Des caractères

Sans prétendre à être ceux de La Bruyère, les petits caractères imprimés, qui les font vivre typographiquement, composent un ménage avec l’estampe depuis son origine. Ils disent ainsi toute la consanguinité qui perdure entre le livre imprimé et l’estampe. Car, l’une et l’autre s’abreuvent à la même eau : le signe porteur du sens. Que ce signe soit des lettres, idéogrammes ou hiéroglyphes ou soit le graphe incisé d’une image.

Les caractères de l’écriture alphabétique, pour se cantonner au seul monde occidental, constituent souvent une part plus ou moins significative de l’image portée par l’estampe. Du monogramme d’Albrecht Dürer si semblable, tout anachronisme mis à part, à un tori japonais dans son élégance graphique, aux eaux-fortes de Jacques Callot avec les lettres de leur légende gravées dans la matrice, en capitales romaines ou en cursives calligraphiées, légende dont celle de sa dernière estampe représentant un banquet sous une treille, tracée par ses compagnons, est si émouvante : «La dernière planche gravée par le deffunt Callot, a laquelle l’eau forte n’a esté donnée quapres sa mort.», en passant par l’inscription monumentale annonçant : «INVENZIONI CAPRIC DI CARCERI…» gravée sur une des premières planches de la série «Les prisons» de Giovanni Battista Piranèse.

Les « Prisons » de Piranèse (Cl. BnF)

Ou beaucoup plus proches de nous, les multiples et merveilleuses lettrines xylographiées par les graveurs qui illustrèrent, de 1923 à 1941, la collection populaire «Le livre moderne illustré», éditée par J. Ferenczi et fils, et dont Clément Serveau assurait la direction artistique. Ou bien de nos jours, placés aux confins de l’image, dans la marge inférieure de l’estampe, comme le veut une coutume bien établie parmi les stampassins, et, qui est parfois contestée, les chiffres fractionnaires, arabes ou romains, de la numérotation, les lettres du titre de l’estampe et la signature manuscrite de l’artiste. Ou bien encore, les caractères dans les ex-libris. Et, enfin, dans l’exercice toujours vivace, auquel se confronte une part importante des stampassins contemporains – souvent avec passion – celui du livre d’artiste où chacun d’entre eux s’applique à la maîtrise des caractères typographiques, calligraphiés ou numérisés, suivant leur choix.

«PH 05 plus» d’Éric Fourmestraux (Cl. Éric Fourmestraux)

Non, l’estampe d’aujourd’hui n’a pas rompu avec les caractères et en use abondamment. En outre, quelques stampassines et stampassins travaillent les signes typographiques comme la matière même de leurs images. Que ces signes soient simplement transposés et calligraphiés cursivement dans la matrice de l’estampe. Ou bien, qu’ils soient gravés ou embossés d’une manière particulièrement élaborée, comme dans les estampes d’Éric Fourmestraux, par exemple. Ou, autre piste encore, tels quels, avec des caractères laissés à leur seule expressivité graphique, comme le faisait chaque année pour ses vœux José Mendoza y Almeida qui gravait sa carte sur un linoléum et qui l’imprimait en couleur sur un bel Ingres vergé au format 21×11 cm, laissant ainsi à son estampe prouver l’éloquence de son talent stampassin.

Carte de vœux 2004 de José Mendoza y Almeida (Cl. Claude Bureau)

Donner des caractères à l’estampe ne semblerait donc pas, ni moins qu’hier ni plus qu’aujourd’hui, relever du domaine de l’incongru.

Claude Bureau

Nota bene : pour en savoir plus sur José Mendoza y Almeida, plus connu comme graphiste de caractères typographiques que comme graveur, on se rapportera au mémoire de Lucie Jullian DSAA de l’école Estienne, que l’on peut télécharger ici.

Disette respiratoire

En ces temps de disette respiratoire, amis graveurs, l’apnée du sommeil nous guette.
Qui n’a pas, dans un tracé préparatoire délicat, retenu son souffle ?
Qui n’a pas, dans un grattage, brunissage d’une manière noire ou aquatinte, suspendu les « pompes » de son diaphragme ?
Qui n’a pas, dans une courbe délicate, dans une ligne droite qui n’en finit pas, taillé à l’avant d’une pointe sèche, à l’arrière d’un burin, thésaurisé son gaz carbonique alvéolaire ?
Qui n’a pas, au pinceau trois poils ou plus, sur une eau-forte, une aquatinte, en surface ouverte, fermé la « soupape » respiratoire, afin de tenter d’atteindre une subtilité improbable ?

Gravure en ce jardin (Cl. Rémy Joffrion)

Mais gare, l’apnée délétère nous guette. En ces temps suspendus de confinement, faisons des pauses salvatrices. Ouvrons grand les fenêtres pour insuffler pleinement le bon air vital au virus de la gravure, « Objet rare », Objet d’Art.
Ce serait très regrettable de rester définitivement couchés sur nos matrices ou de rejoindre dans « le grand bleu » de la nuit les abîmes de la vie.

Rémy Joffrion

Estampe sérigraphiée

La majorité du public use plus volontiers du vocable gravure que du terme estampe ; dire d’une image : «c’est une gravure» rassure l’éventuel acheteur, mais dire : «c’est une estampe» le plonge le plus souvent dans la perplexité. Des explications complémentaires à vocation pédagogique, du genre : «Pour créer une estampe, on peut graver une matrice. On peut aussi utiliser bien d’autres manipulations et transférer une image sur le papier sans procéder à aucune gravure.» Voilà une vérité qui replonge notre éventuel acheteur dans une perplexité plus grande encore. Dire : «c’est une lithographie» l’emporte peut-être dans des souvenirs de pierre ou d’écriture bien flous. Dire : «c’est une sérigraphie» augmente encore ses interrogations. Décidément, le monde de l’estampe, pour notre éventuel acheteur, ressemble à un monde peuplé d’énigmes. Et, devant la complexité de la chose, il hésite encore à concrétiser sa tentation d’achat.

Mothi Limbu, « Transmission » (Cl. ÉditionTchikebe)

Universalité de la sérigraphie

Pourtant, la sérigraphie, sans que nous le sachions, est bien présente partout dans la vie quotidienne et nos objets familiers : boîtes de conserve, flacons de verre où se gardent des fragrances rares ou des liqueurs capiteuses, tissus soyeux ou confortables, maillots de sportif, cartes de crédit, jouets d’enfant, ustensiles ménagers, cadrans des tableaux de bord d’automobiles, claviers manipulateurs de portables électroniques, affiches publicitaires, calicots des foires-expositions, voiles des catamarans géants, ballons colorés des montgolfières, etc. Bref, il n’est pas un domaine d’activité contemporaine qui échappe à la sérigraphie. Elle est de taille très modeste, comme le trombone frappé au logo de l’entreprise, ou plus considérable en longueur, comme les laizes de soie imprimée des carrés «Hermès» . En regard des surfaces sérigraphiées par l’industrie, la part de celles consacrées à l’art reste dérisoire.

Dans l’art, comme dans l’industrie, une des causes essentielles de son intérêt et de son succès réside dans la souplesse du procédé. Sans se perdre dans les détails techniques, la sérigraphie fonctionne, dans son principe, simplement. Il suffit d’un cadre sur lequel est tendu un écran, tissé de soie à l’origine, aujourd’hui de nylon, d’une table d’impression, d’une racle en matière souple, d’une surface support de l’image, du papier et, enfin, de l’encre, une encre plutôt épaisse. Préalablement à l’impression, les pores de l’écran sont obturés là où l’encre ne doit pas passer. Pour imprimer l’image, le cadre et son écran sont disposés sur le papier, l’encre est versée dans le cadre et la racle, passée sur la surface de l’écran, chasse l’encre sur le support au travers des pores laissés ouverts. L’image est ainsi transférée. Pour imprimer une image polychrome, comme celle de Roy Lichtenstein ci-dessous, plusieurs écrans seront nécessaires, en principe un par couleur.

Roy Lichtenstein, « Composition musicale II » (Cl. Cornette de Saint-Cyr)

La sérigraphie artistique

Dans le domaine artistique, le procédé sérigraphique jouit de tous les avantages de la lithographie traditionnelle sans en avoir les inconvénients, particulièrement dûs à la pesanteur des blocs de pierre et à l’encombrement de sa presse, il ajoute au rendu lithographique une souplesse qui se prête à toutes les expressions plastiques possibles.

Au vu de sa légèreté, l’artiste se constitue aisément son propre matériel et l’utilise dans son atelier. Il dessine directement sur ses écrans, ou il découpe ses pochoirs avant de les coller sur ceux-ci, ou bien il combine ces deux manières avant d’imprimer lui-même ses estampes. Toutefois, il peut aussi faire appel à un imprimeur sérigraphiste. En revanche, dans ce cas-là, en plus de la méthode manuelle de composer les écrans sérigraphiques, lui sera ouverte la possibilité de transférer sur ceux-ci son image par des moyens photographiques ou numériques. Avec ces procédés, pour peu que le papier choisi soit identique, il sera alors quasiment impossible de différencier les estampes sérigraphiées de l’image originale, comme, par exemple, la planche originale d’une bande dessinée en couleurs de sa multiplication sérigraphique. Avec la sérigraphie, tout est possible.

Jean-Claude Floc’h, « Hommage à Roy Lichtenstein »
(Cl. Cornette de Saint-Cyr)

Gagner la confiance de l’amateur

Tant pis diront les uns, tant mieux diront les autres. Comment alors notre éventuel acheteur, baignant de plus en plus dans une expectative impatiente, peut-il s’y retrouver ? Comme pour l’estampe lithographiée ou gravée, la confiance de l’acheteur repose seulement et nécessairement sur l’honnêteté de l’artiste, de son éditeur, de son imprimeur (taille-doucier, lithographe, sérigraphiste, etc.) ou de son galeriste. Cette confiance s’établit, au libre choix du créateur, sur le monogramme serti dans l’image ou sur une numérotation rigoureuse ou sur une signature olographe du tirage ou sur un certificat d’authenticité, etc. toutes choses destinées à rassurer notre éventuel amateur enfin décidé à acheter l’estampe proposée. Quant à la valeur esthétique de cette estampe gravée, lithographiée ou sérigraphiée, c’est une autre histoire qui dépend du talent de son créateur, sans doute, mais aussi de notre acheteur qui aura reconnu cette valeur ou qui ne l’aura pas appréciée.

Claude Bureau