Petite plaisanterie d’automne

Abraham Bosse, Les imprimeurs en taille-douce, eau-forte, 1643.
La bouteille clissée que l’on voit à gauche, devant la fenêtre,
contient probablement de l’huile, pas du vin.

Je ne sais pas quel crédit accorder à la tradition qui voudrait que les ateliers d’artistes en général et les ateliers d’imprimerie en taille-douce en particulier donnent soif à ceux qui y travaillent, et même à ceux qui ne font qu’y passer. Personnellement, je n’y crois pas une seconde. Et si j’arrivais à la retrouver dans mes papiers, je pourrais fournir une longue liste de ceux qui ne la suivent pas. Comme pour toutes les traditions, la corrida et la chasse à courre, son origine est douteuse, et elle est de moins en moins respectée, ou alors avec modération, histoire de faire bonne impression. Encore qu’on n’ait guère à se plaindre des impressions d’antan.

Malgré tout, le petit document que j’ai trouvé lundi 4 octobre dernier dans les archives du Minutier central des notaires m’amène à réfléchir. Je vous le soumets, vous vous ferez votre opinion. Il s’agit d’une obligation (c’est-à-dire d’une reconnaissance de dette) passée par un certain Philippe Chevalier ou Le Chevalier, imprimeur en taille-douce à Paris que, à la différence de beaucoup d’imprimeurs de ce temps, je ne connais pas autrement. Je vous donne ici une transcription actualisée de cet acte, où je crois comprendre que ledit Le Chevalier ne carburait pas qu’à l’eau fraîche, et que le vin que lui fournissait son bailleur lui coûtait (j’espère qu’il était bon) bien plus cher que le local qu’il lui louait ― probablement une simple extension de son habitation. Mais cela se passait dans des temps très anciens, en 1667.

« Obligation [Archives nationales, Minutier central, étude LXV, liasse 74, 18 novembre 1667]. Fut présent Philippe Le Chevalier, imprimeur en taille-douce à Paris, y demeurant rue Saint-Jacques, paroisse Saint-Benoît, lequel confesse devoir bien et loyalement à Mathieu Souart, marchand de vins à Paris demeurant susdite rue, à ce présent et acceptant, la somme de soixante-seize livres tournois, savoir cinquante-deux livres pour marchandise de vin fournie par ledit Souart audit Chevalier, à pot et pinte, suivant le compte fait entre eux, et vingt-quatre livres pour deux termes échus au jour Saint-Rémy dernier [i. e. le 1er octobre] des lieux qu’il occupe et tient à loyer dudit Souart, dépendants de la maison où il demeure ; dont et du tout ledit Le Chevalier s’est tenu pour content et a promis payer icelle somme de soixante-seize livres audit Souart en sa demeure à Paris ou au porteur à sa volonté et première requête, à peine de tous dépens, dommages et intérêts. Et pour l’exécution des présentes ledit Le Chevalier a élu son domicile irrévocable en la maison où il demeure, auquel lieu etc. Nonobstant etc. Promettant etc. Obligeant etc. Renonçant etc. Fait et passé à Paris es études l’an mil six cent soixante-sept, le dix-huitième jour de novembre avant midi. Ledit Le Chevalier a déclaré ne savoir écrire ni signer, et ledit Souart a signé.
Mathieu Souart
Bourdat D’Orléans [les notaires] »

Maxime Préaud

 

 

Liège en suite

L’installation de Ana Vivoda (Cl. J.-M. Marandin)

La critique américaine Rosalind Krauss, spécialiste du modernisme et du postmodernisme, observe que l’obsolescence d’un medium peut être l’occasion de sa réinvention. Par réinvention, elle entend que les artistes, se libérant des conventions esthétiques attachées à un usage devenu coutumier, mettent au jour (inventent, au sens des archéologues) et exploitent des potentialités expressives du medium demeurées en jachère. Son observation porte sur la photographie ; elle concerne tout aussi bien la gravure quand on la considère du point de vue de l’art contemporain. La triennale de Liège, qui a fait l’objet d’un précédent billet de Maxime Préaud, l’illustre de façon magistrale. Les deux cents œuvres exposées (proposées par 48 artistes venant de 27 pays) font appel à toutes les techniques de l’image imprimée ; nombreuses sont celles qui font appel à une technique de gravure. Il n’est pas possible de rendre compte en un billet de l’inventivité des artistes, de la subtilité des propositions, ni de la maestria technique de la plupart des œuvres. Je prends trois exemples où la gravure est réinventée dans trois des approches qu’emprunte l’art contemporain. Le choix (qui ne correspond pas à celui du jury) est subjectif, bien d’autres œuvres mériteraient d’être évoquées.

Côme Lequin attache des semelles de cuivre sous ses baskets quand il va de son atelier à l’atelier de gravure ; il imprime les traces que laisse sa déambulation sur la semelle devenue matrice. Il retrouve, avec une naïveté de bon aloi, la dimension d’empreinte caractéristique de la phase d’impression des matrices gravées en lui donnant une dimension de performance qui est celle des tenants du land art.

Les semelles de cuivre de Côme Lequin (Cl. J.-M. Marandin)

Pierre Muckensturm compose un panneau avec neuf estampes portant l’impression d’une même matrice représentant un carré dont deux bords sont surlignés d’un ourlet noir, gravé au carburandum et légèrement arrondi et bombé. L’ensemble forme un mandala minimaliste irradiant d’une vraie présence physique. Cette présence, c’est celle du papier pressé et des lignes qui flottent en dehors, et comme au-dessus, de la grille orthogonale. Subjectivement, j’ai pensé à Rothko : ce que Rothko obtient en superposant des jus de peinture, Muckensturm l’obtient avec les variations du papier pressé et la vibration des traits noirs profondément tatoués dans la feuille.

Ana Vivoda suspend quatorze feuilles en deux rangées parallèles de sept, les feuilles sont de papier parfaitement blanc, très fin, laissant apparaître des fibres végétales. Quand on marche entre les deux rangées, apparaissent par transparence des fragments d’un corps de femme. L’impression (aux deux sens du terme !) est celle d’une épiphanie ; je ne sais pas comment Vivoda l’obtient : le cartel dit «  linogravure et impression digitale ». Elle réussit ce « miracle » : la surface du papier est blanche, l’image est à l’intérieur. Présence et absence de l’image qui est celle d’un corps. Qui pourrait être le corps d’un être aimé (voir en tête du billet NDLR).

La triennale dure jusqu’au 17 octobre. Il y a un TGV qui va directement de Paris à Liège ; le musée de la Boverie où se tient l’exposition est à quinze petites minutes à pied de la gare.
P. S. : Je préfère ne pas insérer de photo du panneau de Pierre Muckensturm ; elles ne font pas justice à ses qualités plastiques.

Jean-Marie Marandin:

 

 

Je préfère ne pas insérer de photo du panneau de Pierre Muckensturm ; elles ne font pas justice à ses qualités plastiques.

 

Édition spéciale

Artension hors-série n° 31
« L’estampe aujourd’hui »
octobre 2021 – 124 pages
ISSN 0294-3107

La parution de ce numéro spécial d’Artension mérite d’être signalée car la place de l’estampe dans la presse spécialisée ou la presse grand public est souvent quelque peu ténue. En effet, ce hors-série enthousiaste est donc particulièrement bienvenu en cette rentrée où les évènements consacrés à l’art stampassin reprennent leur cours. Les choix éditoriaux d’un journal sont légitimes mais contestables et certains, qui en sont absents, pourront trouver ici l’occasion de maugréer. Pourtant, la rédaction de la revue dresse là un fidèle panorama de l’estampe telle qu’elle existe et se pratique en France aujourd’hui. Le lecteur trouvera donc, entre ces cent vingt-quatre pages, matière à lire, à regarder et à s’instruire sur l’art de l’estampe, voire, encouragé par sa lecture, à commencer une collection. Mais n’anticipons pas.

Après le bref éditorial ponctué de notes humoristiques de Françoise Monnin, quatorze estampes reproduites pleine page présentent les coups de foudre de la rédaction. Suivent des articles de fond et des interviews consacrés à Erik Desmazières, Maxime Préaud, Henri Landier, Manifestampe, Jim Dine, l’estampe numérique, Rolf Iseli, aux graveurs autodidactes, à Cécile Pocheau-Lesteven et la BnF, à Joseph de Colbert et les amateurs d’estampes, à Isabelle Tessier et l’Adra, à Luc Doerflinger, à Christian Collin et la CSEDT, à Didier Hamey et Muriel Moreau, à Michael Woolworth, etc. Ces articles de fond abondamment illustrés s’accompagnent de plusieurs compilations utiles sur les mots de l’estampe, les lieux patrimoniaux, à Paris et en province, ouverts à l’estampe d’aujourd’hui, les écoles d’art qui ont conservé un enseignement stampassin, les ateliers où se pratique cet art, les prix décernés, les galeries spécialisées réelles ou virtuelles, quelques associations stampassines, les expositions annuelles, biennales ou triennales et, pour finir d’un florilège des sites Internet d’artistes stampassins. Bref, une revue à mettre entre les mains de toutes les stampassines, de tous les stampassins, tous les taille-douciers, tous les galeristes, tous les amateurs d’estampes et surtout du grand public curieux d’en savoir plus sur cet art d’ici et de maintenant.

Claude Bureau