Quatre toqués de la gravure

Le Four Pontet (Cl. Gérard Robin)

Le Four Pontet
5, Quai de la Sèvre 79460 Magné
24 mai au 5 Juin 2024

Nous sommes en Nouvelle Aquitaine, près de Niort dans le Marais poitevin, à Magné. Dans un lieu dit « Four Pontet », une ancienne poterie transformée en espace culturel, animé par l’« Association des amis du Four Pontet ». Là où l’esprit d’un ancien, Jean-Claude Daroux (1942-2023), que j’avais rencontré en juin 2013, vibre sans doute toujours. Il parlait souvent de gravure, bien sûr dans son atelier mais aussi au travers d’une biennale internationale de l’estampe gravée, qu’il créa ici même et qui a rayonné sous sa houlette dans toute la région, et dont on espère qu’elle se poursuivra. Dans un hommage fait lors de son décès, il fut dit du lieu que « Le Four Pontet devint […] un creuset où graveurs confirmés mais aussi graveurs en devenir présentèrent dans sa diversité au public cet art assez méconnu dans une approche exemplaire de ce que devrait être l’Art, un joyau pour tous. » Et de conclure : « Cette vocation est dorénavant l’ADN du Four Pontet. »

Aujourd’hui, pour fêter la Fête de l’estampe 2024, un autre événement, cette fois insolite, se déroule dans ce riche lieu, vivifié par l’intervention de trois mousquetaires (ils sont bien sûr quatre, tous « toqués » de gravure), des bretteurs qui ont troqué leur rapière pour d’autres armes plus aptes à s’attaquer, cette fois, à la matière, qu’elle soit métal, pierre, ou gélatine… Il y a là : Dominique Bréard, graveur et sculpteur sur pierre ; Michèle Joffrion, praticienne de la manière noire au berceau sur cuivre ; Daniel Leruste-Marhorel, passionné de photographie ancienne, en particulier d’héliogravure et de mordançage ; et Rémy Joffrion alias Rem, buriniste de cœur et fin connaisseur de la taille-douce sur métal. Une rencontre inattendue sous la bannière de l’estampe. Le thème partagé est symbolisé par le mot « gravure », celui-ci échappant ici à la définition traditionnelle, mais s’imposant dans la démarche de chacun.

Nous voici donc dans l’espace du « Four Pontet », devenu depuis 1998 galerie d’art. Laquelle nous accueille avec des murs-cimaises en pierres apparentes, avoisinant un superbe four en briques à deux niveaux et, dominant un beau carrelage de terre cuite vernissée, d’épaisses solives brunes qui séparent de l’étage supérieur. Un lieu qui a déjà une âme, façonné par son passé d’artisanat et un présent déjà florissant de belles expositions où se succèdent peinture, sculpture, gravure, photographie et autres curiosités locales. Ce 24 mai 2024 est soir de vernissage, pour découvrir une « gravure » dans tous ses états. Et le public est là, nombreux, pour s’immerger dans l’imprévu d’un ensemble très divers dans leurs principes d’œuvres d’art, graphiques ou plastiques, que seul réunit dans leurs différences le titre de l’exposition, émanant de « toqués » de gravure…

D’abord la plus primitive dans son histoire mais toujours actuelle, celle de la pierre naturelle que l’outil sait mettre en forme et polir, sculpter et graver, mais où l’artiste niortais, Dominique Bréard, en toute simplicité, a fit sienne cette interrogation : « La poésie circule dans l’air familier de nos vies, alors pourquoi ne pas graver sa trace dans la matière ?… ». Une empreinte d’écriture choisie, porteuse de sens, qui est en symbiose avec la forme minérale qui lui est destinée, et qui la porte avec éclat. Des créations que l’artiste se plaît ensuite, semble-t-il, à soumettre à l’épreuve du temps et de l’érosion. Une gravure destinée, donc, à se transmettre au cours des âges, porteuse de signes « qui orientent et nous rappellent le sens poétique de la vie. » Une philosophie créatrice, qui ne peut que toucher le regard et l’esprit du spectateur. De la belle ouvrage !

Salle du rez-de-chaussée (Cl. Gérard Robin)

À la blancheur de la pierre succède, en cimaises le noir velouté d’une manière de gravure sans équivalent, où la lumière va naître pour créer la teinte. C’est le domaine du « mezzo-tinto » et de Michèle Joffrion, dont la maîtrise du procédé est extrême : celle du berceau, créateur de l’obscurité primaire qui sera génératrice de vie, et celle des grattoirs et brunissoirs, qui feront jaillir et moduleront la clarté ; chaque instrument est un choix délibéré qui donne accès au rendu désiré. Il n’y a pas de surprise, en son esprit, dans le rendu graphique final. Tout est voulu, en cohérence avec son imaginaire créatif, avec les visions, fruits d’intenses réflexions, qu’elle veut transcrire. Un travail d’accouchement que l’on sait chaque fois difficile, mais qui fait naître des estampes qui, naturellement, ne peuvent que faire vibrer la corde sensible du spectateur, quelles que soient ses affinités de goût. Et le portraitiste Ludwig von Siegen (1609-1680), inventeur du procédé, ne renierait pas, à n’en pas douter, l’excellence de l’expression non figurative des estampes de Michèle.

Après le noir & blanc, la couleur. Daniel Leruste-Marhorel, quant à lui, m’a conduit à reprendre ma bible sur la « Chimie photographique », écrite par l’ingénieur chimiste Pierre Glafkidès, et qui accompagna mes études à l’École Louis Lumière, dite « Vaugirard », à Paris. On y parle notamment de mordançage, cette technique visant à établir à l’aide d’un mordant un pont chimique entre une gélatine argentique (ou autre matière) et un colorant. Ce qui permettait des « virages » d’épreuves photographiques « noir et blanc », dans le but de leur donner une couleur dominante.

“Les Chevaux du Vent” – Daniel Leruste-Marhorel gravure photographique – 33 x 46 cm (1998) (Cl. Maïté Robin)

Le procédé fit l’objet de recherches picturales de la part de photographes comme Jean-Pierre Sudre (1921-1997) ou encore Denis Brihat (1928), lauréat du prix Niepce 1957. Ce qui donna naissance à une manière innovante de création ou de métamorphose picturale originale, sans lien avec une quelconque prise de vue. Daniel s’en est approprié le savoir-faire, l’appelant « gravure photographique ». Sans entrer dans des détails fastidieux, disons que le principe consiste à utiliser une photographie argentique noir et blanc sur papier, développée selon le procédé classique, que l’on plonge dans une solution de mordançage, dite « eau céleste » (du fait de sa coloration bleue). Une action qui fragilise l’adhérence de la gélatine, plus ou moins selon la force du bain, jusqu’à former des poches. Avec la pointe d’un pinceau et sous un mince filet d’eau, ces poches crèveront. Il sera alors possible de déplacer les divers éléments sur le papier pour créer ou composer une image nouvelle au gré de son imagination. Une mise en couleur peut se faire en la plongeant dans un révélateur puis en l’exposant à l’air, initiateur d’une oxydation de l’image. La coloration peut être générale, ou partielle en protégeant les parties non concernées avec un vernis. Selon la concentration des bains ou leur formule, le virage peut aller du jaune clair au rouge intense. Chaque œuvre est unique.

Une action propice à l’exaltation de l’imaginaire, pour qui en a la maîtrise, et le présent résultat, à la vue des épreuves en cimaises, est superbe, passant du figuratif au non-figuratif, ou mixant les deux, offrant une liberté d’expression infinie… Les œuvres sont, qui plus est, accompagnées de textes poétiques qui enrichissent la vision, interpellant Ovide, Théophile Gautier, Edmond Rostand, Raymond Queneau,… et l’ami Claude Matillon, illustrateur textuel de nombre d’œuvres.

Dernier mousquetaire, Rémy Joffrion, alias Rem, le d’Artagnan du burin, mais graveur protéiforme qui connaît bien tous les arcanes de la taille du métal, et qui s’est illustré, avec son ami François Defaye, dans l’aventure dite « au fil de la taille-douce », montrant une grande connaissance des manières, de l’affûtage et de l’usage des outils, de l’emploi des encres et des papiers, des réglages de la presse. D’ailleurs, lui et Michèle feront des séances de démonstration d’impressions à la presse de plaques aux techniques différentes, argumentées de leur connaissance de celles-ci et complétées par une vitrine présentant aux visiteurs l’outillage classique du graveur.

Quant à Rem l’artiste, il présente en cimaises de belles gravures, où la poésie peut rencontrer l’humour, et où voisine aussi un couple d’estampes didactiques, avec un burin sur cuivre, « Harmoniques » (planche et tirage), et une eau-forte sur zinc, « Écho d’Harmoniques » (planche et gaufrage). Le talent est là, au travers de nombreux burins (mais pas que…), dans des gravures porteuses de singularité dans leur expression.

De gauche à droite : Dominique Bréard, Rem, Daniel Leruste-Marhorel,
Michèle Joffrion (Cl. Maïté Robin)

À signaler l’installation collégiale présentée ci-dessus, composée de la manière noire de Michèle : « Rêverie », agrandie photographiquement et traitée chimiquement par Daniel, pour un transfert de la gélatine porteuse de l’image sur une pierre découpée et gravée de quelques vers d’Arthur Rimbaud par Dominique, avec au centre la planche originelle aciérée par Rémy. La marque fusionnelle du quatuor dans la conception de leur orchestration graphique !

Merci à ces « quatre toqués de la gravure », artistes de passion, pour leur présence active et particulièrement conviviale, en cette douzième Fête de l’estampe. Ils excellent aujourd’hui dans des procédés issus des temps passés, voire actualisés, participant en cela à la grande vitalité de l’estampe contemporaine. S’y ajoute la présence virtuelle évoquée lors du vernissage par Michèle et Rémy, d’un certain professeur de gravure et artiste niortais qui les initia à cet art de la taille-douce, François Verdier, grande personnalité locale, dont c’est bientôt le dixième anniversaire de la disparition. Et bravo aux « Amis du Four Pontet » pour l’organisation de tels événements, dans un écrin culturel au demeurant exceptionnel. À quand la prochaine biennale d’estampes !… 2025 ?

Gérard Robin

Le 16 mars 2024

La salle de conférence, côté public (Cl. Gérard Robin)

BnF – site Richelieu
5 rue Vivienne 75002 Paris

Assemblée générale

Ce seize mars deux mille vingt-quatre concerne les élections de la Fédération nationale de… l’estampe, bien sûr ! Nous voici donc dans le cadre de l’assemblée générale annuelle de Manifestampe, à une date qui marque ses vingt ans d’existence et qui sera ici, vous le devinez, sereine, ouverte et constructive. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement, en ce lieu prestigieux du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, dans sa belle salle de conférence, dont les hautes baies à petits carreaux laissent entrer des fragments de la lumière ensoleillée du dehors, qui s’étirent sur le parquet, nimbant la salle d’une douce clarté. Une veille de printemps qui participe à l’ambiance. La présidente et les membres du bureau qui, après plusieurs années de bons et loyaux services et l’envie de se consacrer plus pleinement à leur propre travail créatif, ne briguent pas un nouveau mandat. Et de nous accueillir, du haut de leur estrade, Rosemary Piolais, la présidente, Pascale Simonet, la vice-présidente, Violaine Fayolle, la secrétaire et Khedija Ennifer-Courtois, qui abordera la situation financière, précisant que les pièces comptables sont à disposition1.

Le bureau sortant avec, de gauche à droite : Khedija Ennifer-Courtois,
Violaine Fayolle, Rosemary Piolais et Pascale Simonet (Cl. Gérard Robin)

Le public présent sera attentif au déroulement de la séance et aux résultats donnés, dans une ambiance conviviale. Il n’est point ici question d’entrer dans les détails chiffrés de la comptabilité, que l’on pourra trouver ailleurs, et qui ont été développés, montrant un bilan globalement positif, et un budget prévisionnel dans cet esprit. Au regard des adhésions, Manifestampe montre l’intérêt qu’elle suscite, en France et même ailleurs. Retenons que son site, « véritable maison virtuelle » de l’estampe et de ses acteurs, en est un atout majeur, annonçant les événements qui lui sont indiqués, proposant des articles dans le magazine « Vu & Lu… pour vous » et suscitant annuellement plusieurs milliers de fréquentations. Quant à la Fête de l’Estampe, soutenue par le Ministère de la Culture, elle a eu à son actif plus de 200 manifestations en 2023. Précision sera faite des moyens donnés aux participants pour faciliter leur communication (logo, affiches, focus, annonces sur site, etc.) À l’initiative de la présidente et dans ce cadre, une bourse est envisagée, pour être attribuée, en partenariat avec le Géant des Beaux-arts, à cinq jeunes artistes de moins de 30 ans participant à cette fête.

Et n’oublions pas, les activités master class « Catalogue raisonné » et « Estampe », respectivement animées par Maxime Préaud et Michel Henri Viot, qui complètent l’action fédérative ainsi que la table ronde avec les responsables d’association en automne 2023. Manifestampe, au travers de son rapport d’activité et d’orientation, montre une fois de plus sa nécessité d’être et sa dynamique reconnue, visant à la promotion de l’art de la « stampagraphie » (j’ose le mot !), dans ses manifestations et dans tous ses états.

Vint ensuite l’appel aux candidatures, celles à renouveler ou celles nouvelles, sur lequel le vote devait porter : Marie Akar, Luc-Émile Bouche-Florin, Karianne Brevick, Karen Ganilsy, Valérie Honnart, Jean-Pierre Lourdais et Charlotte Massip. Et chacun, chacune, de se présenter, dans sa personnalité et ses compétences. Un bon cru pour la fédération, à n’en pas douter… Restera la formation du bureau lors du premier conseil d’administration à venir. L’instant est alors celui de la récupération des bulletins.

Signalons la présence dans le public de Joseph de Colbert, président de l’association « Les Amateurs d’Estampes », créée en 2017 et centrée sur le monde des collectionneurs d’estampes anciennes et contemporaines. Leur assemblée générale s’était d’ailleurs tenue dans la même salle quelque quatorze jours plus tôt. Le président de Colbert nous informa de leur participation, avec le Comité national de l’estampe, à la troisième édition de la « Paris Print Fair » au réfectoire du Couvent des Cordeliers, organisée par la CSEDT (Chambre Syndicale de l’Estampe, du Dessin et du Tableau), où exposent une vingtaine de galeries européennes, et où sera décerné le « Prix Henri Beraldi de la recherche sur l’estampe », couronnant une thèse de doctorat dédiée, soutenue dans une université française, ou un ouvrage (essai ou catalogue raisonné) publié en France. Rappelons qu’Henri Beraldi (1849-1931) fut un homme de lettres, fondateur et président de la Société des livres ; il fut aussi bibliophile, et collectionneur d’estampes. Deux « Vu & Lu », émanant de Maxime Préaud, évoquent l’un la « Paris Print Fair »2, l’autre la remise du Prix Henri Beraldi3, qui fut remis le 21 mars 2024 à l’historien de l’art Yvon Le Bras.

Table ronde thématique

L’assemblée générale se termina, laissant place à une table ronde (rectangulaire) sur le thème : « Art imprimé ou Pratiques contemporaines de l’estampe ». Elle accueillera, sous le regard du médiateur Claude Bureau, membre du CA et dans l’ordre des interventions : Saïd Messari, artiste marocain résidant à Madrid ; Jean-Marie Marandin, artiste graveur et linguiste, et Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice au département des estampes de la BnF.

La table ronde avec, de gauche à droite : Saïd Messari, Jean-Marie Marandin, Cécile Pocheau-Lesteven et Claude Bureau (Cl. Gérard Robin)

Un thème intéressant car l’art, au cœur et à l’image de l’environnement sociétal, est en évolution permanente. Un mouvement insidieux qui peut parfois échapper à l’artiste traditionnel stampassin, dans l’isolement de son atelier, tout à son temps passé à l’inscription, dans ou sur la matière, de son imaginaire, puis du transfert assorti d’états souvent nécessaires sur le papier. Les salons où l’estampe est exposée ne sont pas toujours évocateurs de la transformation qui s’opère ailleurs dans les arts, qu’ils soient plastiques ou autres, et dans lesquels l’estampe peut s’insérer et, peut-être (c’est mon avis) se perdre… Je vais tenter de résumer les propos des intervenants4.

Le premier, Saïd Messari, évoqua la situation difficile de l’estampe traditionnelle, notamment en Espagne, dans un marché lié à une classe moyenne en perte de pouvoir d’achat. Avec pour conséquences des fermetures de galeries, ou comme pour le grand salon madrilène, « Estampa », qui avait été créé en 1992 pour être consacré, comme son nom l’indique, à la seule estampe, devenant aujourd’hui une grande foire internationale d’art contemporain. Subissant cette évolution, l’artiste est souvent amené, pour vivre de son art, à considérer l’acte de gravure comme un champ possible de recherche et de développement dans un travail créatif susceptible, au sein des arts plastiques, d’attirer l’intérêt du public. L’atelier devient alors laboratoire d’expérimentation où les techniques de bases s’effacent pour faire place à des approches non traditionnelles au travers des textures graphique, picturale et sculpturale. Lui-même utilise à cet effet des plaques offset d’imprimerie, qu’il récupère au moindre coût et recycle en utilisant l’envers. Il insiste alors sur le rôle du papier, dans la fabrication de sa pâte et le type de séchage, pour en modifier la structure et l’adapter à son dessein. Selon « un concept allant de la gravure dans la sculpture, à la sculpture dans la gravure ». Une approche donc novatrice du mode estampe.

Le deuxième, Jean-Marie Marandin, qui se définit (lors d’une conférence à la Fondation Taylor) comme « linguiste dans une première vie, graveur dans la seconde », est un fin connaisseur des états de l’art et de sa compréhension. Il s’est déjà manifesté dans « Vu & Lu » par ses articles. Appuyant son discours sur des projections de textes et images, il traitera de la « Vitalité des médiums d’impression (dans le paradigme) de l’art contemporain ». Des propos qui montrent que l’estampe, lorsqu’elle est jugée en obsolescence, doit être réinventée, pour devenir un médium plus conceptuel, où l’image se révèle impressionniste, dans une présentation qui s’ouvre naturellement sur autre chose que prévu, dans une présence parfois polysémique. Cela en profitant du fait que la technique permet d’obtenir, à partir d’une même matrice lors du transfert, des tirages différents, qui peuvent être répétés, assemblés. Une configuration qui ferait dire à l’artiste : « Quelque chose qui était présent laisse en se retirant une marque de son passage et donc de son existence : ce qui était présent est maintenant absent ». Ce qui est là : « Le lien imaginaire des médiums d’impressions avec le souvenir, le manque, la perte, le deuil ou la mort. »

Avec le constat cette fois matériel que, pour gagner en lisibilité, les formats s’agrandissent pour quitter la structure plane et mieux s’inscrire dans le volume, ou participer là encore à des installations ou des performances. Nombre d’artistes sont cités, comme Andy Wahrol, mais je resterai sur celle, exemplaire, de l’artiste belge Camille Dufour, basée sur un grand bois (2 x 1 mètre) : « Eaux anonymes » (2022), évoquant le thème dramatique actuel de la “migration”, et imprimé sur toile avec comme encre le suc extrait de fleurs et de plantes. Une installation qui comprend l’estampe en cimaise, la matrice au sol, telle une pierre tombale, et les végétaux utilisés. Une œuvre suggestive, magnifique et lourde de sens, en hommage aux disparus en mer.

La troisième, Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice, partage la même vision de l’estampe contemporaine, qu’elle juge vivante, née cycliquement de phases d’obsolescence et de phases de renouveau, et qui est généralement issue d’un mode d’expression venant d’artistes qui ne sont pas de purs estampiers. L’exemple de Camille Dufour sera là encore évoqué, mentionnant une autre de ses créations graphiques, qui évoque, par quatre grandes xylographies, la guerre de Syrie au travers des ruines d’Alep, avec une édition multiple d’estampes réalisée symboliquement avec l’usage du savon aleppin comme baren ; imprimée en séries sans encrage renouvelé, la disposition spatiale en séries suspendues viserait à un effacement mémoriel, hommage aux victimes, marquant une impossible réparation.

Cette estampe contemporaine est un médium chargé de messages qui concernent le monde d’aujourd’hui. Il s’intègre à des pratiques des plus diverses tout en y imposant une présence particulière et forte. On s’éloigne de la bi-dimension vers quelque chose qui en appelle à tous les sens et qui est multiforme. Ce qui implique une gestion différente du point de vue de la conservation, qui doit s’adapter à l’évolution des pratiques et des volumes d’espace à disposition. En raison des dimensions souvent importantes des estampes, des supports d’installations variés et fragiles, tout ne peut donc être gardé à la BnF : comme il en est, par leur grandeur, de bois gravés ou de matrices en métal (hors certaines de valeur historique), à moins que cela ne trouve place dans des musées.

J’espère que mon analyse, forcément subjective, traduit avec le plus de justesse possible les propos exprimés. J’ajouterais, pour résumer mon impression générale, que l’estampe, dans l’art contemporain ― et pour trouver une correspondance avec la musique ― ne serait plus une fin en soi, elle serait devenue un instrument particulier ou majeur d’une orchestration graphique ou plastique ; elle est alors dans ce cas une composante qui participe, telle un piano ou un violon, au narratif visuel, et à l’émotion de la composition. En l’état, ce fut une table ronde didactique, passionnante, qui permet d’apporter un éclairage aux ressentis que l’on peut éprouver devant cette estampe nouvelle.

La soirée se termina dans la galerie Gallix, au 5 rue Pierre Sémard 75009 Paris, siège de la société éponyme, qui réalise des films sur l’estampe, comme la collection « Impressions fortes », conçue par Bertrand Renaudineau et Gérard Emmanuel da Silva.

Espace Gallix, à droite au premier plan,
Jeanne Rebillaud-Clauteaux (Cl. Gérard Robin)

Cela autour du verre de l’amitié, mais aussi au cœur d’une belle exposition d’œuvres gravées de Jeanne Rebillaud-Clauteaux. Celle-ci est bien sûr présente. Avec sa simplicité et son talent, chantre de la suggestion des corps, de l’apparition de silhouettes dans l’instantané d’une attitude ou d’un passage, que sa pointe sèche évoque dans un jeu de gris subtils. Ce fut pour moi source de souvenirs, lorsqu’elle fut en 2012, lauréate du « Prix Jeune Gravure » au Salon d’Automne ; lorsqu’elle reçut en 2015 le « Prix Kiyoshi Hasegawa » à la Fondation Taylor, ou encore dans la galerie « L’Angélus » de Barbizon…

Ainsi fut close une belle journée stampassine, riche d’événements.

Gérard Robin

1 – pour lire le compte rendu exhaustif de l’assemblée générale ordinaire cliquez ici.
2– pour lire cet article cliquez ici.
3pour lire cet article cliquez ici.
4pour lire le compte rendu exhaustif de la table ronde cliquez ici.

 

 

Propos de salon

Le monde de l’art contemporain, depuis une quarantaine d’année, semble être, selon les observateurs culturels, sous la pression d’une politique artistique de l’État qui soutient un art de création non pas libéral, mais dirigé et encadré. Ce qui n’est pas sans pénaliser les salons indépendants, symboles d’une diversité nécessaire et appréciée. Il faut donc saluer, malgré les subventions en amenuisement, la permanence des manifestations historiques, comme le « Salon des Artistes Français », ouvert en 1880, et le « Salon d’Automne », né en 1923, qui présentent un art libre et qui sont de véritables lieux d’échanges entre les artistes et le public.

L’artiste critique d’art et essayiste Aude de Kerros, dans la préface du catalogue du Salon 2024 de la « Société des Artistes Français », est éloquente sur cette situation de l’art. Un « état » qui est d’autant plus important pour le monde de l’estampe lequel, en regard des autres arts plastiques, malgré la création d’une fédération ― Manifestampe ― et le dynamisme, entre autres institutions, de la Fondation Taylor et de nombreuses associations de stampassins, est souvent marginalisé dans l’esprit des décideurs culturels et reste parfois mal connu, voire dédaigné.

Sans rapport direct avec ce qui vient d’être dit, on pourrait aussi évoquer l’Académie des Beaux-arts, dont l’action est bien sûr importante pour le soutien des artistes, mais dont le libellé de la section « Gravure », sous la houlette de gens de l’art contemporain, a été transformé en 2022 en « Gravure et dessin » ! Cela pour accueillir des personnalités autres, sans rapport avec le thème fondateur. De quoi affaiblir ou desservir ce dernier ! Cela dit, les salons évoqués plus haut proposent des sections « gravures » importantes.

Portons-nous dans la Grande Halle de La Villette, où s’est tenu le « Salon d’Automne » (18 au 21 janvier 2024). Le jour de ma visite, l’esplanade enneigée et le ciel gris invitent à pénétrer au plus vite dans les lieux. Dommage que l’ouverture se fasse plus tard qu’envisagée ! Enfin, après la froidure de l’attente, me voici dans la cathédrale culturelle où la géométrie rigoureuse des stands, belles cimaises noires de bonnes dimensions, facilite la visite. Il est à noter que l’excentrement parisien de la halle semble être, en dehors de la période de vernissage, quelque peu dissuasive et limitative en visiteurs. Car en début de matinée, au lendemain de l’inauguration, il y avait peu de monde… Et c’est dommage.

« Salon d’Automne » les cimaises (Cl. Gérard Robin)

Sous la houlette de Jean-Pierre Tanguy, professeur honoraire aux Beaux-Arts de Paris, la section présente quarante graveurs. Taille d’épargne1 sur bois ou linoléum, taille-douce à l’outil ou au mordant sur métal, de trait ou de teinte, tout un panel de manières, utilisées avec bonheur par des artistes dont nombre de signatures sont des découvertes. Le choix est intéressant, les œuvres sont mises en valeur dans des stands où l’espace est respiration, trop peut-être, car l’intimité nécessaire à l’observation de l’estampe me semble en pâtir. Mais les estampes sont là, offrant des expressions variées qui interpellent le regard, et montrent que la gravure est de qualité et mérite sa notoriété.

Le prix des « Amis du Salon d’Automne » fut remis à Anne François, une artiste qui fait partie du collectif Quai de l’Estampe, à La Rochelle, une association que j’ai déjà évoquée dans « Vu et lu… pour vous » Quant au prix Taylor, il fut octroyé à une autre graveure, mais participante d’une autre section, dite « Arbuste »: Coralie Nadel. Cette section est le fruit d’un partenariat entre la « Société du Salon d’Automne » et une association « Beaux Arts Découverte », dédiée à des jeunes plasticiens âgés au maximum de 30 ans et lauréats du 13e salon associatif, afin de les ouvrir à un large public. Signalons aussi la section « Livres d’artistes », présidée par Michel Boucaut, qui présente les œuvres de 17 artistes, et où l’art de l’estampe est souvent un rendez-vous important.

Une autre invitation nous a conviés, quelques jours plus tard, au vernissage du « Salon des Artistes Français » (héritier du Salon de naguère en sa 234e édition depuis Colbert !)2, dans le cadre d’Art Capital (14 au 18 février 2024), au Grand Palais Éphémère, place Joffre à Paris. Une tout autre ambiance m’accueille, le 13 février jour du vernissage, d’abord parce que la foule est là, ensuite parce que les lieux ont une organisation interne ici moins géométrique ; les stands sont plus divers, moins formels, plus propices au détour et à une certaine intimité du regard, favorable pour les estampes, avec des cimaises claires, un sol revêtu de moquette… Un espace de rencontres et d’échanges amicaux. Cinquante artistes en cimaises, réunis sous le choix judicieux du graveur Guy Braun, créateur de l’atelier GuyAnne.

« Salon des Artistes Français » les cimaises (Cl. Gérard Robin)

Celui-ci reconnaît avoir modifié l’intitulé de la section, devenue l’an passé « Gravure & lithographie », et aujourd’hui « Gravure & estampe ». Ce qui induit que toutes les manières sont présentes, jusqu’à l’héliogravure. La force ici de la présentation est aussi d’assortir ici et là, estampes et planches originelles et de présenter des cartons d’œuvres complémentaires. Ce qui est précieux pour le regard du public et favorise des acquisitions éventuelles.

À signaler, la présence, parmi les exposants, d’un artiste que j’avais déjà rencontré aux « Journées de l’Estampe contemporaine » 2023, place Saint-Sulpice à Paris, l’Espagnol Francisco Dominguez, de Cáceres, en Estrémadure. Un personnage quelque part fascinant, non pas pour son seul talent, mais aussi par sa connaissance profonde de la taille traditionnelle du métal et sa recherche permanente de manières novatrices de travail, avec des produits ou matériaux des plus communs. Une expérience qu’il se plaît, en plus, à partager sur Facebook sous le titre : « Las Técnicas Tradicionales del Grabado Calcográfico », texte en espagnol, mais relativement facilement traduisible, et abondamment illustré.

Contrairement au « Salon d’Automne », le « Salon des Artistes Français » donne des distinctions. L’opus 2024 a vu l’attribution de Médaille d’honneur  à Isabelle de Font-Reaulx ; Médaille d’or : Rem ; Médailles d’argent : Jim Monson, Julianna Salmon ; Médailles de bronze : Michel Cailleteau, Jeanine, Léna Mitsolidou. Quant aux prix, Prix Taylor : Cora Rod ; Prix des Amis des Artistes Français : Sébastien Lacombe ; Prix Art & Métiers du Livre : Hélène Midol ; Prix Charbonnel : Jacques Meunier ; Prix Hahnemühle : Michèle Joffrion, Manuel Jumeau, Sun-Hee Lee et Caroline Lesgourgues.

En conclusion, disons que ce début d’année commence bien pour la promotion de l’estampe. Il reste à espérer que, d’une manière générale, le climat international ne se détériore pas plus, et ne pèse pas sur notre devenir, qu’il soit culturel ou sociétal, chez nous et ailleurs.

Gérard Robin

1N. d. l. r. : pour en savoir plus entre les techniques de la taille-douce et de la taille d’épargne on se référera à cet article : voir ici.
2 – N. d. l. r. : pour en savoir plus sur cette filiation on peut se référer à la note n°2 de cet article : voir ici.