Travailleurs de l’ombre

À propos de :
« Le serviteur inspiré / Portrait de l’artiste en travailleur de l’ombre »
Emmanuel Pernoud
Dijon, les Presses du réel, 2020, 160 p., ill.
ISBN : 978-2-37896-150-3

J’aimerais recommander à mes amis graveurs et amateurs d’estampes anciennes ou modernes la lecture du dernier ouvrage de mon camarade Emmanuel Pernoud, Le serviteur inspiré / Portrait de l’artiste en travailleur de l’ombre, (Dijon, les Presses du réel, 2020, 160 p., ill.). Il n’emporte pas toujours l’adhésion, mais il alimente la réflexion sur notre art, ce qui ne peut être mauvais en soi.

L’intention de l’auteur, aujourd’hui professeur de l’art contemporain à l’université, jadis conservateur au Département des estampes de la Bibliothèque nationale de France, où il était en charge de l’estampe contemporaine, est d’interroger la relation entre un artiste prétendument créateur (un peintre, par exemple) et son éventuel interprète en gravure, qui ne serait pas un créateur et peut-être même pas un artiste ; on pourrait aller jusqu’à le considérer comme un serviteur, un larbin. Le terme de collaborateur, aujourd’hui il est vrai quelque peu déshonoré par la politique, est semble-t-il trop beau pour lui être appliqué.

L’espace temporel parcouru n’est pas absolument contemporain, délimité d’un côté par les estampes d’interprétation produites par Jacques Villon dans les années 1920 et de l’autre par le décès récent (18 juillet 2020) de Cécile Reims, deux des figures choisies par l’auteur pour illustrer son propos, avec celle d’Edward Hopper.

De manière quelque peu provocatrice (à son habitude), Emmanuel Pernoud invoque les personnages de serviteurs célèbres du cinéma, de Charles Laughton dans L’Extravagant M.r Ruggles de Leo McCarey (1935) à Dirk Bogarde dans The Servant de Joseph Losey (1963), en passant par Sacha Guitry dans son Désiré (1937) et James Mason dans L’Affaire Cicéron de Mankiewicz (1952). Tous ces personnages – et l’on remonte même à Scapin, il s’agit en fait d’un lieu commun du théâtre – jouent un rôle ambigu, à la fois d’obéissance au maître et d’emprise sur ce maître. Ainsi leur présence dans l’ouvrage, qui surprend d’abord et agace un peu vu le sujet traité – encore qu’il ne soit pas méprisable d’être un domestique –, trouve-t-elle une certaine justification : le graveur interprète serait un serviteur consentant qui s’approprie et domine le sujet qui lui a été imposé. Et l’on n’oublie pas que Scapin comme Ruggles sont indispensables car rien vraiment ne peut se faire sans eux.

Le livre entraîne nécessairement une discussion sur le terme de « reproduction » par lequel est presque toujours décrite l’estampe qui rend compte d’un dessin, d’une peinture ou d’une sculpture créée par autrui – on n’oubliera pas toutefois que le graveur est aussi son propre interprète. Le problème n’est pas nouveau, qui témoigne du laxisme de la langue française, spécialement, dirais-je, en matière d’estampe. Certes l’on a, depuis Focillon, comme le rappelle Emmanuel Pernoud, utilisé les termes d’interprétation, de traduction ou de translation (apparemment pas de truchement). Et tout a été déjà dit ou presque sur ce sujet par Véronique Meyer dans son beau travail sur Gilles Rousselet (L’œuvre gravé de Gilles Rousselet, graveur parisien du XVIIe siècle, Paris, Commission des travaux historiques de la Ville de Paris, 2004, in-folio). Mais le mot de reproduction revient sans cesse, polluant la réflexion sur l’estampe classique. Reproduction dans ce cas ne signifie pas nouvelle production à l’identique comme le préfixe « re- » le laisserait supposer, mais production nouvelle et différente car par d’autres moyens d’un objet fabriqué dans un médium différent, sans parler des dimensions. La seule consolation est qu’on utilise le même terme absurde pour parler des illustrations fournies pour les livres dits d’art par la photographie et ses dérivés photomécaniques.

Comment résoudre graphiquement les problèmes dont on n’est pas l’énonciateur ? C’est la difficulté et la beauté de la gravure d’interprétation, qui a certainement fait beaucoup plus pour le développement du vocabulaire graphique que la plupart des estampes dites « originales » issues de la pointe des peintres. Dire de l’interprète qu’il n’est qu’un exécutant revient à nier tout ce qu’au cours des temps l’interprétation a apporté à l’art de l’estampe. Mais il est vrai que l’immense majorité de ces interprètes étaient des burinistes, espèce presque totalement disparue aujourd’hui.

Il y a des bizarreries dans le livre d’Emmanuel Pernoud. Par exemple, il présente comme extraordinaire le fait que Jacques Villon fasse à la fois des « reproductions » d’œuvres d’autrui et des gravures « originales ». C’est sembler ignorer que la plupart des grands graveurs du passé, comme Claude Mellan, Robert Nanteuil, Jean Lepautre ou Sébastien Leclerc (pour ne citer que des artistes du XVIIe français qui me sont chers), pratiquaient les deux arts avec le même talent, une manière enrichissant l’autre continument.

Un chapitre important est consacré à Cécile Reims. On sait que cette artiste, outre son incontestable talent de stampassine, a suscité l’intérêt en se révoltant contre l’anonymat auquel voulaient la contraindre Hans Bellmer et les éditeurs de ce dernier. J’ai d’ailleurs toujours eu du mal à comprendre (mais j’avoue ne pas avoir osé lui demander d’explication) comment une femme comme elle, petite et apparemment fragile mais très costaud dans le fond, sa vie en témoigne, avait pu accepter la domination de Bellmer et interpréter ses compositions à mes yeux un peu répugnantes. Cependant, mon goût personnel mis à part, et admis une fois pour toutes qu’il faut bien vivre, comment comprendre que l’interprétation par Cécile des œuvres de Bellmer ait dû rester cachée « pour des raisons commerciales évidentes », alors que dans les siècles passés l’interprète n’était jamais caché, le peintre et ses graveurs tirant tous profit des publications entreprises en commun. Les plus grands artistes se sont livrés à cet exercice et ne l’ont pas regretté, qu’il s’agisse de Raphaël et de Marc Antoine Raimondi, de Rubens et de Lucas Vorsterman (même si ce dernier a réclamé avec insistance un peu plus de respect de la pat du peintre), de Vouet et de ses gendres, de Charles Le Brun et de Gilles Rousselet ou Girard Audran, pour ne prendre que quelques exemples et sans parler des peintres britanniques qui au XVIIIe ont diffusé des dizaines de portraits gravés en manière noire. Au contraire, ceux qui n’ont pas été interprétés de leur temps ont mis des siècles à sortir de l’ombre, comme Georges de La Tour ou les frères Le Nain. Tout cela, qui ne fait que démontrer l’ignorance de l’histoire de l’estampe par Bellmer et ses éditeurs, et d’ailleurs, Cécile Reims n’étant une exception qu’en tant que révoltée, par la plupart des éditeurs d’estampes de naguère qui faisaient travailler d’habiles anonymes à l’œuvre de quelques vedettes, tout cela ne serait pas très grave si cela ne rejaillissait pas sur l’éventuel acheteur d’aujourd’hui.

Ce dernier est généralement atteint de la manie actuelle de l’originalité, du scoop, du tirage limité (on reconnaît facilement ce rebelle, il porte le même blue-jean original que son voisin). Une estampe est-elle plus belle tirée à dix exemplaires qu’à cent, voire plus ? Non, elle est seulement plus chère. Au XVIIe siècle on passait des marchés déterminant des tirages à trois mille exemplaires pour des burins et à deux mille pour des eaux-fortes, le tout bien fait naturellement. Et tout le monde y trouvait son compte : les peintres dont l’œuvre était recherché faisaient travailler les graveurs dont le talent d’interprète était recherché pour le plaisir d’amateurs qui avaient pour un prix raisonnable dans leurs cartons les belles idées d’un maître.

Une autre bizarrerie du livre d’Emmanuel Pernoud apparaît à l’occasion du chapitre sur Edward Hopper. Ce merveilleux artiste a d’abord gagné sa vie comme illustrateur de journaux, autrement dit un esclave « condamné à reproduire l’œuvre des autres, à reconstituer des anecdotes, à prostituer ses aptitudes artistiques aux objectifs d’une entreprise commerciale ». Illustrer un texte d’autrui serait un travail servile puisque l’inspiration n’en serait pas personnelle ! Et l’auteur d’évoquer Courteline. J’ai tout de même un peu de mal à voir Chauveau, Leclerc, Cochin et Gustave Doré comme des ronds-de-cuir.

Ces propos d’un vieux réactionnaire quelque peu rétif à ce qu’on appelle en ce moment l’art contemporain ne sont pas destinés à vous éloigner de la lecture de l’ouvrage d’Emmanuel Pernoud, au contraire. Ils sont juste là pour vous exciter à une discussion sur la place des faiseurs d’estampes (comme disent les Anglais, beaucoup plus rigoureux que nous en matière de vocabulaire) dans le monde actuel de l’art.

J’aimerais aussi vous inciter à parcourir un ouvrage plus ancien reprenant les miniatures de Jacques Bailly, Devises pour les tapisseries du Roi, manuscrit de la Bibliothèque nationale édité par Marianne Grivel (Paris, Herscher, 1988), avec une superbe préface du regretté Marc Fumaroli, lequel était fort amateur d’estampes. Cette préface commence ainsi : « On va découvrir, en feuilletant ce livre, des images fabuleuses. Cependant, il faut l’avouer, aussi fidèles que puissent l’être des photographies, […] ces belles reproductions ne sont que l’écho des miniatures que Jacques Bailly peignit pour le roi Louis XIV, et les modernes héritières des gravures de Sébastien Leclerc, qui les reproduisirent et les multiplièrent pour le public français et européen en 1671. Ce rappel est cruel, mais moins qu’il n’y paraît d’abord. Il serait désastreux, pour les artistes comme pour notre sentiment de la beauté, que nous perdions la mémoire de la distance infranchissable qui sépare les photographies, même parfaites techniquement, du chef-d’œuvre unique dont elles sont le reflet multiplié, et dont elles servent la compréhension et le culte ». Et plus loin : « Pas plus que les planches de Sébastien Leclerc […] ne seront des reproductions mécaniques des miniatures de Jacques Bailly, celles-ci n’ont été des imitations serviles des dessins de Le Brun. A chaque étape du ricochet, l’idée originelle, réinterprétée selon son génie et selon sa technique par chaque artiste, s’est incarnée dans une œuvre différente et qui vaut par elle-même ».
Amen.

Maxime Préaud

Une collection s’expose

Une vue de l’exposition (Cl. Gallix)

« Animaux et Graveurs / Gravures de collection »
Exposition d’estampes
23 janvier au 15 avril 2921
Gallix
5 rue Pierre Sémard 75009 Paris

« Nos amies les bêtes / Nos amis les graveurs », ainsi, naïvement, pourrait s’intituler l’exposition présentée par Bertrand Renaudineau et Laurence Paton dans l’espace annexe des bureaux de la société Gallix, bien connue par ailleurs pour la remarquable suite de films sur l’estampe qu’elle réalise et produit (cf. mon article « Gallix, des films sur l’estampe », Arts et Métiers du livre n° 339 – juillet-août 2020 –, p. 39-45). Mais c’est sous le titre plus sérieux d’« Animaux et Graveurs / Gravures de collection », que s’est ouverte le samedi 23 janvier 2021 et ce jusqu’au samedi 6 février inclus cette manifestation installée dans le local qui a naguère abrité momentanément l’association Manifestampe. Toutes les pièces sont tirées de la collection de Gallix, et témoignent d’un goût éclectique qui s’étend alphabétiquement de Ash à Velly, chronologiquement de Max Klinger à Pablo Flaiszman et zoologiquement avec une prédilection (des artistes ou des collectionneurs, la question est ouverte) pour l’âne, star incontestée de l’exposition.

« Le massacre de la rue Transnonain » d’Honoré Daumier
(Cl. Congress Library)

En même temps Gallix présentera le dernier film de la série Impressions fortes : « Le massacre de la rue Transnonain » 1 d’Honoré Daumier, film de 47 minutes réalisé en vidéo HD par Bertrand Reneaudineau et Gérard-Émmanuel da Silva, et la lithographie de Quentin Préaud : « En attendant le grand soir », composée pour cette occasion.

« En attendant le grand soir » de Quentin Préaud (Cl. Gallix)

Le port du masque est obligatoire. Pour respecter la distanciation en vigueur, le nombre de visiteurs sera limité et nous pouvons être amenés à vous demander de patienter. Ensuite, les visites auront lieu du mardi au samedi de 14h à 18h. Si vous le désirez, vous pouvez prendre rendez-vous par mail ou téléphone avec Bertrand Renaudineau (06 08 92 19 05)

Maxime Préaud

1 Célèbre lithographie d’Honoré Daumier. À la suite de l’insurrection parisienne des 13 et 14 avril 1834, les occupants du 12, rue Transnonain (située à l’angle de l’actuelle rue Beaubourg et de la rue de Montmorency) sont massacrés par la troupe en représailles d’un coup de feu qui aurait été tiré d’une maison voisine sur un officier. Publiée dans la presse et exposée, la lithographie de Daumier, qui entend témoigner et protester contre cette sanglante répression, donne un immense retentissement à l’événement et constitue un sommet dans l’art d’Honoré Daumier.

Autoportrait camouflé ?

« La Fuite en Égypte » de Rodolphe Bresdin (Cl. Maxime Préaud)

J’étais tranquillement assis à mon bureau, en train d’écrire à Claude Bureau, justement, par une tristounette après-midi d’hiver (le lundi 18 janvier 2021 pour être exact et précis), lorsque je fus frappé par une brutale révélation. Je m’apprêtais à me remettre à la rédaction d’un texte sur Rodolphe Bresdin qui m’a été récemment commandé. Le catalogue que j’avais rédigé de l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France à l’été 2000 (Rodolphe Bresdin (1822-1885), Robinson graveur. Catalogue par Maxime Préaud. [Avec une étude de] David P. Becker, « Bresdin dessinateur », Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000, in-4°, 184 p.), émergeant de mon fouillis à la gauche de mon ordinateur, était ouvert à la double page 88-89, montrant en grandeur réelle et côte à côte deux des quatre états connus de La Fuite en Égypte que l’artiste a dessinée sur la pierre en 1855 (cf. Dirk Van Gelder, Rodolphe Bresdin. Monographie en trois parties. Catalogue raisonné de l’œuvre gravé, La Haye, M. Nijhoff et Paris, Le Chêne, 1976, 2 vol. in-4°. Voir le n° 85).

Ma table de travail avec le catalogue (Cl. Maxime Préaud)

Je cherchais à dire sans trop me répéter à quel point Bresdin aimait à se perdre dans les entrelacs que lui inspiraient les arbres dont l’enchevêtrement traité par sa plume soulageait sa mélancolie native, quitte à transformer les branches et les rameaux de ces arbres tortueux en autant de serpents et de dragons inquiétants, et à les peupler de singes ou de makis.

Mais tout à coup, mon regard remontant le long du côté droit de La Fuite en Égypte, à peu près au milieu, c’est l’autoportrait de Bresdin lui-même qui m’apparut : en tout cas un visage d’homme barbu, au front dégarni, comme Bresdin d’après les images qu’on connaît de lui, la bouche maussade, de trois quarts vers la gauche. J’ai montré la chose à mon épouse en lui demandant si j’étais zinzin ou quoi ; elle a longuement hésité avant d’avouer que je n’avais peut-être pas tout à fait tort mais que cela n’avait rien d’évident, surtout de près. Je soumets l’affaire à votre sagacité, cher lecteur. Moi, en tout cas, j’y crois.

Sur la droite le détail agrandi. Cela fonctionne mieux si l’on regarde d’assez loin. Sur la gauche le même détail où  j’ai ajouté un peu de feutre pour aider les myopes, les taupes et les chaufferettes
(Cl. Maxime Préaud)

Certes, cela peut être un accident. Il m’arrive de voir depuis mon canapé, surtout en hiver, des visages dans les ramilles de l’érable qui s’épanouit devant notre fenêtre, où viennent se percher et se chamailler pies, corneilles et bisets. Mais tout de même… Les accidents « artistiques » n’existent guère que dans l’art contemporain.

Maxime Préaud