Gravure & Art contemporain

Première de couverture (Cl. Jean-Marie Marandin)

J’ai été amené à m’intéresser à la place de la gravure dans l’art contemporain pour préparer une conférence dans le cadre du jubilé de « La gravure originale », organisé par Christian Massonnet en octobre 2020 à la Fondation Taylor (disponible à l’écoute avec ce lien). À cette occasion, j’ai constaté le peu de place que prend en France la gravure dans l’art contemporain et, en particulier, dans les institutions qui montrent ce type d’art, comparativement à celle qu’elle occupe en dehors de nos frontières. J’entends par art contemporain non pas l’art qui se fabrique à l’heure actuelle (et où la gravure occupe toujours une place), mais un genre artistique particulier. Relèvent de l’art contemporain, au sens retenu dans ce billet, les œuvres qui s’affranchissent des canons des Beaux-Arts pour explorer plastiquement diverses problématiques philosophiques, sociales, politiques ou existentielles. Il y a de multiples facteurs qui ont conduit à l’effacement de la gravure dans l’art contemporain en France, en particulier des facteurs relevant du marché de l’art. Mais je crois pouvoir en isoler un, plus substantiel, à la lecture du catalogue « The Stamp of Impulse. Abstract Expressionist Prints », édité par David Acton (2001) et à l’écoute de la conférence L’estampe contemporaine en 1970 présentée par Michel Melot dans le cadre du même jubilé (disponible à l’écoute au même lien que ci-dessus).

« The Stamp of Impulse. Abstract Expressionist Prints » (L’empreinte de l’impulsion. Les estampes de l’expressionnisme abstrait) est un catalogue d’exposition présentant 100 estampes signées par 100 artistes que l’on range sous l’étiquette « Expressionnistes abstraits » travaillant dans le New-York de la seconde moitié du XX° siècle et à San Francisco et ses alentours (Bay Area). Une chose frappe à la lecture des notices extrêmement bien documentées qui accompagnent chaque estampe. Les techniques d’estampe font partie intégrante du processus de création des artistes expressionnistes quand ils les utilisent : elles sont utilisées dans la phase intime de recherche, ou comme terrain d’expérimentations, ou enfin comme un medium parmi d’autres, au même titre que la peinture, le collage, la sculpture et, à la fin du siècle, la sérigraphie. Je me focalise dans ce billet sur la seule gravure. En effet, la sérigraphie a un statut complètement différent de par son utilisation comme moyen d’expression dans les mouvements sociaux (en particulier, en 1968 en France) et dans le Pop Art ; je connais moins le statut de la lithographie qui mérite une étude à part. J’illustre la place de la gravure au cœur de trois moments cruciaux du processus d’imagement en prenant trois exemples.

Jackson Pollock a pratiqué la lithographie, puis la sérigraphie et enfin la gravure alors qu’il développait sa pratique du dripping dans les années 1944-45. Pollock a utilisé la taille douce comme il a utilisé le dessin, pour sortir de son état dépressif et trouver de nouvelles idées. Il n’a jamais envisagé de rendre publiques ses expérimentations gravées ; elles appartiennent à la phase la plus intime de son parcours créatif, celle qui précède la conception de toute image.

Adolph Gottlieb a gravé tout au long de sa carrière. Il se servait de l’eau-forte et de l’aquatinte pour élaborer le vocabulaire de pictogrammes qui lui est propre. Il travaillait seul dans son atelier. «  Il utilisait la gravure comme un moyen pour travailler ses images. Il avait l’habitude d’esquisser une idée sur une plaque, d’imprimer une ou deux épreuves, puis de retravailler la plaque pour retravailler l’image » (traduction J.-M. Marandin). La gravure appartient à la phase de mise au point  de l’image.

Louise Bourgeois travaillait ses gravures comme elle travaillait ses dessins, peintures ou sculptures. « Elle avançait pas à pas au travers des difficultés techniques et des couches de significations qui changeaient continuellement. Elle trouvait une image en la créant et en exploitant les propriétés physiques des outils et des matériaux qu’elle utilisait pour la créer » (traduction J.-M. Marandin). Bourgeois utilise la gravure comme un medium parmi d’autres.

Tout autre est la situation de la gravure décrite par Michel Melot qui se focalise sur l’année 1970 en France principalement. On peut la résumer par une formule : « la gravure est un art moyen pour la classe moyenne ». La gravure en France, à la fin du XX° siècle, n’apparaît pas comme un outil investi dans la conception et la réalisation d’une œuvre, mais davantage comme un outil de diffusion de cette œuvre. Elle conserve ainsi un statut proche de celui qu’elle a historiquement acquis comme gravure d’interprétation : faire connaître, répercuter ce que le dessin ou la peinture permettaient d’inventer ou de réaliser. Elle n’est pas un outil au service de la réflexion ou de la pratique plastique des artistes. Elle n’est pas au cœur du processus de création, mais à l’interface avec le marché.

On peut admettre qu’il n’y a pas de rupture majeure entre l’art contemporain (au sens retenu dans ce billet) et les courants artistiques qui ont animé la seconde moitié du XX° siècle. En effet, l’art contemporain apparaît davantage comme une radicalisation des choix du siècle précédent que comme l’émergence de programmes artistiques nouveaux. On peut dès lors avancer l’hypothèse suivante : la gravure prend une place importante dans l’art contemporain dans les pays où elle a acquis le statut de moyen de découverte ou de medium à part entière pour fabriquer une œuvre. C’est le cas aux États-Unis (USA) comme le montre son usage par les artistes expressionnistes abstraits et leurs contemporains. C’est aussi le cas en Europe, en particulier en Angleterre, Allemagne et Suisse. Par contre, elle joue un rôle plus effacé dans les pays où elle a conservé son statut de moyen de diffusion : c’est ce qui peut expliquer sa discrétion dans l’art contemporain produit en France et dans les institutions qui l’exposent et le légitiment.

Jean-Marie Marandin

 

Variations sur ma gravure

Nota bene : les citations entre guillemets et en italiques sont extraites du texte de Paul Valéry portant ce titre.

Valéry fut «un graveur occasionnel et intermittent», mais il fut néanmoins suffisamment graveur pour consigner son expérience dans un petit texte Variations sur ma gravure. C’est un texte de commande pour une édition de luxe (l’Orfèvrerie Christofle) paru en 1944, que les éditions Pagina d’Arte ont republié en 2009.

Frontispice de ce texte (Cl. Institut de France)

Pour introduire «sa manière de confession», Valéry rappelle le choix qui s’impose «dans la morale des arts» : tout poète, qu’il travaille la langue ou l’image, doit choisir l’insouciance de l’inspiration ou les rigueurs d’une œuvre construite. Par modestie, non dénuée d’une certaine coquetterie, le graveur en lui a choisi le premier mode, en laissant libre cours au «bonheur de tracer et livrer la main qui trace aux libertés et aux caprices de son démon –– car il y a dans la main une sorte d’esprit». Il laisse aux praticiens du burin le second mode : «le burin est comparable à la plus belle prose. Il a la force et la lucidité qu’impose un métier rigoureux».

L’intérêt de ce court texte réside, à mes yeux, dans l’aveu de ce qui fait le propre de la gravure «quant aux sensations de l’artiste». «La morsure, le tirage, les reprises, les états successifs introduisent leurs conditions d’indétermination : l’œuvre n’est jamais tout à fait ce que l’on imaginait qu’elle serait, et le moment que, la presse ayant roulé, le lange se soulève, et que l’épreuve toute humide saisie au bout des doigts, se manifeste au jour, est un moment assez émouvant». C’est ce qui fait la différence entre le dessin et la gravure pour Valéry et il le résume dans une formule saisissante : «le dessin, à chaque instant, est ce qu’il est ; mais la gravure sera ce qu’elle sera».

Il est étrange que Valéry fasse dans la gravure (la pratique de l’eau-forte) l’expérience que Mallarmé fit dans le langage : la rencontre du hasard. La rencontre d’un hasard particulier, qui n’est pas celui qui s’attache au lancer de dés, mais celui qui surgit de la matérialité que travaillent le poète et le graveur : les contraintes et les échappées de la langue et des discours pour le poète, les contraintes et les échappées du dispositif technique pour le graveur. Le mordant, l’encre, la presse, le temps qu’il fait, toujours feront la gravure.

Jean-Maris Marandin

L’estampe tout simplement

Exposition Raúl D.
14 septembre-30 novembre 2019
URDLA
207 rue Francis-de-Préssensé,
69100 Villeurbanne
www.urdla.com

URDLA , centre d’art dédié à l’estampe, présente, du 14 septembre au 30 novembre 2019 à Villeurbanne, une exposition de Mark Geffriaud : Raúl D. C’est ce qu’on lit dans les documents présentant la quinzième biennale d’art contemporain de Lyon : Raúl D. y a le statut d’exposition associée. Mais, ce n’est pas exactement ce qu’on voit : ce n’est pas URDLA qui expose Raúl D., c’est Raúl D. qui expose l’atelier de URLA : un atelier de taille-douce, typographie et lithographie logé dans une ancienne usine de tulles remodelée en centre d’art en 1986.

Vue générale (Cl. Jules Roeser©)

Raúl D. n’expose pas des estampes, mais un atelier où se fabriquent des estampes. Un atelier dans toutes ses dimensions : les machines et les outils (diverses presses, des lignes de composition au sol, des rogatons de crayons litho, des pointes sèches bricolées, etc.), la mémoire de l’atelier (les pierres de l’entreprise de lithographie commerciale en faillite rachetée par l’association qui a fondé URDLA et conservée dans l’impressionnante lithothèque de l’atelier), les humains qui y travaillent (un taille-doucier affairé à tirer une épreuve d’un grand cuivre le jour de ma visite) et même des imprimés (des épreuves d’image en cours, des séries d’estampages ou de contre-marques).

T-shirt (Cl. Mark Geffriaud©)

Mais, cette description n’est pas encore exacte, car l’exposition Raúl D. n’est pas une exposition. Mark Geffriaud n’expose pas l’atelier comme on expose d’ordinaire des œuvres d’art, ou une institution (l’atelier d’un centre d’art) et les pratiques artistiques qu’elle abrite. Il n’expose pas, il fait voir. Il fait voir l’atelier ; il le fait voir au ras de son existence matérielle : la beauté méticuleuse des machines, la tendresse que les graveurs ont inscrite dans leurs outils de main, la vérité d’empreinte sans laquelle il n’y aurait pas d’image imprimée, l’énigme des lignes de composition pour qui ne sait pas lire à l’envers. Il fait voir en déroulant une cloison de tissu qui est aussi un écran, en projetant des vidéos qui sont des rectangles de lumière en attente d’images ou des lignes en attente de phrases, en donnant aux presses la présence majestueuse de sculptures, en transformant des cimaises de stockage en installation moderniste, en déroutant les visiteurs qui s’attendent à voir des œuvres et qui voient des épreuves accrochées aux claies de séchage ou posées par terre ou sur les tables de travail.

Outils (Cl. Jules Roeser©)

Mais, la description n’est pas encore exacte : il fait voir ce qu’on ne voit pas. Il fait voir l’atelier de telle sorte qu’apparaisse « l’absente de tout atelier d’estampe » : l’image qu’imaginent les graveurs et les lithographes quand ils composent une matrice avant qu’elle ne s’incarne et se dissolve sous la presse. C’est la magie de cette « exposition » : rendre sensible grâce à un dispositif minimaliste (au sens que le minimalisme a donné à ce terme) ce que l’on ne peut pas voir : l’estampe comme désir et comme jouissance.

Jean-Marie Marandin