L’art pompier

La lecture de cette biographie1 du peintre rochelais William Bouguereau (1825-1905) par Didier Jung, au-delà de la vie et de l’œuvre de cet artiste, est instructive à bien des égards sur les questions qui se posent aux praticiens contemporains. Malgré les siècles qui passent, celles-ci restent récurrentes. En effet, aux travers d’une documentation bien fournie et clairement exposée par l’auteur, se trouvent ici celles dont on débat toujours, souvent avec les mêmes passions, soit pour se faire connaître et reconnaître, soit pour avoir quelques pouvoirs sur le cours des choses. La commande publique est-elle nécessaire à l’éclosion des talents voire du génie ? Comment peut-on la répartir et à qui ? À qui réserve-t-on ou pas l’entrée dans les collections muséales ? Qui peut-il en décider et sur quels critères ? Faut-il suivre le goût du public, des collectionneurs et des ventes qui l’accompagnent ? Est-ce important d’aller chercher cette manne là où nichent les plus grandes fortunes pour écouler sa production ? Le public doit-il payer un droit d’entrée dans les expositions ou bien doit-on en laisser gratis l’entrée ? Comment peux-t-on et doit-on sélectionner les exposants : par quel jury, désigné et composé comment ? Est-ce légitime de laisser une place prépondérante aux lauréats d’antan ? Est-ce bien important d’y distribuer des prix – des médailles disait-on alors ? Comment faut-il accrocher les œuvres proposées : par ordre alphabétique des artistes ou par catégories ? Est-ce bien utile de proposer dans une même exposition des œuvres de style, de manière et d’inspiration totalement hétéroclites ? La mise à disposition aux artistes pour leurs expositions des palais de l’État ou de la République doit-elle être gratuite ou rémunératrice pour la collectivité ? Est-ce à cette collectivité propriétaire d’en fixer le règlement ou aux artistes eux-mêmes de le faire ? Etc. Etc.

Ces débats qui se renouvellent depuis régulièrement, William Bouguereau, primus inter pares des peintres pompiers, sommité artistique de la IIIe République y pris une part particulièrement active comme président de plusieurs institutions qui perdurent : le jury du Salon annuel des Beaux-Arts devenu en 1881 le Salon des artistes français2, la Fondation Taylor ou l’Académie des Beaux-Arts. Ses pouvoirs, ses honneurs, ses prises de position aux cours des différentes querelles qui les bouleversèrent ainsi que sa manière de peindre et son rejet têtu et opiniâtre des courants modernistes furent les causes de profondes inimitiés de la part de la critique française et de nombre d’artistes de l’époque.

« Nymphes et Satyre » (1873) de William Bouguereau (Cl. Clark Art Institute)

Professeur à l’École des Beaux-Arts et à l’Académie Julian, ses conceptions traditionnelles sur l’enseignement artistique peuvent encore nourrir les réflexions sur cet épineux sujet toujours actuel. Dès 1848 n’écrivait-il pas : «  L’habilité peut être acquise par l’étude, l’observation et la pratique. On peut l’améliorer par un travail assidu. Mais l’instinct artistique est inné. » (in page 208) Il persévère, expérience acquise, en 1885, lors de son discours au cinq académies réunies sous la Coupole pendant le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Institut de France : « J’estime que la théorie n’a pas intervenir d’une façon si tyrannique dans l’éducation élémentaire des artistes. C’est l’œil et la main qu’il faudrait exercer dans les années impressionnables de la jeunesse […] On peut toujours acquérir les connaissances accessoires qui concourent à la production d’une œuvre d’art, mais jamais – et j’insiste sur ce point – jamais la volonté, la persévérance, l’obstination ne réparent dans l’âge mûr l’insuffisance de la pratique […] Qui voudra tout apprendre dès le début, restera élève toute sa vie. » (in page 227) Malgré cette belle envolée rhétorique, cette conviction intransigeante que le dessin reste le maître primordial de la formation artistique, l’aveuglera dans son professorat quand il chassera Matisse de son atelier à l’Académie Julian en lui disant : « Vous avez grand besoin d’étudier la perspective. Mais avant tout, il faut apprendre à tenir un crayon. Vous ne saurez jamais dessiner ! » (in page 211). Ainsi, le dessin reste-t-il toujours pour lui le fondement de l’art pictural et de ses œuvres.

En automne 1905, devenu peintre multimillionnaire grâce à sa riche clientèle nord-américaine qui l’adule et parvenu au faîte des honneurs de la IIIe République, il a presque droit à des funérailles nationales avec la présence des corps constitués et des honneurs militaires. Cette gloire posthume est de courte durée. L’émergence de tous les courants modernistes et bientôt la guerre vont plonger, en France et en Europe, sa peinture trop bien dessinée, trop bien léchée et sans aspérité dans l’oubli et le purgatoire des tenants de l’art pompier. Les provocations de Salvador Dali, puis l’ouverture du Musée d’Orsay et le legs par ses héritiers de quelques unes de ses toiles susciteront encore quelque intérêt pour sa peinture en France. Cependant, au début du XXIe siècle, ce sont les États-Unis, réserve bien achalandée en toiles de Bouguereau, qui font grimper en flèche sa cote pour atteindre des sommes fabuleuses. À l’instigation de Frederik Ross, milliardaire du New-Jersey et amateur du peintre, une campagne de réhabilitation est entreprise avec la publication en 2010 du livre de Damien Bartoli et de F. Ross intitulé : « William Bouguereau, His life and Works », suivi par les mêmes auteur, dans un second tome, de son catalogue raisonné. Dans la foulée de cette campagne, Fred Ross fonde l’Art Renewal Center3 avec un site Internet entièrement consacré au réalisme classique et figuratif à la manière de Bouguereau. Dans ce site sont reproduites et consultables en ligne, avec d’autres, près de 445 de ses toiles sur ses 828 répertoriées ! Qui plus est, chaque année est organisé par Art Renewal Center3 un Salon de cette tendance picturale. Dotée de nombreux prix aux sommes alléchantes elles récompensent les meilleures artistes contemporains de cette manière.

« Cocooned » de Tina Spratt (Cl. Art Renewal Center)

Fort curieusement, à l’heure où la presse se fait les choux gras de l’IA, c’est à dire de l’intelligence artificielle numérique, capable paraît-il de rivaliser avec la créativité humaine et de réaliser des œuvres originales dans le domaine littéraire avec le logiciel ChatGPT, son alter-ego dans le domaine des images intitulé Midjourney prétend au même objet : créer des images originales grâce à l’intelligence artificielle. Prétentions qui suscitent des peurs millénaristes parmi les commentateurs. Qu’on juge d’abord des résultats obtenus avec ce type de logiciel en allant faire un tour dans le catalogue des images obtenues par ces outils numériques très sophistiqués4 avant de déclarer la mort des artistes manuels dont ces logiciels signeraient le trépas. Elles n’ont rien à envier à celles réalistes, bien léchées, classiques, à la manière de Bouguereau que propose Art Renewal Center, celles-ci peintes à l’huile, celles-là seulement constituées de pixels. Paradoxalement l’art pompier se poursuit ici avec ces technologies numériques comme certains voudraient qu’on se survive à soi-même grâce à ces mêmes technologies, en trans-humain ! Comme le chantaient naguère les rapins de l’École nationale des Beaux-Arts dans une chanson quelque peu égrillarde :
Un casque est une coiffure
Qui sied à la figure
Un casque de pompier
Ça fait presque guerrier
Ça leur donne des airs d’vainqueurs
Qui siéent pas mal à leur valeur
Sous ce casque brillant
Ils ont l’air épatant vraiment…
…les nouveaux artistes de l’art pompier. Non ! Non ! Celui-ci n’est pas mort !

Claude Bureau

 

1« William Bouguereau – Le peintre roi de la Belle Époque » de Didier Jung, 2014, 392 pages, 25 €, Le croît vif éditeur, ISBN : 978-2-36199-509-6.
2En 1890, une violente polémique éclate au sujet de l’acceptation à exposer des lauréats de 1889. Elle entraîne une scission de l’association des Artistes français et la fondation de la Société nationale des Beaux-Arts. Mais Bouguereau reste président des Artistes français.
3Art Renewal Center : https://www.artrenewal.org
4Midjourney : https://www.midjourney.com/showcase

Album d’Hélène Nué

« Le monde rêvé d’Hélène Nué » (couverture de l’album)

Hélène Nué nous a quittés en septembre 2022. Quelle perte immense pour le domaine de l’estampe, celle véritable, car sans artifice, où l’outil burin est, sous la main experte et sensible, le seul acteur de chaque création, avec l’artiste bien sûr ! Hélène était un personnage discret, intimement secret, et qui ne se révélait vraiment qu’au travers de l’image, de ce qu’elle souhaitait partager avec l’autre. Et cela avec une souplesse du burin sans pareille pour tracer les lignes sensibles et fluides des tailles, révélant les visions de son imaginaire au service de la beauté pure.

Il fallait un livre comme celui-ci pour évoquer l’univers pictural de l’artiste, où on est plongé, comme le titre de l’ouvrage le suggère, dans le rêve, et pour cela même hors une acuité visible du trait de burin. Le rêve demande qu’on s’en écarte, que l’imprécision intervienne en sourdine. L’effet est réussi. Merci à Jacques Pierre et à Jean-François Chassaing, président d’honneur de l’AFCEL, de nous proposer, sur un beau papier, cette ode graphique à son souvenir, et offrir à Hélène une quête d’immortalité, sans qu’il en soit de sa volonté.

Cet ouvrage n’est pas un catalogue raisonné. Pour un accès léger et agréable à la découverte, les données techniques, qu’elles concernent la manière utilisée, essentiellement le burin, où les dimensions des planches, ne sont pas formulées. De même qu’Hélène reste effacée dans son parcours artistique, ponctué des nombreux salons où elle participa et surtout des nombreuses distinctions qui lui furent attribuées. L’essentiel ici est l’évocation de son œuvre gravé et de l’univers de ses perceptions profondes et intimes, exprimé selon les quatre volets : la création libre, la carte de vœux, l’ex-libris et l’illustration de bibliophilie. La numérotation des pages est aussi absente, pour ne pas perturber le voyage. Mais de nombreux hommages de ses pairs accompagnent les images, ponctuées par un émouvant témoignage de Jacques.

“Eclosion” (n°22 – 1988) Choix de C.M.L. France – Nemours
pour une carte de vœux

Que pourrais-je ajouter, sinon l’importance qu’Hélène a eue me concernant, car elle fut à la base de ma découverte de la gravure, en partenariat avec un autre graveur d’exception, Jean-Marcel Bertrand : elle, avec le burin sur cuivre, lui, avec le burin sur bois de bout. Ancien élève, comme moi, de “Vaugirard”, la fameuse école de photographie-cinéma devenue plus tard l’ENS Louis Lumière, c’est Jacques, avec qui j’avais des relations professionnelles, qui m’avait proposé le rendez-vous.

La gravure originale m’était inconnue, alors que je m’engageais dans une action nouvelle visant à sensibiliser l’Entreprise au vecteur des arts plastiques : peinture et sculpture… pour valoriser les actions de communication, les cadeaux d’affaire, la décoration des locaux… Cette rencontre, si mes souvenirs sont bons, eut lieu en septembre 1988 ; elle a été à la base de mon engagement dans le domaine stampassin, et de la révélation de cet univers graphique si riche de techniques et d’artistes remarquables.

Ex-libris « Cachou » (état, 2007)

L’une de ses gravures, un ex-libris qu’elle ne voulut pas signer et donc éditer, car il ne la satisfaisait pas, est le signe de son exigence. Malgré cela, pour le souvenir, mais bien sûr pas seulement, elle accompagne chacune de mes conférences sur l’estampe. Pardon Hélène de cette présence imprévue mais chargée de reconnaissance et de pensée fidèle, espérant que tu ne m’en tiendras pas rigueur de là où tu es maintenant.

Gérard Robin

Nota bene :  « Le Monde rêvé d’Hélène Nué – gravure », album imprimé sur les presses de Prim Service, Metz. Format 310 x 310 cm, 156 pages, reliure rigide, dos piqué. 327 reproductions de gravures avec, en quatrième de couverture, une aquarelle, celle du portrait d’Hélène par Willy Lambert. AFCEL – Collection “Connaissance de l’ex-libris”. AFCEL Éditeur, 2023, ISSN : 1158-3541.
Prix : 65 €, frais de port : 8 €, à commander à l’éditeur.  Á l’achat, possibilité de don conjoint à l’association ; la contacter pour cela :
AFCEL – Bibliothèque municipale, 13 rue des Écoles, 55300 Saint Mihiel. www.afcel.com

Gravée, imprimée, vendue ?

« Fédération générale des Français au Champ de Mars »
estampe de 1790 dessinée par C. Monet et gravée par I.-S. Helman,
fonds Gallica (Cl. BnF)

La lecture du catalogue raisonné de l’œuvre gravé1 d’André Bongibault est instructive sur l’évolution de la pratique de l’estampe en France pendant ces soixante dernières années. En effet, l’estampe fédère2 dans son élaboration plusieurs fonctions et métiers qui concourent à sa création et ensuite à sa diffusion : originellement l’artiste qui conçoit l’image dont l’estampe sera porteuse et qui la transpose ou la grave sur la matrice adéquate. Ensuite, un éditeur qui prend en charge le tirage ; un imprimeur taille-doucier, lithographe ou sérigraphe, etc. ; et, enfin un diffuseur qui en commercialise le tirage. Mais aussi tous les autres métiers connexes comme les fabricants de papiers, d’encres, de presses, d’outils et des matières utilisées comme matrices. Que toutes ces fonctions indispensables soient assumées par la même personne ou qu’elles soient remplies par des professionnels spécialisés, des associations ou des institutions, ne change en rien le fait qu’elles doivent toutes être accomplies pour que l’estampe parvienne aux regards des amateurs.

« Petite cristallisation » d’André Bongibault (Cl. André Bongibault)

Grâce aux légendes très bien documentées des reproductions de ce catalogue, on peut suivre par qui ces fonctions ont été accomplies au cours de ces années. De 1961 à 1975, période de formation et de mûrissement artistique, André Bongibault, comme tous les débutants stampassins, s’auto-édite et imprime lui-même ses estampes en de petites quantités d’exemplaires. De 1975 à 1995 enfin reconnu, il bénéficie du soutien de plusieurs éditeurs qui font appel pour imprimer ses matrices à des taille-douciers qui les tirent à plus d’une centaine d’exemplaires chacune. De 1990 à 2000, tout en continuant d’être édité de la même façon, il reprend la pratique de l’auto-édition de quelques-unes de ses estampes imprimées par ses taille-douciers à plus d’une centaine d’exemplaires. Depuis 2000, cette pratique de l’auto-édition devient majoritaire ainsi que celle de l’impression par lui-même en des tirages qui diminuent. Il ajoute aussi l’impression de variantes de la même matrice qu’il tire en petits nombres d’exemplaires.

Sans céder aux excès de la généralisation, cette évolution des pratiques se constate partout aujourd’hui. Elle tient sans doute à la raréfaction des éditeurs d’estampes, des imprimeurs et des galeristes spécialisés. Certainement aussi à la faiblesse en France du nombre d’amateurs d’estampes et par conséquent d’acheteurs. André Bongibault malgré sa notoriété rejoint ainsi la plupart des stampassins contemporains usant de l’estampe d’une manière permanente ou temporaire qui s’auto-éditent, qui impriment eux-mêmes leurs estampes et qui les tirent avec parcimonie faute d’acheteurs. Comme il le soulignait en 2002 : « La gravure marchait très bien il y a dix ou quinze ans, plus maintenant. On fait ce métier parce qu’on l’aime. Pas pour gagner de l’argent. » (page 111 de son catalogue).

« Prana » d’André Bongibault (Cl. André Bongibault)

Au quart du vingt-et-unième siècle, il demeure donc plus que jamais nécessaire de promouvoir auprès du grand public, des institutions et des grands moyens d’information l’art de l’estampe. Et, malgré l’évolution dont témoigne ce catalogue, de continuer à mettre en évidence ses caractéristiques fédératives en rassemblant artistes stampassins, éditeurs, imprimeurs, galeristes et fabricants de matériels pour rendre évident et manifeste cet art toujours vivant et contemporain.

Claude Bureau

1« André Bongibault – gravures » de Michel Wiedemann, catalogue raisonné, format 240 x 220 cm, 134 pages, 92 reproductions de gravures. L’estampe de Chaville éditeur-distributeur, 2022, ISBN : 978-2-9583413-0-5 . Prix : 40 €, frais de port : 8 €, à commander à l’éditeur :L’estampe de Chaville 1 rue du Gros Chêne 92370 ou estampedechaville@free.fr

2C’est en tenant compte de ce constat que Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe a été fondée en fédérant tous les acteurs qui concourent à l’art de l’estampe.