Variations sur ma gravure

Nota bene : les citations entre guillemets et en italiques sont extraites du texte de Paul Valéry portant ce titre.

Valéry fut «un graveur occasionnel et intermittent», mais il fut néanmoins suffisamment graveur pour consigner son expérience dans un petit texte Variations sur ma gravure. C’est un texte de commande pour une édition de luxe (l’Orfèvrerie Christofle) paru en 1944, que les éditions Pagina d’Arte ont republié en 2009.

Frontispice de ce texte (Cl. Institut de France)

Pour introduire «sa manière de confession», Valéry rappelle le choix qui s’impose «dans la morale des arts» : tout poète, qu’il travaille la langue ou l’image, doit choisir l’insouciance de l’inspiration ou les rigueurs d’une œuvre construite. Par modestie, non dénuée d’une certaine coquetterie, le graveur en lui a choisi le premier mode, en laissant libre cours au «bonheur de tracer et livrer la main qui trace aux libertés et aux caprices de son démon –– car il y a dans la main une sorte d’esprit». Il laisse aux praticiens du burin le second mode : «le burin est comparable à la plus belle prose. Il a la force et la lucidité qu’impose un métier rigoureux».

L’intérêt de ce court texte réside, à mes yeux, dans l’aveu de ce qui fait le propre de la gravure «quant aux sensations de l’artiste». «La morsure, le tirage, les reprises, les états successifs introduisent leurs conditions d’indétermination : l’œuvre n’est jamais tout à fait ce que l’on imaginait qu’elle serait, et le moment que, la presse ayant roulé, le lange se soulève, et que l’épreuve toute humide saisie au bout des doigts, se manifeste au jour, est un moment assez émouvant». C’est ce qui fait la différence entre le dessin et la gravure pour Valéry et il le résume dans une formule saisissante : «le dessin, à chaque instant, est ce qu’il est ; mais la gravure sera ce qu’elle sera».

Il est étrange que Valéry fasse dans la gravure (la pratique de l’eau-forte) l’expérience que Mallarmé fit dans le langage : la rencontre du hasard. La rencontre d’un hasard particulier, qui n’est pas celui qui s’attache au lancer de dés, mais celui qui surgit de la matérialité que travaillent le poète et le graveur : les contraintes et les échappées de la langue et des discours pour le poète, les contraintes et les échappées du dispositif technique pour le graveur. Le mordant, l’encre, la presse, le temps qu’il fait, toujours feront la gravure.

Jean-Maris Marandin

Disette respiratoire

En ces temps de disette respiratoire, amis graveurs, l’apnée du sommeil nous guette.
Qui n’a pas, dans un tracé préparatoire délicat, retenu son souffle ?
Qui n’a pas, dans un grattage, brunissage d’une manière noire ou aquatinte, suspendu les « pompes » de son diaphragme ?
Qui n’a pas, dans une courbe délicate, dans une ligne droite qui n’en finit pas, taillé à l’avant d’une pointe sèche, à l’arrière d’un burin, thésaurisé son gaz carbonique alvéolaire ?
Qui n’a pas, au pinceau trois poils ou plus, sur une eau-forte, une aquatinte, en surface ouverte, fermé la « soupape » respiratoire, afin de tenter d’atteindre une subtilité improbable ?

Gravure en ce jardin (Cl. Rémy Joffrion)

Mais gare, l’apnée délétère nous guette. En ces temps suspendus de confinement, faisons des pauses salvatrices. Ouvrons grand les fenêtres pour insuffler pleinement le bon air vital au virus de la gravure, « Objet rare », Objet d’Art.
Ce serait très regrettable de rester définitivement couchés sur nos matrices ou de rejoindre dans « le grand bleu » de la nuit les abîmes de la vie.

Rémy Joffrion

Piranèse toujours d’actualité

Une exposition

En cette période de confinement comment ne pas penser aux « Carceri » de Piranese, plus que jamais d’actualité. Malheureusement je n’ai pas eu le temps de voir l’exposition, « Piranèse, un rêve de pierre et d’encre », qui se tenait à la bibliothèque de l’Institut de France, quai Conti à Paris, jusqu’au 10 avril 2020, mais qui n’est plus accessible. Espérons qu’elle sera prolongée. Malgré tout, le livret de l’exposition peut être téléchargé au format pdf (à télécharger ici).

 

L’affiche de l’exposition (Cl. Institut de France)

Un livre

En attendant je vous propose une promenade à travers son œuvre avec pour guide Marguerite Yourcenar qui dans « Le cerveau noir de Piranèse » nous invite à la suivre dans une approche sensible et fortement documentée. Vous pourrez ainsi passer un bon moment de lecture avec, si possible, les reproductions sous la main. Cela vaut bien un audio-guide. Vous découvrirez pas mal d’artistes de son temps qui furent parfois ses précurseurs. Je pense à l’œuvre de Daniel Marot, « La prison d’Amadis », ou Giuseppe Bibbina, « Architettura e prospectiva ». L’attrait de cet essai, outre le style littéraire, vient du fait que l’auteur ne s’extasie pas sur le génie et la modernité associée aux « Carceri ». Elle sait nous faire cheminer dans l’ensemble de l’œuvre que ce soit dans les vues de Rome ou à travers les créations d’objets et ornements qui occupèrent une grande partie de son travail. Loin de mépriser son côté archéologue avant la lettre, des représentations des vestiges de l’architecture romaine, nous découvrons avec elle à quel point la sensibilité de l’artiste ne peut se résumer aux deux séries des « Carceri », elles-mêmes si différentes.

Plazza Navona à Rome (Photo-montage Guy Braun)

Lors d’un séjour à Rome en 2017, nous avons eu la chance de visiter l’exposition Piranesi : « La fabbrica dell’utopia » au Palazzo Braschi. Il y avait là, l’entièreté des gravures de Piranèse et comme les touristes préfèrent s’attarder sur la piazza Navona, en contrebas du musée, nous y étions à peu près seuls. Ce fut un délice de pouvoir observer de très près ce que Marguerite Yourcenar avait déjà perçu, « … c’est la ville elle-même, sous tous ses aspects et dans toutes ses implications, des plus banales aux plus insolites, que Piranèse a fixé à une certaine heure du XVIIIe siècle … ». De ces ruines surgissent « …la minuscule humanité qui gesticule.. Littéralement, la ruine grouille : chaque coup d’œil de plus révèle un nouveau groupe d’insectes humains farfouillant dans le décombre ou la broussaille » et l’auteur de lever l’aspect purement utilitaire de ces représentations classiques en architecture en insistant sur le sens « dérisoire et futile de la vie humaine… » qui lui rappelle « Gulliver à Lilliput », comme nos touristes sur la piazza Navona.

Il fut d’ailleurs étonnant de percevoir à quel point Piranèse échappe à cette récupération rationnelle liée à l’objet architectural. En effet, l’exposition se terminait par une animation, avec lunettes 3D, réalisée par l’Atelier Factum Arte à Madrid. Elle reprenait certaines planches et donnait l’illusion d’un cheminement à travers le labyrinthe des traits d’eau forte et de pointe sèche. Il nous a semblé alors que la magie de l’estampe loin d’être détrônée par la technique n’en était que magnifiée. Nous sommes retournés vers les estampes afin de retrouver le merveilleux.

Détail de la planche 13 des « Carcieri » (Cl. Guy Braun)

La conclusion reviendra à Marguerite Yourcenar : « A notre époque où l’artiste a cru se libérer en rompant les liens qui le reliaient au monde extérieur, il vaut la peine de montrer de quelle précise sollicitude pour l’objet contemplé sont sortis les chefs-d’œuvre presque hallucinés de Piranèse. »

Guy Braun

Références : Marguerite Yourcenar « Le cerveau noir de Piranèse » issu de « Sous bénéfice d’inventaire ». Paris, Gallimard, 1962,  repris dans une petite collection suisse, Tesserete : Pagined’Arte, 2016, le texte est accompagné de reproductions des « Carceri ».