qui concerne le rapport entre l’esthétique et le prix, voilà deux critères pour lesquels j’aimerais bien connaître, de manière définitive, les définitions, les mécanismes et les rapports entre eux.

Sur le dernier paragraphe, je dois avouer que je ne comprends pas la position de Claude Bureau concernant le stampassin chenu. Ne dit-on pas que les cheveux blancs sont un signe de maturité et de… sagesse. Or, il semble que cela ne soit pas vrai pour notre stampassin chenu : Il va adapter le dénominateur à la pente du marché !

Oscar Wilde disait : « Avec l’âge vient la sagesse, mais parfois l’âge vient seul ». Peut-être avait-il anticipé le stampassin chenu de Claude Bureau ?

Daniel Leizorovici

1 « Le Code d’éthique de l’estampe originale », de Nicole Malenfant et Richard Sainte-Marie, édité par le Conseil québécois de l’estampe, 2 000, bilingue français-anglais, 184 pages, 16 illustrations couleurs, ISBN 2-922018-05-09

 

 

 

La signature

Tout stampassin débutant, avant de se lancer dans la carrière qu’il espère durable et rémunératrice, regarde autour de lui pour savoir comment il offrira au public ses premières estampes et comment il les signera. Un petit tour d’horizon sur ce qui se fait autour de lui, les conseils de son maître ou de son atelier lui montrent les pratiques en usage dans la profession qu’il embrasse, encore plein d’illusions. Il s’y rallie alors, sûr de suivre la bonne voie. Sur chacune de ses épreuves, il appose les mentions communément admises. Sous l’image, à gauche une fraction justificative du tirage, au centre le titre de l’estampe ─ parfois remplacé par la magrittienne mention Sans titre ─ et à droite la signature autographe ornent la marge inférieure de la feuille de papier, le tout tracé à la main avec un crayon gras.

Commencent ici les premiers doutes du stampassin débutant. Certes, apposer un nombre fractionnaire justificatif du tirage semble facile mais comment en déterminera-t-il le dénominateur ? Comme grandes sont ses espérances il le magnifie quelque peu. Quant au titre il s’en accommode aisément, au risque de friser parfois la redondance avec son image. Néanmoins, la signature autographe lui donne quelques tracas. Sera-ce celle des divers documents administratifs qui confirment son identité et son état civil ? Ou bien en sera-ce une créée spécialement pour cet usage exclusif ? Sera-t-elle parfaitement lisible par autrui ou complètement illisible ? Sera-t-elle bellement calligraphiée ou énergiquement négligée ? Ici, il passe du simple tracas à un abîme de réflexions, mais il lui faut bien choisir et ce choix l’entraînera, peut-être, jusqu’au sommet de la notoriété.

« Môa, le clown » de Pierre-Yves Trémois (Cl. Site Trémois.com)

Cette façon de signer ses estampes est devenue largement majoritaire. Elle suit toujours le même schéma à quelques variantes près. Le nombre fractionnaire est remplacé si besoin par les mentions EA, HC, État 1, etc. On place le titre à gauche avant ou après la fraction justificative, ou bien tout à droite ou au centre. Parfois un millésime accompagne la fraction ou la signature. Quelquefois, un tampon coloré ou un timbre sec viennent confirmer l’authenticité de la chose. Bref, trois mentions, quelle que soit leur disposition : fraction justificative, titre et signature, figurent dans la marge inférieure sur la plupart des estampes contemporaines. Cet usage se transmet de génération en génération. Cependant, il n’en a pas été toujours ainsi et bien d’autres procédés sont possibles. Pourquoi faudrait-il alors se rallier exclusivement à cette coutume, certes bien établie ? Toutefois, mettre en question sa pertinence n’est-il pas s’interroger sur les motivations du choix de l’estampe comme démarche artistique originale ? N’est-ce pas vouloir sonder la personnalité des créateurs d’estampes qu’ils oblitèrent aujourd’hui de cette marque autographe ?

« Les deux Pantalons » de Jacques Callot (Cl. Gallica BnF)

Comme le développait la psychanalyste Anne-Marie Blanchard dans un article publié par le n° 39 du journal « Graver Maintenant – Les nouvelles » consacré à la signature : « …elle n’en est pas moins d’abord une affirmation de soi, comme en témoigne l’intérêt qu’elle suscite souvent chez le préadolescent. L’enfant s’intéresse très précocement aux traces que sa main laisse, souvent à son insu. Pourtant, ce n’est que tardivement qu’il cherche sa signature. Il est remarquable que ce soit souvent au moment où il renonce à dessiner, estimant qu’il n’y arrive pas ─ souvent suivant les critères que lui impose son entourage, vers dix ou douze ans. C’est alors qu’il abandonne plus ou moins les modèles d’écriture de l’enfance et invente sa propre signature, compare celle-ci à celle des autres, imite la signature des adultes qui comptent pour lui. En somme, il se cherche dans ce questionnement : qu’est-il pour lui et pour les autres ?…
…Il n’en reste pas moins que la signature d’une œuvre devrait être pour l’artiste le signe qu’il assume la responsabilité de son œuvre et accepte de se soumettre aux jugements des autres ─ pour le meilleur et pour le pire. Il sort de sa retraite intime, il devient un homme public avec ce que cela implique éventuellement d’inflation narcissique, de rejet ou pire encore d’indifférence.
Apposer sa signature, c’est se reconnaître comme sujet, affirmer son individualité, son unicité… »

En revanche, si cette analyse décèle bien les ressorts psychologiques de tout signataire, les fondements de son individualité et la légitimité de la signature, elle n’induit pas de procédés techniques qui permettraient matériellement d’apposer cette griffe sur sa création. Pourquoi alors ne faudrait-il pas faire de la matrice de l’estampe le lieu même où cette marque s’affirmerait ? Pourquoi ne s’inclurait-elle pas directement dans l’image dont elle est porteuse ? Il en fut fait ainsi pendant des siècles, en témoignent le monogramme d’Albrecht Dürer, la cursive de Jacques Callot suivie de fecit ou f., la double signature de Gustave Doré et de son graveur, le logo de Maurits Cornelis Escher, ou la calligraphie de Pierre-Yves Trémois, etc. pour ne citer que quelques-uns des stampassins les plus remarquables.

« Nature morte et rue » de M. C. Escher, xylographie, 1937
(Cl. Site M. C. Escher.com)

Mais, que faire de la fraction justificative du tirage qui par sa nature ne peut s’inclure dans la matrice ? Se pose alors sa raison d’être. Cette fraction devenue volontairement obligée demeure à la croisée des chemins du graveur, de l’éditeur ou du commanditaire, du collectionneur, de l’acheteur, du galeriste, voire du spéculateur, qui tous poursuivent des objectifs parfois divergents. Un dénominateur moindre hausserait-il le prix de vente de l’estampe ? Un rang moindre du dénominateur magnifierait-il sa notoriété et par conséquent son prix si ce n’est sa valeur ? Telles sont les nombres que chacun de ces acteurs soupèsent dans la curieuse enchère qui se mène entre eux et que le pauvre débutant a bien du mal à départager en regard de la valeur esthétique qu’il estime attribuer à ses estampes. Ainsi que le soulignait Maxime Préaud dans son article intitulé « Le graveur et l’infini » publié dans l’ouvrage collectif « Unique » édité par le musée Jenisch de Vevey (Suisse) en 2002 : « …Déterminer la cherté par la rareté se conçoit aisément, mais déterminer la beauté par la rareté n’est qu’une perversion très répandue. En revanche, si une estampe est belle, et si le tirage est égal, pourquoi la deux mille huit cent cinquante-septième épreuve serait-elle moins belle que la dix-huitième ? »

Ainsi ce débutant, devenu un stampassin chenu ou moins chenu mais embarrassé qu’il est de tirages invendus serrés dans ses cartons, a-t-il tendance à suivre la pente que lui impose le marché. Dans l’espoir de valoriser dès ses premiers tirages la matrice qu’il vient d’achever, il note souvent un dénominateur plus proche de un que de cent, et ceci indépendamment des contraintes que la technique utilisée impose. Toutefois, s’ouvrirait ici une autre histoire qui diverge largement de la signature de l’estampe qui demeure malgré la variété des manières de le faire parfaitement légitime, même au crayon gras.

Claude Bureau

Nota bene : cet écho n’épuise pas le sujet traité. Faites-nous part de vos réflexions ou de vos témoignages à ce propos. Le magazine se fera un plaisir de les publier. Comment faire ? Voir ici.
La rédaction.