La belle Andalouse

Eau-forte sans titre, 62×98 mm (Cl. Claude Bureau)

Au XXe siècle, pendant l’exposition universelle de Séville, au 32 calle Sierpes de la vieille ville, entre deux vitrines menuisées et à petits carreaux j’ouvris la porte vitrée de la galerie d’estampes « A. Roldáy », aujourd’hui remplacée par une boutique de vêtements. Après la lumière aveuglante de la rue, dans un frais clair-obscur, cette galerie d’art se garnissait de son sol jusqu’à son bas plafond et sur ses trois murs d’une armada de tiroirs en bois sombre. De la même essence et de part et d’autre de son allée centrale deux meubles bas à tiroirs eux aussi se surmontaient d’une sorte de comptoir. À l’extrémité de l’un d’eux trônait une antique caisse enregistreuse mécanique qui datait sans doute de la fin du XIXe siècle.

D’emblée le galeriste avec entrain disposa sur le comptoir près de la caisse tout un jeu d’estampes tauromachiques accompagnées de gitanes flamencos, de vues pittoresques de la capitale andalouse et même de tirages sur un beau papier de la mascotte de l’exposition universelle. Ne parlant ni le castillan ni l’andalou ni lui le français je tentai de lui faire comprendre dans un sabir anglo-saxon mêlé de force gestes que je cherchais autre chose comme estampes. Apparemment déçu et contrarié, le galeriste se dirigea vers son autre comptoir et d’un air embarrassé ouvrit quelques-uns de ses tiroirs pour en extirper plusieurs estampes de différentes dimensions qui s’éloignaient des poncifs touristiques. Parmi elles, une petite gravure guère plus grande qu’un timbre-poste captiva mon regard et me plongea dans une rêverie que ne parvinrent pas à troubler des touristes qui s’engouffrèrent alors dans la galerie et se dirigèrent vers les estampes bariolées de l’autre comptoir.

La cuvette de l’estampe que j’admirais s’accordait harmonieusement aux marges du papier. Dans son modeste rectangle tout un monde végétal s’animait. Il s’agissait d’un jardin luxuriant – une huerta andalouse sans doute – dont chaque trait par la pointe gravé soulignait la nature paisible. Une brume évanescente dissimulait le sol d’où s’élançaient sur la droite et sur la gauche les palmes déployées de dattiers. Au centre, sous un arbre isolé au tronc tordu se laissaient deviner un bassin et son jeu d’eau. À l’extrême gauche, devant un taillis plus sombre, deux piliers et leur linteau de pierre suggéraient un porche ou la margelle d’un puits dans un pays où, sous le soleil qui arde, l’eau demeure un bien rare et précieux. Impeccablement imprimé, le tirage portait, tracés par un léger crayon, le numéro cinq sur cinquante et une signature aérienne mais illisible. Au verso figurait le prix de trois mille cinq cents pesetas. Au vu de ce prix, à l’époque, modique, l’affaire fut vite conclue. Je m’enquis de l’auteur de ce petit Éden. Un peu gêné me sembla-t-il, le galeriste écrivit rapidement au dos, au crayon et à côté du prix : « Mercedes de La Gala mujer sevillana ». Cependant, pressé de servir les nouveaux arrivants, il ne m’en dit pas plus et me laissa suspendu à ma curiosité. Quelle était donc cette dame sévillane dont il venait d’écrire le nom ?

Au XXIe siècle, malgré quelques recherches par Internet tant hispaniques qu’étasuniennes, Mercedes de La Gala garde encore tout son mystère. Pourtant l’image qu’elle a créée conserve sous mes yeux toute son évidence esthétique. Ainsi possédons-nous tous, blottie au fond d’un tiroir, serrée dans un carton à dessins ou accrochée au mur, au moins une estampe dont on ignore tout de l’artiste qui l’a conçue et gravée. Voire pire, dont on ignore le nom que ne décèle pas un paraphe illisible et qu’aucun autre document ne vient éclaircir. Malgré cette ignorance, l’image de cette estampe nous a plu et, surtout, nous plaît encore, comme cette belle eau-forte andalouse gravée par cette dame sévillane, Mercedes de La Gala.

Claude Bureau

Hélène Baumel à Taylor

Hélène Baumel, « Ecoute du silence »,
aquatinte en couleurs (Cl. Fondation Taylor)

à la Fondation Taylor 1 rue La Bruyère 75009 Paris
du 16 janvier au 3 février 2023
du mardi au samedi de 13h à 19h

On voit généralement deux ou trois estampes d’Hélène Baumel dans des expositions collectives, suffisamment pour apprécier, mais pas assez pour profiter vraiment de son indéniable talent. Fort heureusement, elle a été en 2022 lauréate du grand prix Léon-Georges Baudry1, destiné « à un artiste français, homme ou femme, âgé de 55 ans minimum, […] d’un réel talent figuratif pour la qualité de l’ensemble de son œuvre », attribué alternativement en peinture, sculpture et gravure et décerné par la Fondation Taylor.

Les estampes d’Hélène Baumel à la Fondation Taylor,
15 janvier 2024 (Cl. M. Préaud)

Ainsi, le rez-de-chaussée entier de la Fondation, de même qu’une bonne partie du sous-sol, accueille aujourd’hui un grand ensemble d’estampes d’Hélène Baumel, toutes plus belles les unes que les autres, qu’il s’agisse de tailles-douces ou de tailles d’épargne. Les sujets qu’elle traite, malgré les apparences relativement réalistes, sont toujours issus de son imagination, dit-elle, de ses souvenirs, qu’il s’agisse des montagnes neigeuses qui lui rappellent ses randonnées savoyardes ou des ondes aquatiques évoquant les eaux ardéchoises. Elle-même, originaire de la Drôme, se situant entre ces deux espaces spectaculaires. C’est une femme qui sait voir. De l’eau, de la neige, des nuages, parfois des forêts, en principe sans le moindre personnage ni même une habitation, on rêve dans une nature de rêve.

Les estampes d’Hélène Baumel à la Fondation Taylor,
15 janvier 2024 (Cl. M. Préaud)

L’artiste maîtrise parfaitement les techniques qu’elle pratique, particulièrement l’aquatinte (procédé au sucre), mais aussi le bois de fil et le linoléum, presque toujours en couleurs. Elle prépare ses estampes dans son atelier-laboratoire personnel, elle les fait mordre dans l’atelier de Chaville puis les imprime elle-même de retour près de sa presse. C’est-là qu’elle mélange ses encres pour obtenir les tons raffinés qui la caractérisent. Un travail impeccable, une leçon d’élégance et de rigueur.

Si la plupart de ses estampes sont des feuilles isolées, elle fréquente aussi le livre d’artiste, pour accompagner des textes de Danièle Corre, Laurent Grison ou France Burghelle Rey. Ces travaux sont présentés dans des vitrines, au sous-sol de la Fondation.

Maxime Préaud

1 – Rappelons que Léon-Georges Baudry (1898-1978) était un sculpteur arts déco assez important, qui a légué à son décès un fonds à la Fondation Taylor pour honorer ce prix. L’artiste qui le reçoit doit être membre de la Fondation.

Sous son pas…

Une vue d’ensemble de l’exposition (Cl. Pascale Simonet)

Exposition d’Anne Paulus
Galerie Schumm-Braunstein
9 rue de Montmorency 75003 Paris
au 23 novembre 2023 au 9 février 2024

« Mon pas dénoue
Le paysage feutré
Des voies »… Ou Anne, ses routes et ses mondes.

Anne Paulus depuis des années cherche à transcrire la trace du monde, de l’univers. Elle en inscrit d’abord la trace en imprimant sur des cartes papier, puis, plus tard, au dos de cartes anciennes toilées, à l’eau-forte sur acier ou au carborundum. Parallèlement, elle a dessiné ses propres cartes géographies imaginaires par des impressions sur papier ou feutre. Depuis plusieurs années elle accompagne son travail d’estampe de recherches en céramique. D’abord en perfectionnant la qualité plastique de terres enfumées, puis dernièrement en se plongeant dans les profondeurs, les transparences et le velouté de l’émaillage. En avançant sur cette voie de la terre, elle ne quitte pourtant pas son chemin d’estampe que l’on retrouve aussi dans de très beaux livres où s’imprime avec force et délicatesse cette constante volonté de transcrire la présence d’un univers infini.

« Écart I », livre d’artiste imprimé sur carte ancienne,
2023 (Cl. Anne Paulus)

L’exposition présentée à la Galerie Schumm-Braunstein laisse apparaître ce fort désir d’universalité dans une production très personnelle présentée dans un accrochage subtil et pertinent. Sont bien sûr présentées des estampes imprimées sur cartes ou sur feutre et des livres d’artiste. Mais ce qui attire le plus est cette collection de « Bi », forme circulaire percée en son centre, empruntée à la millénaire culture chinoise.

« Bi III », grès émaillé et estampe sur feutre,
diam. 32 cm, 2023 (Cl. Pascale Simonet)

Certains de ces « Bi » sont suspendus au mur de manière à laisser entrevoir la seconde face de l’œuvre pour qu’après s’être laissé happé par les formes sous-jacentes de la face apparente du « Bi », reste la conscience qu’autre chose encore était encore à voir… toujours plus loin dans ces Terræ Incognitæ.

Ces formes suspendues, plates, rondes, recouvertes d’un côté d’un émail soit laiteux où se jouent de multiples transparences soit noir et profond et de l’autre côté d’une impression sur feutre, donnent une folle envie de les toucher. Anticipant  ce désir, plusieurs de ces « Bi » sont présentés sur table dans des plateaux transparents qui laissent apparaître clairement les deux faces de l’œuvre, céramique et impression réunies. L’artiste et sa galeriste ont même prévenu cette attraction en permettant au visiteur de prendre en main cet objet afin de rentrer plus avant encore dans ce chemin de révélation d’un univers si vaste, de la transcription d’une émotion qui voudrait absorber le ciel, la terre et la vie dans leur entier.

Même si l’œuvre d’Anne se partage entre l’encre et la terre, il y a tant de cohérence dans ce travail. Dans les formes et les matières qui se répondent parfaitement mais surtout dans sa gestion si spécifique de l’espace, des rapports forts et subtils entre la matière et le vide que l’on retrouve dans toute sa production. Cette recherche sur l’espace, sur l’image dans l’espace, sur la place de l’espace dans l’image, était déjà très présente dans une série plus ancienne « Parole du pot vide / écho ». Ici la matérialité des «Bi» qui allie le poids de la terre et la légèreté laiteuse ou le sombre secret de l’émail en confrontation avec la transparence de chemins blancs ou gris tracés au carborandum sur les cartes entoilées marquées de leur vie passée laissent le regard dans une douce errance à la recherche de sa propre histoire.

« Intervalle bruissant I », eau-forte imprimée sur feutre,
120 x 78 cm, 2023 (Cl. Pascale Simonet)

Quelles que soient les œuvres présentées, Anne Paulus nous ouvre un univers où terre et ciel se relient et nous donne les clés d’un présent en lien avec un mystérieux passé. Le tout dans un travail de céramique et d’estampe d’une grande élégance.

Pascale Simonet