La légende gravée d’Aufredy

« La légende » gravée et huit des seize estampiers (Cl. Quai de l’estampe)

J’ai déjà évoqué, dans « Vu & lu… pour vous », ce collectif de graveurs de La Rochelle (voir « La Gravure en marche » – 9 juin 2022) qui, créé en 2017 sous le titre associatif de « Quai de l’Estampe », avait été accueilli dans les vestiges d’une église médiévale détruite en 1568, la tour Saint-Barthelémy, clocher accolé au chevet de la cathédrale Saint-Louis. Un lieu de prestige pour une activité tout aussi remarquable de promotion de l’art stampassin qui, sous la présidence d’Alain Barraud, propose une activité passionnée et donc de grande qualité : créations collégiales et exposition d’œuvres, organisation de stages d’initiation, création de manifestations, etc. J’avais précisé que des mesures de sécurité et une rénovation du bâtiment s’imposant, la tour avait hélas fermée en septembre 2021, engageant l’association à une transhumance espérée passagère.

Le message d’un membre du collectif, m’a récemment informé de la finalisation d’une œuvre gravée collégiale, concluant une présence en résidence, riche en initiatives diverses, de l’association (six semaines – du 4 avril au 12 mai 2023), à la médiathèque municipale de Lagord (12, rue des Hérons – 17140), au nord de La Rochelle. Un acte d’envergure, où le collectif s’attela à imaginer, pour la graver, une représentation graphique et son dessin préalable, basée sur l’évocation d’une grande légende rochelaise : celle d’un armateur du passé, Alexandre Aufredy, et de sa femme, Dame Pernelle, deux figures emblématiques que des rues adjacentes à la tour Saint-Barthelémy honorent.

La gravure en marche (Cl. Quai de l’estampe)

Sur le site « Les Portes du Temps », j’en ai trouvé l’histoire, dont je vous transmets un court extrait : « La légende la plus populaire à la Rochelle est assurément celle de ce bourgeois du treizième siècle, dont les dix vaisseaux partis pour des mers lointaines prolongent leur voyage durant dix années, et reviennent chargés d’une riche cargaison, au jour où l’armateur, dont cette longue absence avait trompé les prévisions, tombé dans la plus grande détresse, abandonné de ses proches, était réduit au rude labeur des portefaix.

Retrouvant avec le retour de ses navires une fortune inespérée, ému de sympathie pour des misères qu’il a appris à connaître en les partageant, Aufredi fonde en 1203 l’aumônerie nouvelle qui emprunte son vocable au voisinage de l’église Saint-Barthelémy, s’y consacre avec sa femme Pernelle au soin des pauvres et meurt dans l’hôtel-Dieu qu’il a fondé, laissant à la postérité un nom, que la reconnaissance de chaque siècle entoure d’une auréole nouvelle. »

Voilà sur quoi ont travaillé les graveurs du « Quai de l’Estampe », en se lançant dans une taille d’épargne en linogravure sur deux grandes planches à réunir et d’une estampe résultante sur Chine Wenzhou 35 g/m2, d’une longueur de… 3,7 mètres ! Un tirage exemplaire, qui fut réalisé le 6 mai 2023 en six exemplaires.

L’impression : après encrage, la pose du papier (Cl. Quai de l’estampe)

Fruit d’échanges graphiques préliminaires relatifs à la légende et nés de l’imaginaire de chacun, à assembler, à imbriquer les uns au contact des autres et à harmoniser, l’œuvre est le résultat de longues séances de gravure à la gouge, de calages et d’essais, avec en final, après l’encrage au rouleau et la pose du papier, puis la danse des frottons (cuillers, louche et rouleau de bois), l’extraction délicate de l’estampe, menée avec un tube et des mains attentives et expertes.

C’est là, dans sa globalité, d’abord une véritable aventure humaine, comme me le précisa le président Alain Barraud, puis une belle démonstration de cohésion et de partage estampier, se concrétisant par un résultat impressionnant ! Une évocation qui, plus est, tout en évoquant le fil d’une histoire d’un hier rochelais lointain, n’est pas sans flirter avec des visions d’aujourd’hui, ponctuées çà et là de pointes d’humour. Une réussite, donc, et une véritable tapisserie de papier qui, toutes proportions gardées, pourrait avoir sa place à Bayeux.

Seize artistes ont ainsi participé à cette création originale : Corinne Alexandre, Alain Barraud, Max Boisrobert, Ariane Boulai, Yvette Calas, Alain Cazalis, Eva Demarelatrous, Joëlle Dumont, Anne François, Jackie Groisard, Raoul Lazar, Armelle Magnier, Francine Minvielle, Juliette Planque, Jean-Paul Porchon et Anne Sarrazin. S’y ajoutant l’amicale participation de Francis Minvielle.

Donc, toutes mes félicitations à eux tous, qui font vivre dans leur région la gravure. Et, bien sûr, une reconnaissance à la ville de La Rochelle pour avoir soutenu le projet, et à la médiathèque de Lagord pour l’accueil dans ses locaux de manifestations de ce niveau et, en particulier, de cette résidence d’artistes qui a donné naissance à La légende gravée d’Aufredy et de Dame Pernelle.

Nota bene : La grande phase magique de la création de cette œuvre, exemplaire de l’investissement et du talent de ces artistes, a été filmée. Cette vidéo est disponible sur Internet :  https://vimeo.com/829956402

Gérard Robin

L’imprimé médium de l’art contemporain

« Nu à trois pattes » de Baselitz, (lino), 1977 (Couverture du catalogue)

Le cabinet des estampes du château de Dresde (Kupferstich-Kabinett Dresden) présente l’exposition Gegen den Strich (à contre-courant) : une sélection d’œuvres imprimées tirées d’une collection particulière datant du XXe et XXIe siècle. Les œuvres, toutes puissantes, relèvent de programmes artistiques très divers : de l’expressionnisme de Kirchner à l’actionnisme viennois, du minimalisme aux proférations écrites de Jenny Holtzer, en passant par les gravures historicisantes de Kiefer et les eaux-fortes sensuelles de Hockney. Une salle entière est consacrée aux gravures de Baselitz. On y découvre que la gravure, dans la diversité de ses techniques, l’accompagne depuis ses débuts : gravures sur bois en clair-obscur (où on reconnait les figures qui vont hanter ses peintures renversées), eaux-fortes (aquatinte, sucre, etc.), linos de grande dimension où explose son approche iconoclaste de l’image.

Je n’écris pas ce billet pour recommander la visite de cette exposition ; si Dresde était plus proche et mieux connecté à Paris, je le ferais chaudement ! Je voudrais partager une réflexion de Baselitz reproduite sur un cartel. Elle m’a frappé par sa justesse et interpellé dans le contexte de cette exposition qui rassemble les œuvres d’artistes dont on connait surtout l’œuvre dessiné ou peint. « L’impression (printmaking) emploie une méthode claire et bien établie. Elle est définitive et à sa manière plus distancée (distanced) que le dessin ou la peinture » (ma traduction du cartel en anglais).

Sans titre de Baselitz, (bois), 1967 (Image du catalogue)

Ce qui confère aux mediums d’impression un caractère « définitif et distancé », c’est précisément le moment de l’impression : le moment du transfert de la matrice à l’épreuve. A cet instant, seule la matrice « parle », l’artiste imprimeur n’y peut plus rien. C’est un coup de dé qui n’abolit jamais le hasard : l’image s’inscrit et s’impose quels qu’aient été les intentions ou les désirs de l’artiste au moment de fabriquer la matrice et quels que soient le statut ou le futur de l’épreuve. Il y a dans ce moment quelque chose d’inéluctable.

« Hokusaï » de  Baselitz, (eau-forte, sucre et aquatinte),
2017 (Image du catalogue)

C’est ce caractère inéluctable (Mallarmé dirait fatal) qui fait des mediums d’impression un véhicule approprié, voire privilégié, pour nombre d’artistes qui sont à la recherche non pas d’une image, mais d’un geste, définitif, ou qui préfèrent l’expression d’une position dans le monde à l’expansion romantique de leur subjectivité. Baselitz fait partie de ceux-là et on comprend qu’il ait pu trouver dans les techniques de la gravure à la fois un terrain d’expérimentation et une manière de réalisation de son geste artistique.

Jean-Marie Marandin

Outre l’estampe

Les jardins suspendus d’Isabelle Béraut (Cl. Claude Bureau)

« L’estampe par-delà l’estampe »
Salons d’exposition de l’Hôtel de ville
8 E avenue Charles de Gaulle 78126 La Celle Saint-Cloud
du 31 mars au 28 mai 2023

Pour la troisième fois, grâce à Marie-Laure Letellier, responsable des expositions de cette commune des Yvelines, l’estampe est à l’honneur dans les vastes salles de la mairie de La Celle Saint-Cloud. Les deux commissaires de la manifestation, Isabelle Béraut et Pascale Simonet, ont voulu montrer cette fois-ci que l’estampe pouvait être, entre autres, un des éléments d’une œuvre. Elles illustrent ainsi une tendance partagée par une jeune génération de créateurs qui usent des qualités expressives de l’estampe comme d’un moment ou d’un élément d’un parcours artistique pluridisciplinaire et plus polymorphe. Ainsi une place importante dans cette exposition est-elle prise par des installations ou des mises en scène dans les travaux proposés par treize artistes. Ici l’artiste stampassin – et c’est de propos délibéré – passe outre les canons des traditions stampassines et cherche à capter l’air du temps. Ce faisant, il sacrifie quelquefois aux modes du moment. Cependant la rigueur et la qualité des démarches ainsi offertes aux regards du public soulignent leur authenticité et méritent donc une contemplation attentive et silencieuse.

Paradoxalement, si le temps n’est pas une des matières expressives de l’estampe, comme il l’est dans la musique et la danse, pourtant il réside ici sous-jacent dans plusieurs des installations : le temps cyclique et saisonnier du végétal dans celles d’Isabelle Béraut et de Sophie Domont, le temps du destin dans celles de Pascale Simonet et d’Anne-Claire Gadenne, le temps de la mémoire dans celle de Dominique Moindraut, le temps des histoires de vie individuelles dans celle d’Éric Fourmestraux, le temps d’un voyage hors du monde dans celle de Claire Poisson et le temps de l’Histoire, ironique dans celle de Julien Mélique, émancipateur dans celle de Brigitte Pouillart.

La collection de capsules de Claire Poisson (Cl. Claude Bureau)

Brigitte Pouillart a choisi un jeu populaire comme antiphrase de l’émancipation féminine, le jeu de dames. Son très grand jeu intitulé : « Jeu de dames, jeu de dupes », dont le damier est composé de 64 cases linogravées et cousues toutes ensemble, supporte à la place des pions des quilles en tissu. Chacune des quilles blanches est consacrée à une figure historique de la cause des femmes. De l’autre côté du damier les quilles noires portent des pancartes blanches où sont tracées en lettres capitales des injonctions patriarcales ou machistes. Les blanches gagneront-elles la partie à ce jeu de dupes ? Semblant lui répondre sur le mode ludique, Julien Mélique a dressé un théâtre dans une grande draperie rouge où il joue sur les mots et remplace les traditionnelles poupées gigognes russes « matriochkas » par de furibards « patriochkas » moustachus qui s’emboîtent les uns dans les autres, gravés en quatre grandes tailles différentes et imprimés dans les couleurs des empires : rouge, noir et or. Comment ne pas voir là une caricature de l’impérialisme grand-russe poutinesque qui fait gémir et pleurer toutes les « matriochkas » ?

Le jeu de dames de Brigitte Pouillart (Cl. Claude Bureau)

Plus apaisées, les installations d’Isabelle Béraut et Sophie Domont célèbrent les cycles de la végétation et des saisons. Ils sont peuplés de chants d’oiseaux. Sophie Domont les attrape alors dans de petits cercles suspendus et tendus de papier de feuilles ramassées au cours de ses promenades, celles du bouleau, du chêne, de la glycérie ou de la fougère. Sur des kakemonos imprimés recto-verso, Isabelle Béraut invite à une ballade dans ses jardins suspendus où la lumière solaire s’accroche aux branches, aux brindilles, aux feuilles et aux fleurs au fil du temps qui passe. Dans un registre plus grave, les installations d’Anne-Claire Gadenne et de Pascale Simonet placées côte à côte interrogent la destinée humaine. Par le jeu de transparences de ses estampes imprimées sur des tarlatanes dans des sphères suspendues, des kakemonos ou de simples encadrements, Anne-Claire Gadenne campe des silhouettes, à la pointe sèche, fugaces, fugitives et banales, de passants entrevus : homme ou femme de dos, deux amis, cycliste ou petite fille, etc., dont elle attend les réponses à ses questions : « Qui es-tu ? », « Où vas-tu ? ». Comme en répons, Pascale Simonet a aligné les feuilles arrachées à de grandes éphémérides où sont imprimées en tampons rouges ou noirs les traces des jours qui se succèdent et que relie un petit fil rouge dont elle nous livre en capitales rouges la pessimiste et stoïque conclusion : « I lost my life – forgot to die ». Dans la même veine pessimiste, Dominique Moindraut a suspendu des rouleaux de papier imprimés qui s’envolent comme des montgolfières au-dessus d’un brasier de branchages. De ces volumens s’écroule une pluie de caractères typographiques qui viennent se consumer dans les braises en emportant dans leurs cendres les signes de nos mémoires écrites.

« Le poids des maux » d’Éric Fourmestraux (Cl. Claude Bureau)

Plus complexe et énigmatique, l’installation scénarisée d’Éric Fourmestraux intitulée : « Chacun porte sa croix » narre des histoires de vie, la sienne et celles de personnes de son entourage. Issue de deux rencontres à vingt ans d’intervalle avec la carmélite Nathalie Poppins, l’histoire débute par un tee-shirt écarlate de marque Victorinox frappé sur son pectoral gauche d’une croix carrée blanche et néanmoins helvétique que portait l’artiste lors de la première rencontre. Ce vêtement avec sa croix carrée blanche sert de point commun à toutes les histoires exposées. Celles-ci se présentent sous la forme de vingt triptyques. À gauche le portrait à la pointe sèche de la personne portant à sa manière le tee-shirt écarlate initial, au milieu en lettres capitales embossées le mot clé de la croix portée : cancer, strabisme, etc. et, à droite, calligraphié au crayon, le témoignage de la personne sur la croix qu’elle porte. Ce parcours est accompagné de nombreux objets frappés par une croix carrée rouge, blanche ou verte : une vidéo avec les autres histoires non exposées, un brassard, une brassière, une plaque de jeu Lego, dans un coin un sac mortuaire, une enseigne de pharmacie, etc. Pour figurer le poids des maux ainsi retranscrits, une énorme croix carrée sculptée en bois repose sur un antique pèse-personne contemporain des conseils de révision d’antan. En fin de parcours, un tronc, posé sur le sol, invite chacun des visiteurs à y déposer son témoignage sur la croix qui est la sienne afin que puisse être poursuivie et enrichie cette œuvre en devenir.

Une exposition à regarder au cours d’une lente déambulation méditative sur notre Histoire, nos destinées et le monde qui nous entoure. Une preuve de plus que l’art de l’estampe a encore toute sa place outre l’estampe dans le concert des arts contemporains.

Claude Bureau