Art & métiers du livre

Art & Métiers du livre
n° 347 (novembre-décembre 2021)
84 pages ISSN : 0758413X

Réaffirmer le cousinage entre le livre et l’estampe relèverait d’une tautologie tant les arts et les métiers de l’une et l’autre sont congénitaux. Il faut donc se féliciter que cette revue, imprimée sur papier et que l’on retrouve à chaque livraison dans les bons kiosques à journaux, accorde une place importante à l’estampe dans ses colonnes. Son récent numéro ne manque pas à cette tradition bien établie par sa rédaction. Dans son sommaire on trouvera : Georges Bruyer – Graver la guerre, Le monde du spectacle d’Henri Landier, Gravures sur bois de Louis Bouquet, Présentation du prochain Salon Page(s), Atelier d’Hélène Baumel et un dossier technique particulier sur trois outils de graveurs.

La qualité des outils nécessaires à la création d’une estampe est essentielle pour obtenir l’œuvre qui correspond parfaitement à l’imaginaire du stampassin. L’outil ne doit pas trahir ni le dessein ni le geste du métier. Gérard Robin, guide séquano-marnais en estampe mais qui sait aussi explorer les arcanes du métier (voir son billet sur « Un baren à billes original » publié ici en novembre 2020) invite le lecteur « Au fil de la Taille-douce » à mieux comprendre l’importance de trois outils utilisés en taille directe. Il s’agit là, mis au point par Rémy Joffrion et François Defaye, d’un « Affûte-burin futé », d’un « Affûte-berceau » et d’une « Oui-canne », ces deux derniers étant notamment destinés aux adeptes de la manière noire. Ce dossier bien illustré par des photographies appropriées est conduit par les questions de Gérard Robin qui permettent aux deux inventeurs et artistes d’expliciter la genèse de ces trois outils, leur fabrication et leur diffusion. Après la lecture de ce dossier, soyons sûrs que ces trois outils trouveront leur place dans les ateliers des burinistes et de ceux qui s’adonnent au métier patient de la manière noire. Ce numéro d’Art & Métiers du livre est en vente dans tous les kiosques à journaux.

Claude Bureau

 

 

La main qui…

« La main qui trace… La main qui grave… »
21 octobre – 7 novembre 2021
Galerie « L’entr@cte »
3-5 rue de Versailles 92410 Ville d’Avray

L’exposition qui vient de s’achever à la galerie « L’entr@cte » de Ville d’Avray met à l’honneur la main ouvrière de l’artiste à qui, du moins sur le visuel de présentation, une autre main, divine peut-être, confère le pouvoir créateur. Cette rétrospective, balayant quelques décennies du travail de Claude Bureau, met aussi en scène ce qu’on pourrait appeler l’amitié artistique, groupement de collègues et amis graveurs ou dessinateurs autour de thématiques définies par l’artiste. La réunion de ces œuvres souligne le goût éclectique de Claude Bureau et son intérêt évident pour toutes les techniques de l’estampe, y compris celles qu’il ne pratique pas lui-même. Pour chaque thème, ou pôle, les œuvres sont en symbiose ou en opposition, éclairages ou antagonismes révélateurs.

Ce qu’on ressent d’abord en regardant certaines gravures de Claude Bureau, c’est la puissance de l’intention, la force du projet. Par exemple, dans la série « Cauchemar urbain » (pôle Architectures) dont quatre estampes ont été exposées à l’Espace Simone Veil de Chamalières, lors de la récente Triennale. Des compositions d’une ambigüité inquiétante, dont la perspective plus ou moins vraisemblable est souvent vertigineuse.

Une vue d’une salle d’exposition (Cl. Éric. Fourmestraux)

Sans doute en rapport avec la formation de l’artiste, on remarque dans les travaux de Claude Bureau un goût certain de l’abstraction et une sorte d’obsession mathématique. La violence élégante des « Métamorphoses », les énigmes visuelles de « Subversions du cube » sont autant de pièges dans lesquels le spectateur se laisse prendre et engloutir. Dans le « Quadrille rotatif », seize silhouettes de coureurs athlétiques, échappés d’une amphore grecque à figures noires, semblent enfermés dans un labyrinthe carré sans limites dont nul ne voit l’issue. (pôle Carrés cubiques)

La recherche géométrique n’est pas absente des paysages au charme intemporel qui sont aussi un terrain d’élection de l’artiste. Compositions stylisées, épurées, de petits formats, dans lesquelles s’évade volontiers le regard. Dans la série des « Panaches », Claude Bureau, saisissant la banalité ou même la laideur d’un phénomène physique, le convertit en objet esthétique convaincant.

On ne peut évoquer le travail de Claude Bureau sans mentionner son humour. Humour des textes de présentation, recherche du vocable rare, de la tournure peu usitée, mais précise, verve tonique, font partie des modes d’expression de l’artiste. Pour les « Gyotakus épargnés » (pôle Bestiaires), déclaration verbale et images se rejoignent en une joyeuse sarabande.

Vue d’une autre salle d’exposition (Cl. Éric. Fourmestraux)

Le catalogue des œuvres de Claude Bureau, estampes, dessins et textes, résume la quête de l’artiste, sa large exploration des objets artistiques et la puissance de son inspiration. Réalisés courageusement par certains membres de la communauté qu’il a réunie, les portraits de l’artiste, dont la variété, sinon la pertinence, étonne, sont le témoignage d’une chaleureuse amitié gagnée autour de l’estampe et de sa mise en valeur associative.

Josiane Guillet

Nota bene : ont été invités à participer à cette exposition : P. Vella, P. Simonet, A. Sartori, Z. Rajaona, M. Préaud, A. Paulus, D. Moindraut, B. Kernaléguen, F. Jeannet, G. Jahan, C. Gillet, C. Gendre-Bergère, É. Fourmestraux, J. Dumont, J.-P. Colin, R. Burdeos, H. Belin, M. Atman, D. Aliadière et exceptionnellement Jean Mulatier.

Taille-douce

Abraham Bosse, Traité des manières de graver en taille-douce, 1645

Taille-douce versus taille forte, la douceur nous trouble

Le vocabulaire de l’estampe est particulièrement compliqué en France, ou plus exactement en français. Par exemple, notre langue est la seule où l’on rencontre les expressions de taille-douce, de taille d’épargne, d’eau-forte, de manière noire. Les autres langues ont des équivalents, certes, mais pas aussi poétiques, toujours purement techniques : intaglio en italien pour la gravure en creux en général ; engraving en anglais, Kupferstich en allemand, pour la gravure au burin ; etching pour l’eau-forte en anglais, Radierung en allemand ; woodcut et Holzschnitt pour la gravure en bois de fil, mezzotint et Schabkunst pour la gravure en manière noire, etc. L’ignorance de l’histoire des mots, hélas très répandue dans notre beau pays, n’arrange rien.

Le beau numéro (hors-série n° 31, septembre 2021) de la revue Artension, entièrement consacré à l’estampe (« L’estampe aujourd’hui, de la gravure antique à l’impression numérique ») vient d’ajouter un petit problème à ceux que nous connaissons déjà. Passim dans les légendes de certaines illustrations, puis à sa place alphabétique dans le « Petit précis de gravure » et probablement sorti plus ou moins directement de l’imagination de l’auteur dudit « précis », apparaît le terme de « taille forte » pour désigner ce que nous avons toujours appelé depuis le XVe siècle au moins « taille d’épargne », autrement dit la gravure en relief, dans le bois et maintenant aussi dans le linoléum et divers produits plastiques, où, creusant autour dans la matière, l’on épargne le trait du dessin afin de pouvoir l’imprimer typographiquement.

On voit bien d’où vient l’erreur : l’opposition qui paraîtrait nécessaire entre l’épithète « douce » et ce que l’on considère comme son contraire. J’ai souvent entendu dire, et même lu (horresco referens), que si le burin était de la taille-douce, l’eau-forte s’y opposait naturellement. Ce ne peut être que propos d’ignorants, qui n’ont jamais vu un acide attaquer un cuivre ou un zinc bien plus brutalement que le burin ne saurait le faire, et qui ne comprennent pas qu’il faut pour graver au burin bien plus d’adresse que de force, et surtout un outil bien affûté.

Abraham Bosse, « La gravure au burin »,
dans Traité des manières de graver en taille-douce, eau-forte

Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), n’est pas très explicite ; il écrit simplement, au mot « taille » : « Se dit aussi de certaines manières de gravures et de sculptures. On appelle taille douce [sic sans trait d’union] les images dont la gravure est faite avec le burin sur des planches de cuivre ». On notera que dès ce moment, il est manifeste que les artistes français ont le talent extraordinaire de graver « sur » et non pas « dans », comme si creuser en surface faisait partie de notre génie national. Furetière ajoute qu’on appelle « tailles de bois (les images) dont les planches sont de bois, et dont la gravure diffère des autres en ce que dans celles de cuivre ce sont les parties enfoncées qui marquent les traits, et au contraire, ce sont les parties élevées qui les marquent en celles de bois ». On voit que la douceur de la taille n’évoque rien pour le lexicographe.

De même à l’article « doux », mot qui, selon lui, « se dit encore de plusieurs autres choses, comme des métaux. Le fer doux, qui est différent de l’aigre, en ce qu’il est moins cassant. On le dit de même du cuivre et de l’étain. Ce qui rend les métaux plus doux, c’est quand ils ont passé plusieurs fois par le feu ou par la forge ». Furetière est tout prêt de la vérité qui nous intéresse, mais il ne fait pas le lien nécessaire.

Quant au Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992), il patauge, déclarant que le mot est « peut-être emprunté à l’italien, cette technique ayant été mise au point à Florence au XVe s. » et qu’il « désigne un procédé de gravure sur support métallique moins dur que l’acier (cuivre, puis zinc) ». Là, il se rapproche un peu de ce que je crois être la vérité.

J’ai proposé une solution dans ma préface à un remarquable travail d’Henriette Pommier, Au Maillet d’argent. Jacques Fornazeris graveur et éditeur d’estampes, Turin-Lyon, vers 1585-1619 ? (Genève, Droz, 2011). Sous le n° 45/2 du catalogue de l’œuvre gravé (au burin) de Fornazeris, qui montre le futur Louis XIII enfant en train de recevoir de son père Henri IV quelque éducation, se trouvent huit vers du père Louis Richeome, auteur du Catéchisme royal (1607) où figure cette estampe. Les deux premiers vers sont : « C’est Henry très chrétien, très vaillant, très bénin / Que tu vois figuré sur cette lame douce… ». Lame douce est évidemment synonyme de taille-douce.

En effet, le mot de lame signifie « plaque de métal laminée », du latin et de l’italien « lamina ». Elle est douce car elle est constituée d’un métal « doux », c’est-à-dire traité pour être malléable, flexible et non cassant, à l’inverse du métal « aigre ». Et comme les graveurs font des tailles dans ces lames douces, le syntagme « taille-douce » s’est formé naturellement. L’appellation de « taille forte » est donc un pur fantasme à éliminer des catalogues sérieux.

Maxime Préaud