Mea culpa, Rosa

« Rosa Bonheur », mezzotint sur chine collé (55,5 x 41,9 cm)
de Joseph Bishop Pratt, d’après Consuelo Fould (1896) The Metropolitan Museum of Art – New York

Le 23 octobre 2021, j’avais proposé, dans la rubrique « Vu & Lu… pour vous », le neuvième opus d’une série d’articles sur la gravure dans le Sud Seine-&-Marne : un texte intitulé « Thomery en Val de Loing », évoquant l’artiste animalière Rosa Bonheur (1822-1899). Celle-ci fut une immense créatrice d’images, Des représentations animalières, généralement au cœur de leur cadre de vie, mais surtout fidèles au modèle, car utilisant souvent le daguerréotype, ancêtre de la photographie naissante, pour obtenir matière à des dessins exacts et précis, représentatifs même des différentes races d’élevages présentes dans les foires et salons agricoles.

Et, bien sûr, l’estampe fut fidèle aux rendez-vous, émanant des nombreux stampassins de l’époque, en gravure ou lithographie. Et c’est une chance, car il faut reconnaître que certaines toiles de l’artiste ne sont connues qu’au travers de ce medium, les originaux étant parfois invisibles, car au sein de collections privées. Seule interrogation, le sens de la reproduction car, parfois, l’intervenant reproduisait sur son medium sa vision directe de l’œuvre, plutôt que par l’intermédiaire d’un miroir ; d’où une image inversée sur le papier.

De plus, si nombre de ces estampes figurent dans des catalogues, ceux-ci ne comportent alors que très peu ou pas d’illustrations ; cela se concrétise par de courtes légendes, dont les titres peuvent même différer de ceux des tableaux représentés. Comme on peut le voir sur les résumés de catalogues analytiques, archivés à la BnF, concernant une vente organisée, après le décès de Rosa Bonheur, à la galerie Georges Petit ― 8, rue de Sèze à Paris, du 5 au 8 Juin 1900 ― sous la houlette du commissaire-priseur Me Paul Chevallier.

La quantité d’œuvres du fait de l’artiste y est impressionnante (plus de 1900), comprenant essentiellement des huiles sur toile, mais aussi des études, dont elle n’avait jamais voulu se séparer car bases de son travail créatif : esquisses et dessins, sur papier ou calque, croqués à la mine de plomb, au pastel ou au fusain, peintes au lavis ou à l’aquarelle… S’y ajoutent plus de 330 estampes, créées en grande partie outre-Manche.

J’avais précisé que Rosa Bonheur n’avait pas touché, elle-même, à l’estampe. Le 9 décembre dernier, une rencontre allait m’interpeller et me faire consulter ces documents. Celle de l’archiviste Michel Pons, grand connaisseur du patrimoine de l’artiste, qui donnait une conférence au château de By, la demeure de Rosa Bonheur à Thomery. Il me précisa alors que l’artiste avait réalisé douze lithographies originales.

En examinant le résumé de catalogue de vente cité précédemment, j’ai curieusement trouvé mention de gravures qu’elle aurait elle-même réalisées (références n° 1852 à n° 1856), cela malheureusement sans précision de la technique utilisée. On peut ainsi lire :
« GRAVURES PAR ROSA BONHEUR
1852 — Feuille de croquis : chevaux, chèvres, béliers (sept têtes).
1853 — Taureaux espagnols.
1854 — Agneaux.
1855 — Bergerie.
1856 — Étude de taureau. »
Rosa Bonheur, aurait-elle donc gravé ? Avait-elle une presse ? Rien ne m’apportait de réponse ! À moins que le terme gravure soit ici utilisé comme le terme générique de l’œuvre imprimée ! Ce que me confirma la lecture du catalogue analytique dont le résumé a été extrait : « Atelier Rosa Bonheur II, aquarelles et dessins » (pages 181 et 182). Le descriptif des œuvres indiquées fait état, sous l’intitulé de gravures, de… lithographies. L’information, bien que réduite à cinq éléments, atteste que Rosa Bonheur a bien fait des lithographies ! Donc, Mea culpa, Rosa, pour cette erreur, que je m’empresse de corriger.

Je me suis alors penché sur une autre conférence de Michel Pons, dont il me fournit le fichier, intitulée : « Les œuvres de Rosa Bonheur, révélées par l’estampe et la photographie ». Cela me permit d’y découvrir les lithographies évoquées dans le catalogue, comme « La bergerie » ou « Étude de taureau ». Mais aussi, celle d’une autre feuille de croquis (agneaux et tête de chien), un tirage représentant une tête de lionne, créée pour la revue  L’Autographe [L’Autographe au Salon de 1865 n° 12 – samedi 15 juillet] et une dernière intitulée : « Les loups ». Certaines de ces estampes sont présentes dans la collection de l’atelier de By.

« La bergerie » [n° catalogue 1855] – lithographie originale (13,3 x 24,06 cm) – Rosa Bonheur (1858) Imprimé par Joseph Rose Lemercier – Édité par Hippolyte Peyrol Clark Art Institute – Williamstown (Massachusetts, USA)

Donc Rosa Bonheur fut bien l’autrice de lithographies originales, sans lien avec des tableaux existants. Par contre, il s’avère qu’elle ne travailla pas directement sur la pierre lithographique. Et Michel Pons de préciser, dans sa conférence, que l’un des biographes de la peintre et auteur des catalogues analytiques cités plus haut, León Roger-Milès (1859-1928), avait indiqué dans l’étude : « Rosa bonheur, sa vie, son œuvre », qu’elle utilisait un papier spécial, dit report, sur lequel elle composait au crayon gras son dessin et le faisait transférer ensuite par pression sur le calcaire par l’imprimeur (Les imprimeries Joseph Lemercier ou Auguste Bry, Paris). L’avantage était double : ne pas avoir à manipuler une pierre lourde, voire encombrante, et ensuite obtenir une estampe directement conforme au dessin, c’est-à-dire dans le même sens. Car il y a une double inversion du sens de l’original lors du transfert puis, après traitement chimique de la pierre, de l’impression sur papier. Ajoutons que le papier lithographique report existe toujours aujourd’hui : c’est un papier recouvert d’une couche de gélatine et d’amidon.

« Étude de taureau » [n° catalogue 1856] – lithographie (20,7 x 28 cm) – Rosa Bonheur (1858) Imprimé par Joseph Rose Lemercier – Édité par Hippolyte Peyrol Rijksmuseum (Amsterdam, Pays-Bas)

De plus, comme il le précise dans sa conférence, Michel Pons découvrit, dans un petit Carnet-album de poche que l’artiste gardait toujours sur elle pour ses croquis, quelques lignes manuscrites relatives à la lithographie, et faisant mention de papier report et de crayons gras, mais aussi de grattoirs, et même d’une pierre lithographique ! En étudiant les tirages et constatant que sa signature y était inversée sur quatre d’entre eux, il en conclut qu’elle avait donc dessiné quatre fois sur une pierre. Il s’agit, m’indiqua-t-il, « de trois lithographies de feuilles de croquis (moutons, agneaux et chevaux) et d’une lithographie de tête de taureau, toutes conservées à la BnF, la quatrième étant aussi au BMA, Baltimore, USA. » Il semble aussi qu’elle aurait effectué des dessins sur des planches de bois, destinées à préparer le travail du xylographe.

Il nous reste à rester attentif aux investigations menées à l’atelier du château de By par Michel Pons, pour finaliser l’étude iconographique complexe de l’œuvre de cette grande artiste animalière que fut Rosa Bonheur.

Gérard Robin

Un baron épris d’art

Remise du prix Kiyoshi Hasegawa à Vitalia Samuilova (Cl. Gérard Robin)

La cérémonie avait lieu au théâtre Saint-Georges, 51 de la rue éponyme, ce lundi 15 janvier 2024, pour la remise des grands prix 2023 de la Fondation Taylor. Paris est dans le froid hivernal et, après un café rapide en face du lieu, nous voici dans l’ambiance rouge et chaude des escaliers qui mènent à la salle. Beaucoup de monde, déjà ! Premier contact avec une graveuse, l’amie Hélène Baumel, – qui expose à quelques pas de là, à la Fondation -, alors que nous prenons place, et que le public, déjà nombreux, investit les lieux. Sur scène, les organisateurs s’installent, règlent la sono des micros… Le président, Jean-François Larrieu, évoquera en liminaire l’historique de la fondation et son but de soutenir les artistes, une philosophie solidaire basée sur des donations et du bénévolat, selon trois axes d’action : les aides, les prix, les expositions. Et, puisque c’est le propos du jour, il précisera les récompenses attribuées : quelques 27 grands prix, aides financières et symboles de reconnaissance artistique, dont les critères de choix correspondent à la volonté de leur créateur.

À signaler qu’en dehors des grands prix cités, une commission Taylor dédiée se déplace chaque année dans divers salons et manifestations artistiques pour décerner des prix (Salon d’Automne, Salon des Artistes français, Salon Réalités nouvelles, Salon National des Beaux-arts, Salon Comparaisons…) En conclusion de l’édito de la brochure éditée pour l’événement, relatif à l’action menée depuis 1844, Jean-François Larrieu écrira : « Dans un contexte aussi chaotique où l’individualisme semble être une notion phare, par les valeurs d’engagement, de solidarité et d’entraide, la Fondation Taylor garde son cap ». C’est réconfortant dans le climat culturel que nous vivons !

Au programme ce soir : peinture, sculpture, dessin et gravure. Nous nous bornerons bien sûr ici à cette dernière. Et c’est Yves Dodeman, président de la commission des dons et legs (et co-créateur du prix Hasegawa), qui appellera, entre autres (je pense au dessin) les lauréats concernés par la gravure :
– Prix Paul Gonnand [1899-1973] (6 000€), attribué ex-æquo à Claude Abeille et Nicolas Maldague (France),
– Prix Kiyoshi Hasegawa [1891-1980] (2 500€), attribué à Vitalia Samuilova (Lituanie)
– Prix Jean Asselbergs [1928-2015] (7 000€), attribué à Evgeniya Hristova (Bulgarie)
– Prix Lucie Navier [1910-1996], en mémoire de ses parents Marie et Léon Navier (2 000€), attribué à Serge Marzin (France)
– Prix Claude Bouret [1940-2021] (3 000€), attribué à David Maes (Canada).
Une ouverture sur l’art qui va au-delà de nos frontières.

Une ambiance chaleureuse et qui est une invitation des plus sympathiques à partager dans l’atelier de la Fondation le verre de l’amitié, et découvrir les œuvres des nominés.

« Lili », David Maes (Cl. Gérard Robin

Mais, auparavant, la galerie de la Fondation nous fait parcourir une magnifique exposition, celle de la lauréate du Prix Léon-Georges Baudry [1898-1978] 2022, la graveuse Hélène Baumel qui, du 15 janvier au 3 février 2024, expose tailles-douces (aquatintes) et tailles d’épargne (linogravures et xylogravures)… Dans le « Vu pour… vous » du 17 janvier 2024, Maxime Préaud vient d’évoquer Hélène. Je me bornerai donc à ajouter quelques impressions nées de mon propre ressenti… C’est la découverte de tout un univers mental sensible que l’aquatinte, en particulier, compose et exalte. Un voyage entre roche et eau vive, au cœur de visions où ciel et terre interfèrent, modelés par les vents et les pluies, où la lumière génère contrastes et teintes nuancées en grands bleutés sensuels, une architecture naturelle qui voile ses mystères, dans des évocations qui vont parfois jusqu’à frôler une abstraction lyrique.

Des images fortes, ode à Dame Nature, porteuses à n’en point douter d’une certaine humilité pour l’humain dont on peut, au travers des représentations paysagères, ressentir la fragilité… Le lieu d’exposition de Taylor, rénové, est un bien bel écrin pour accueillir, sur la blancheur des murs du rez-de-chaussée quantité d’estampes, bien mises en cimaise, qui retracent le parcours créatif de l’artiste, s’ajoutant, au sous-sol cerné de pierres de taille, quelques œuvres complémentaires, certaines accompagnées de poésies, et surtout des vitrines montrant son autre facette créative, celle du livre d’artiste, avec alternance du texte et de l’image, et présentation en accordéon… L’alliance parfaite d’une imagière et d’un poète !

Gravissant les étages, escalier ou ascenseur, nous voici à l’atelier de la fondation… Bien sûr, il faudra revenir pour découvrir à loisir les œuvres des récompensés et approfondir la réflexion, car il y a foule ici ! Mais cela est tellement sympathique et convivial ! D’autant que le talent est au rendez-vous, dans les différents modes d’expression des arts plastiques et graphiques.

« Un temps complices », Serge Marzin (Cl. Gérard Robin)

Il est difficile et serait présomptueux de vouloir, en quelques lignes, présenter ces artistes et tenter de définir l’œuvre de chacun, sans les rencontrer, sans les mieux connaître. Au premier regard, on peut seulement dire que le choix de Taylor s’avère, une fois encore, très judicieux, et que le parcours de chaque lauréat, à la lecture de la brochure 2023 de l’événement, en atteste. Il y a chez tous une grande maîtrise de la ou des manières choisies, pour exprimer avec personnalité et talent manifestes parfois un message, toujours des émotions. Cela au travers d’une inspiration qui puise dans la nature, qu’elle soit naturelle ou humaine (je pense à Vitalia et ses évocations du monde du travail). De la belle ouvrage où chaque gravure est nécessairement un grand voyage intérieur.

Toute la richesse de l’estampe est dans ces choix de Taylor. Elle témoigne une fois encore que celle-ci se situe au faîte des beaux-arts, fruit d’une démarche artistique exceptionnelle, entre pensée, geste et matière, qui procède aussi, comme chacun le sait, d’un art de vie et de rencontres. Une vraiment belle manifestation !

Gérard Robin

La belle Andalouse

Eau-forte sans titre, 62×98 mm (Cl. Claude Bureau)

Au XXe siècle, pendant l’exposition universelle de Séville, au 32 calle Sierpes de la vieille ville, entre deux vitrines menuisées et à petits carreaux j’ouvris la porte vitrée de la galerie d’estampes « A. Roldáy », aujourd’hui remplacée par une boutique de vêtements. Après la lumière aveuglante de la rue, dans un frais clair-obscur, cette galerie d’art se garnissait de son sol jusqu’à son bas plafond et sur ses trois murs d’une armada de tiroirs en bois sombre. De la même essence et de part et d’autre de son allée centrale deux meubles bas à tiroirs eux aussi se surmontaient d’une sorte de comptoir. À l’extrémité de l’un d’eux trônait une antique caisse enregistreuse mécanique qui datait sans doute de la fin du XIXe siècle.

D’emblée le galeriste avec entrain disposa sur le comptoir près de la caisse tout un jeu d’estampes tauromachiques accompagnées de gitanes flamencos, de vues pittoresques de la capitale andalouse et même de tirages sur un beau papier de la mascotte de l’exposition universelle. Ne parlant ni le castillan ni l’andalou ni lui le français je tentai de lui faire comprendre dans un sabir anglo-saxon mêlé de force gestes que je cherchais autre chose comme estampes. Apparemment déçu et contrarié, le galeriste se dirigea vers son autre comptoir et d’un air embarrassé ouvrit quelques-uns de ses tiroirs pour en extirper plusieurs estampes de différentes dimensions qui s’éloignaient des poncifs touristiques. Parmi elles, une petite gravure guère plus grande qu’un timbre-poste captiva mon regard et me plongea dans une rêverie que ne parvinrent pas à troubler des touristes qui s’engouffrèrent alors dans la galerie et se dirigèrent vers les estampes bariolées de l’autre comptoir.

La cuvette de l’estampe que j’admirais s’accordait harmonieusement aux marges du papier. Dans son modeste rectangle tout un monde végétal s’animait. Il s’agissait d’un jardin luxuriant – une huerta andalouse sans doute – dont chaque trait par la pointe gravé soulignait la nature paisible. Une brume évanescente dissimulait le sol d’où s’élançaient sur la droite et sur la gauche les palmes déployées de dattiers. Au centre, sous un arbre isolé au tronc tordu se laissaient deviner un bassin et son jeu d’eau. À l’extrême gauche, devant un taillis plus sombre, deux piliers et leur linteau de pierre suggéraient un porche ou la margelle d’un puits dans un pays où, sous le soleil qui arde, l’eau demeure un bien rare et précieux. Impeccablement imprimé, le tirage portait, tracés par un léger crayon, le numéro cinq sur cinquante et une signature aérienne mais illisible. Au verso figurait le prix de trois mille cinq cents pesetas. Au vu de ce prix, à l’époque, modique, l’affaire fut vite conclue. Je m’enquis de l’auteur de ce petit Éden. Un peu gêné me sembla-t-il, le galeriste écrivit rapidement au dos, au crayon et à côté du prix : « Mercedes de La Gala mujer sevillana ». Cependant, pressé de servir les nouveaux arrivants, il ne m’en dit pas plus et me laissa suspendu à ma curiosité. Quelle était donc cette dame sévillane dont il venait d’écrire le nom ?

Au XXIe siècle, malgré quelques recherches par Internet tant hispaniques qu’étasuniennes, Mercedes de La Gala garde encore tout son mystère. Pourtant l’image qu’elle a créée conserve sous mes yeux toute son évidence esthétique. Ainsi possédons-nous tous, blottie au fond d’un tiroir, serrée dans un carton à dessins ou accrochée au mur, au moins une estampe dont on ignore tout de l’artiste qui l’a conçue et gravée. Voire pire, dont on ignore le nom que ne décèle pas un paraphe illisible et qu’aucun autre document ne vient éclaircir. Malgré cette ignorance, l’image de cette estampe nous a plu et, surtout, nous plaît encore, comme cette belle eau-forte andalouse gravée par cette dame sévillane, Mercedes de La Gala.

Claude Bureau