Degas en noir et blanc

« Degas en noir et Blanc »
BnF siteRichelieu
galerie Mansart – galerie Pigott
jusqu’au 3 septembre 2023

C’est une exposition d’envergure que la BnF nous invite à découvrir pendant tout l’été. L’ensemble des techniques utilisées par Degas au cours de sa carrière sont représentées ici : dessins à la mine de plomb, au crayon, au fusain, estampes (gravures, lithographies et monotypes), photographies, mais aussi une peinture et une sculpture. Deux monotypes inédits, récemment acquis par la BnF, sont révélés au public de même qu’une sélection de carnets de dessins rarement présentés. Des prêts prestigieux d’institutions françaises et étrangères complètent cet ensemble.

Si vous êtes à la recherche de sensations très proustiennes, cette exposition est faite pour vous. Certes, ce n’est pas un petit pan de mur jaune* qui vous fera vibrer puisque les commissaires ont choisi de réunir des œuvres presque exclusivement en noir et blanc. Pourtant, la sensation qui vous envahit devant le détail d’une œuvre d’exception et vous force à réévaluer les choix esthétiques d’une vie est bien au rendez-vous.

Vous êtes très vite happé par les estampes, des pièces exceptionnelles qui se suffisent à elles-mêmes et qui mériteraient le déplacement pour chacune d’elle en dehors de toute mise en lumière particulière. L’intimité du lieu incite d’abord à se plonger dans le moindre détail : une femme vue de trois quarts, dont le visage presque ingrat laisse apparaître, dans un cadrage inhabituel une ligne de cou, la naissance d’une épaule, d’une sensualité, d’une féminité et d’une douceur en décalage avec son visage à la limite de la caricature, que Degas maîtrise aussi très bien. Un peu plus loin vous êtes arrêté par le cou et le crâne d’un homme, de dos, la chevelure clairsemée gravée avec une extrême finesse, un luxe de précision que permet la pointe sèche. Vous voyez presque la sueur coller ses cheveux et le parfum d’eau de Cologne n’est pas loin. L’homme parle à une jeune femme délicieuse au milieu d’autres hommes, scène de soirée parisienne classique chez Degas. Tout semble très vite dessiné, sauf ce cou grassouillet, l’œil finit ici, et s’y noie, comme si le sujet de l’œuvre était finalement juste là. Il y a évidemment un contenu sociologique chez Degas, observateur sans fard ni jugement d’une bourgeoisie qui trompe son ennui en soirées festives et en joyeuse compagnie, mais la maîtrise et la créativité de son art gravé sont telles qu’on finit par oublier l’intérêt du propos pour se plonger dans la richesse de son processus technique et de ses choix.

La qualité de l’accrochage vous permet de voir l’étendue des capacités de Degas graveur. Il peut passer d’une finesse absolue de hachures légères à la pointe sèche dans les visages ou le détail d’un corps, à la force des taches d’encre librement étalées sur la matrice dans ses monotypes. Il maîtrise les gris subtils qu’il fait monter dans les aquatintes et eaux-fortes où l’obscurité s’installe par étape, pour libérer quelques éclats de lumière nocturne.

« Au pied d’un arbre » (vers 1877-1880),
monotype à l’encre noire avec léger rehaut de pastel bleu
(acquisition récente de la BnF)

La première partie de l’exposition montre les influences de Degas graveur, ses emprunts à Rembrandt et aux maîtres anciens dans sa jeunesse, lorsqu’il obtint l’autorisation de copier leurs œuvres au musée du Louvre et au cabinet des Estampes de la Bibliothèque impériale. La construction de ses procédés techniques nous est dévoilée de manière très lisible, avec un accrochage chronologique et un choix de pièces par séries qui nous fait entrer dans ses processus d’apprentissage, de compréhension et de réflexion.

Degas va intégrer ces différentes techniques pour finalement les dépasser, les combiner, les réinventer sans cesse, et les mettre au service d’une créativité technique juste et précise, rapide, laissant la « cuisine d’atelier » orchestrer l’ensemble jusqu’à pratiquer un art de la synthèse au service de l’émotion, en un premier temps, mais aussi et surtout de l’invention. Dans plusieurs séries d’œuvres, il ouvre délibérément les portes de territoires inexplorés. Grâce à une recherche en marge de ses amis impressionnistes il trouve ce qui allait servir à d’autres pour poser les fondements de l’art moderne. Il y a déjà du Matisse dans quelques monotypes, des contours épais et plats, un glissement vers le motif. Le monotype, qu’aimait particulièrement Degas, permet une recherche très ouverte entre les techniques de gravure et la peinture : nous voyons ici des allers et retours constant du trait de graveur à la tache et au geste du peintre. Nous pouvons imaginer des plaques plus ou moins dessinées qui se couvrent petit à petit de taches, frottées, puis regrattées, le geste se fait plus rapide, jusqu’à l’épuisement des plaques, tirage après tirage. D’un état à l’autre, l’œuvre se réinvente jusqu’à atteindre un presque-noir qui convient à ses sujets de nuits parisiennes où, au-delà de la lumière artificielle des soirées, tout finit par se confondre dans ces strates d’encres où circule la part d’ombre d’un monde dont il se fait le témoin.

« Femme nue debout à sa toilette » (1891-1892),
lithographie de report d’un monotype, 1er état – BnF

Ses cadrages, enfin, sont d’une modernité surprenante. La photographie, qu’il pratiquait aussi beaucoup en 1895 dans son cercle d’amis, dialogue ici avec les impressions, ces procédés se répondent et se nourrissent. Les fumées d’usines (1877-1879) n’ont rien à envier aux œuvres contemporaines tant leur cadrage semble neuf. Ce monotype est un bijou de justesse réaliste obtenue par des procédés et une manière de penser qui en font un chef-d’œuvre de l’art abstrait. Certes, le sujet est parfaitement lisible, mais l’approche est d’un minimalisme radical : quelques taches subtiles de gris fondues les unes dans les autres et une minuscule tache noire. Degas fait circuler le regard dans un mouvement ascendant/descendant coupé net par un cadrage serré, avant de finir par le fixer sur le haut d’une cheminée d’usine faite d’une tache noire qui se fond en un point dans le gris des fumées. De quoi laisser pensif lorsque l’on sait que plus tard, une guerre sans merci entre figuratifs et abstraits aura lieu à force de théorisation excessive.

« Fumées d’usines » (vers 1877-1879), monotype à l’encre noire,
New-York, the Metropolitan Museum of Art

Une fois le plaisir passé dans la contemplation de chaque œuvre, le travail des commissaires agit : le choix des pièces et le dialogue instauré entre elles nous donnent quelques pistes pour comprendre comment Degas a construit son processus créatif et à quel moment il dépasse la maîtrise technique pour tenter d’innover dans une synthèse et une liberté de choix qui le mènent vers des territoires inexplorés jusqu’alors. Ici, on voit que Degas ne se cherchait pas un style. Cet ensemble d’œuvres donne plutôt l’impression que ce qui l’intéressait vraiment, c’était de révéler avec justesse ses impressions sur l’époque en allant au bout de ce que les procédés techniques pouvaient lui fournir comme outils pour construire un vocabulaire en perpétuelle évolution.

Cette très belle exposition vous fera vivre une expérience jubilatoire et sensible. Elle s’adresse autant aux professionnels qu’aux amateurs qui trouveront ici une façon de comprendre, au-delà du dessin, toute les possibilités que permettent les procédés d’impression et de reproduction pour nourrir une recherche personnelle. Le choix du noir et blanc radicalise la démarche, permettant de s’attacher à l’essentiel en s’autorisant toutes les libertés. En comparaison de ce large choix d’œuvres sur papier, l’unique peinture à l’huile sur toile de Degas présentée ici semble encombrée de choses superflues. Cela peut vous donner une idée de la qualité de ces œuvres qui, si elles sont les traces d’une recherche permanente, n’en demeurent pas moins de réels petits chefs d’œuvre. Picasso, collectionneur des monotypes de Degas, ne s’y était pas trompé. Cette exposition nous permet de mieux comprendre l’évolution d’une passion qui fit affirmer à Degas: « Si j’avais à refaire ma vie, je ne ferais que du noir et blanc. »

Christel Valentin

* En référence à l’œuvre de Johannes Vermeer, Vue de Delft, dont Marcel Proust projette la réflexion sur les autres arts, à l’instar de l’écrivain Bergotte dans le volume 5 de « À la recherche du temps perdu ». Celui-ci, à la vue « d’un petit pan de mur jaune », juste avant de mourir sur la banquette en face du tableau s’écrie: « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »

 

 

Derrière les paupières

« Série rouge », ensemble de sérigraphies (65×55 cm) 2009 (Cl. C. Valentin)

BnF: Françoise Pétrovitch, Derrière les paupières
Site François-Mitterrand – Galerie1
Quai François-Mauriac, Paris 75013
18 octobre 2022 – 29 janvier 2023
mardi – samedi 10 h > 19 h, dimanche 13 h > 19 h, fermeture lundi et jours fériés

La Bibliothèque nationale de France met en lumière l’œuvre graphique et imprimé de Françoise Pétrovitch en exposant un remarquable ensemble dont certaines pièces sont montrées pour la première fois. Une occasion unique pour se plonger dans la démarche expérimentale de l’artiste à travers des techniques qui lui sont familières. « Elle a été initiée à la gravure dès l’âge de 15 ans lors de sa préparation au brevet d’art graphique. Elle intègrera la section arts appliqués de l’École normale supérieure de Cachan avant de compléter sa formation en taille-douce dans l’atelier de Michel Henri Viot. »

Autant dire qu’elle aborde ce médium en artiste confirmée avec une maîtrise évidente, une fluidité et une porosité des techniques libre et vivante. Son approche est celle d’une artiste boulimique, avide d’expérimentations, comme si le passage d’une technique à l’autre était un élément libérateur de son inventivité, à partir de ses sujets de prédilection qui reviennent sans cesse. Elle n’assujettit pas la technique à son contenu, c’est l’inverse qui l’intéresse : « J’ai cru un moment donné que le sujet commandait ses techniques, je me suis rendu compte que non », dit-elle simplement. Les sujets, enfants, adolescents, gants, animaux, restent donc à l’état de motifs dont il ne reste que le cerne dans lequel la technique va s’exprimer avec la plus grande liberté. Son rapport à la technique semble donc être son sujet, en un premier temps, une règle du jeu qui va convoquer toute les techniques de gravure avec une grande jouissance ludique contenue par la rigueur qu’impose chaque procédé. Cela donne lieu à un trait délicat et poétique en gravure taille-douce, un travail des surfaces précis et vibratoire dans l’aquatinte, des variations et densités de couleur très maîtrisées qui montent dans la sérigraphie.

Dans les lithographies, une dimension picturale fait écho à ses encres sur papier également présentes dans l’exposition. Les imperfections de la pierre vont servir à mettre en valeur la matière liquide traitée de façon picturale et librement déposée sur la matrice dans un geste rapide et sûr.

« Garçon au squelette » lithographie (160×120 cm) 2016 (Cl. C. Valentin)

Françoise Pétrovitch joue, et elle à la grâce de faire partager son amour de la matière avec les nombreux artisans avec lesquels elle œuvre. Car cette travailleuse acharnée chasse en meute, elle se nourrit de ses expérimentations et construit pierre par pierre en échangeant avec les nombreuses structures partenaires qu’elle sollicite et qui la suivent, passant d’une structure spécialisée dans une technique à une autre. Elle construit aussi sûrement sa carrière qu’elle fait monter les densités de couleur dans ses lavis d’encre sur papier. Elle fédère avec intelligence autour d’une vision du monde plutôt fine, non dépourvue d’humour parfois (elle insère une ancienne photo de jeunes rugbymen testostéronés dans une lithographie représentant un gant féminin, peut-être de velours, déserté par une main, peut-être de fer). Une vision ouverte et non clivante, laissant libre cours aux interprétations de chacun sur le contenu. Un travail incessant, passant d’un médium à l’autre, peinture, céramique, dessin, gravure, livres d’artiste, abordé avec une finesse d’observation sur ce qui l’entoure qui laisse l’observateur en balance, entre la simplicité précise de son trait, sa maîtrise technique, son imaginaire délicat et son attrait pour les fausses simplicités de la vie dont elle expérimente l’incidence par la matière, à travers des témoignages tout aussi simples et délicats.

« Vue VIII » lithographie et collage 2018 (Cl. C. Valentin)

C’est peut-être dans ses livres d’artiste qu’on distingue le mieux les liens qu’elle tisse avec ceux qu’elle observe et avec lesquels elle peut dialoguer. Ses impressions offset ou gravées sont autant de conversations décalées avec des textes qui la touchent. Dans le recueil « j’ai travaillé mon comptant », elle dessine dans l’espace d’un livre d’artiste ce que lui inspirent les témoignages doux-amers de retraités sur leur vie de labeur, recueillis lors d’une résidence dans une maison de retraite à Hennebont dans le Morbihan. Des lectures très diverses peuvent susciter son intérêt comme la correspondance entre Calamity Jane et sa fille, elle a réalisé en dialogue avec cette lecture des linogravures, photogravures, gravures en taille-douce et typographies qui ont donné lieu à un livre d’artiste éponyme en 2016.

« Calamity Jane » livre d’artiste détail 2016 (Cl. C. Valentin)

Rien d’invasif, a priori. Mais une réalité parallèle instillée à petites doses, à partir de ce qui pourrait apparaître comme des points de détail, un monde qui n’est pas si docile qu’il y paraît et qui dévoile une intériorité silencieuse et ambiguë que chaque recherche compulsive expérimentant techniques, matières, échanges, couleurs, procédés semble éloigner chaque fois un peu plus d’une définition stable de ce qui touche à l’existence.

À la BnF F. Mitterrand  jusqu’au 29 janvier 2023

Christel Valentin

Nota bene :
– L
es citations de cet écho sont tirées de l’introduction de Cécile Pocheau Lesteven (conservatrice en chef au département des estampes et de la photographie à la BnF), publiée dans le catalogue de l’exposition. Ce catalogue est co-édité par la BnF et le Fonds Hélène & Édouard Leclerc, un ouvrage de 18 euros, 230 x 270 mm, 80 pages, 100 illustrations environ, bilingue.
– Michel Henri Viot a fondé en 1976 et animé jusqu’en 2011 l’atelier de gravure de l’ENS Cachan où Françoise Pétrovitch a été étudiante pendant deux ans.

 

« Underscape »

« Higashimyo 1 », xylogravure (Cl. Anne Paulus)

« Underscape »
Exposition d’Anne Paulus
Galerie Schumm-Braunstein
9 rue de Montmorency
75003 Paris
7 janvier au 27 février 2021

Poursuivant la présentation régulière du travail d’Anne Paulus, la Galerie Schumm-Braunstein a choisi de montrer ses dernières œuvres où gravures, céramiques et livres d’artiste dialoguent à travers une cartographie intime dans le cadre de la nouvelle exposition personnelle de l’artiste : « Underscape ».

On pourrait traduire ce titre par « sous la surface », « ce qu’il y a au-dessous ». Entrer dans le monde d’Anne Paulus c’est accéder à une multitude de cartes mystérieuses, de scanners en 3D qui permettraient de visualiser les enregistrements des battements de cœur de la Terre, ses mouvements intimes ou titanesques pour mieux nous révéler sa structure, les secrets de son fonctionnement. Une démarche tenue comme une expérimentation scientifique mais qui n’enlève rien à la magie de l’alchimie.

Les eaux-fortes et pointes sèches que l’on avait découvertes dans la série « Edge » (2012), par exemple, se retrouvent ici imprimées sur feutre, au dos des terres enfumées « Caput mortuum » (2020) dont le nom correspond à la couleur brun violacé obtenue par calcination du sulfate de fer. Ces derniers résidus d’oxyde de fer constituent les restes ultimes lorsqu’aucune transformation chimique n’est plus possible, matière inerte.

« Caput mortuum I », céramique, eau-forte sur feutre
(Cl. Anne Paulus)

On se plonge avec délices dans les détails graphiques que le feu a créés sur les céramiques, noir de fumée et rouges oxydés se répondent dans une chorégraphie qui semble venir du fond des âges. Certains rouleaux de céramique, fendus par l’intensité du feu à la cuisson, sont retravaillés (grâce à l’intervention de Myriam Greff) suivant la technique japonaise Tintsugi, art de recoller les morceaux avec de la laque et du métal fondu, ici de l’étain, parce que se briser ce n’est pas disparaître mais se patiner, s’embellir de l’expérience d’une vie. Ces pièces côtoient d’autres céramiques d’une modernité absolue, réalisées dans une terre travaillée presque comme une porcelaine charnue, douce, sensuelle, mettant à nu les formes étranges que révèlerait la modélisation d’un enregistrement de la chaleur sous la surface de la Terre.

« Rouleau n°19 », terre enfumée, pit-fire, cirée, tintsugi
(Cl.  Benjamin Etchegaray)

Un encrage entre terre et feu qui dialogue comme une évidence avec les xylogravures sur papier Tosa gampi, inventaire des structures de tissus ou de vannerie très anciennes où l’usure des trames nous ramène en même temps à notre propre fragilité et à l’extraordinaire solidité de sa structure dont l’architecture reste un témoignage cartographié de ce qui a été.

L’art d’Anne Paulus est un art de la résistance, par sa capacité à s’ancrer dans le sol, elle peut atteindre la grâce comme dans le fado, l’œil noir et le sourire éclatant. Elle nous dit que le feu brûle tout mais qu’il solidifie la terre au passage, que l’acide ronge le métal mais que ce qui en reste peut-être la matrice d’une carte qui nous indique l’essentiel, elle nous montre ici ses cartes aux trésors, comme autant de points de réflexion qui jalonnent l’existence pour mieux la construire et résister aux assauts.

À ne pas rater, l’excellent texte de Michel Melot, historien et conservateur général des bibliothèques, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’estampe et des bibliothèques, qui nous livre une analyse du travail gravé d’Anne Paulus et du travail de céramique qui en découle pour mieux entrer dans son univers très personnel. Texte du catalogue spécialement édité par les éditions GSB pour cette exposition.

À voir aussi les documentaires de Benoit Falize : « Dans l’atelier d’Anne Paulus » (2020) et « Anne Paulus, Terre » (2021)

Nouveaux horaires d’ouverture du mardi au samedi de 12h à 17h et le dimanche de 14h30 à 17h30.

Christel Valentin