Écrit pour vous – Vu et lu… pour vous https://www.vuetlu.manifestampe.net Magazine d'informations sur l'estampe dans tous ses états Sat, 10 May 2025 16:51:23 +0000 fr-FR hourly 1 https://www.vuetlu.manifestampe.net/wp-content/uploads/2021/01/cropped-favicon-512x512-1-32x32.jpg Écrit pour vous – Vu et lu… pour vous https://www.vuetlu.manifestampe.net 32 32 Estampe : art ou métier ? https://www.vuetlu.manifestampe.net/estampe-art-ou-metier/ Sat, 10 May 2025 16:51:23 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=4198 Il est un travers bien français : la manie réglementaire administrative d’État. Une chose n’existe que si on l’a réglementairement nommée. La chose devient alors certaine. Quant à l’innommée, elle reste dans les limbes de l’inexistence. Ce travers d’antiques origines perdure aujourd’hui. La Fête de l’estampe célèbre l’anniversaire de l’arrêt dit « de Saint-Jean-de-Luz », rendu en … ]]>

Il est un travers bien français : la manie réglementaire administrative d’État. Une chose n’existe que si on l’a réglementairement nommée. La chose devient alors certaine. Quant à l’innommée, elle reste dans les limbes de l’inexistence. Ce travers d’antiques origines perdure aujourd’hui. La Fête de l’estampe célèbre l’anniversaire de l’arrêt dit « de Saint-Jean-de-Luz », rendu en Conseil d’État le 26 mai 1660 grâce au mémoire introduit par Nanteuil. Cet arrêt a fait échapper1 l’estampe et ceux qui la pratiquent à l’emprise des corporations de métiers. Par cet arrêt, le Roy déclarait maintenir tous ceux qui font profession de l’art de la gravure « en la liberté qu’ils ont toujours eue de l’exercer dans le Royaume, sans qu’ils puissent être réduits en Maîtrise ni corps de métier, ni sujets à autre règle ni contrôle. » N’étant par cet arrêt ni ici ni là; ni dans les Beaux-Arts, monopole des Académies, ni dans les métiers, monopole des corporations, l’estampe pouvaient donc jouir d’un bel espace de liberté. Toutefois, l’estampe entrait ainsi dans la convoitise de ces deux puissances : les Beaux-Arts ou les métiers dont on avait ignoré les monopoles. Elles allaient alors se disputer leur souveraineté sur cette belle innommée qui avait esquivé de peu la nomenclature de l’État.

Une des planches « gravure » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
(Cl. BnF-Gallica)

Jusqu’à il y a peu, l’estampe avec constance a balancé entre ces deux pôles : le métier ou l’art. Oscillations d’autant plus faciles à entretenir que, par sa nature même, l’estampe est née de l’un et de l’autre. Suivant l’époque et les individualités qui la pratiquaient, l’un ou l’autre prenait la prééminence pour ensuite la perdre quelques générations après. Maintenant que l’estampe n’a plus économiquement et socialement à remplir la fonction utilitaire qui la rattachait le plus profondément au métier : la reproduction et la diffusion des images en grand nombre, le penchant artistique l’a emporté haut la main. Néanmoins, l’estampe conserve encore un lien très étroit avec le métier. En effet, art créatif d’images2, l’estampe fonde sa matière expressive et artistique dans les différents procédés en usage pour reproduire des images à un moment ou à un autre : de la xylographie à l’impression numérique en passant par la taille-douce ou la sérigraphie, etc. Cette matière expressive est la substance même de l’image créée et reproduite. Or, chacun de ces procédés exige un métier, un « tour de main ». Même si les plus contemporaines de ces techniques rendent le « tour de main » moins manuel et plus virtuel, le métier demeure.

La pratique de l’estampe, devenue art à part entière et seulement cela, pousse son créateur ― l’artiste ― à se colleter lui-même avec le ou les procédés de reproduction choisis, à en explorer ou à en combiner toutes les possibilités expressives avec plus ou moins de bonheur. Bref, à inventer sans cesse, en les transgressant parfois expérimentalement, les canons du « beau métier ». Souvent cette évolution le conduit aussi à imprimer lui-même ses estampes, non seulement pour des motifs d’économie faciles à comprendre mais aussi pour mieux maîtriser, au plus près de la matrice, sa matière expressive et ses choix artistiques et ainsi mieux exprimer sa manière originale.

« Atelier de plein air » – William Blair Bruce
Huile sur toile – 73 x 92 cm
The National Museum of Fine Arts – Stockholm.

En revanche, tous ceux qui tiennent leur existence au métier de l’estampe exclusivement, comme notamment les imprimeurs ― en taille-douce, en lithographie, en sérigraphie, en héliogravure ou en typographie ― ont vu dans le même temps leur rôle et leur rentabilité économique se réduire. Ce phénomène a été aussi aggravé par la raréfaction des éditeurs d’estampes et de leurs commandes de tirages. Immanquablement la diminution du nombre d’éditions a entraîné la diminution du nombre d’imprimeurs d’estampes. Le fait qu’ils figurent encore en bonne place dans la nomenclature officielle des métiers d’art ne saurait à lui seul garantir leur survie contre le déclin. Car nommer la chose ne préserve en rien son existence. Leur disparition causerait à l’art de l’estampe un tort considérable et à la réglementation française seulement un petit erratum dans l’abondant maquis du corpus réglementaire. Les artistes, créateurs d’images, qui trouvent souvent fastidieux de faire de longs tirages à partir de leurs matrices, les éditeurs encore trop peu nombreux et les amateurs n’auraient plus alors la possibilité de faire appel à un métier dont la légitimité se fonde sur la reproduction fidèle, constante et de qualité d’une matrice produite par un autre. Ce serait alors dommage et pour le métier et pour l’art.

Claude Bureau

1Treize ans plus tard Jean-Baptiste Colbert régentera tous les métiers du royaume dans l’édit du 13 mars 1673 sans que soit abrogé l’arrêt de Saint-Jean-de-Luz.
2Qu’il ne faudrait pas confondre avec un loisir créatif qui ne va pas souvent au-delà d’une initiation scolaire aux procédés du métier, aussi louable soit-elle.

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Guy Jahan (1929-2024) https://www.vuetlu.manifestampe.net/guy-jahan-1929-2024/ Fri, 22 Nov 2024 16:46:31 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=3973 « Retour de pêche » aquatinte de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan) Il est des passions artistiques contrariées : Guy Jahan voulait être peintre. Hélas, il n’était pas bienséant qu’un des fils de la famille embrassât un destin aussi aléatoire. On toléra l’architecture où pouvait s’exercer son talent pour le dessin. Ainsi fut-il admis en 1949 dans … ]]>

« Retour de pêche » aquatinte de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)

Il est des passions artistiques contrariées : Guy Jahan voulait être peintre. Hélas, il n’était pas bienséant qu’un des fils de la famille embrassât un destin aussi aléatoire. On toléra l’architecture où pouvait s’exercer son talent pour le dessin. Ainsi fut-il admis en 1949 dans l’atelier d’architecture de Pierre Vivien à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris pour en sortir en 1961 diplômé et lauréat d’un premier prix de la Chambre syndicale du bois. Après avoir exercé la profession d’architecte1 dans sa propre agence, il devint en 1978 architecte en chef du département des Yvelines puis son conseiller technique jusqu’en 1986. Sa carrière d’architecte diplômé terminée, il s’initia à la gravure dans les ateliers artistiques de la ville de Paris sous la houlette de Claude Breton. Guy Jahan se lança alors avec passion dans l’estampe à une époque où en France elle n’avait plus bonne presse et où l’image figurative n’avait plus les faveurs de la mode, des princes et des marchés de l’art contemporain.

Sans se soucier de cet air du temps, sa détermination et son talent artistique affrontèrent ces défis. Il s’exposait ainsi au rejet de générations d’artistes beaucoup plus jeunes que lui. Pourtant, il sut s’en faire reconnaître et y nouer de solides amitiés2. En effet, les estampes qu’il accrochait aux cimaises de nombreuses expositions collectives, ne laissaient pas indifférent même ceux pour qui le dessin et la figuration n’étaient plus en pointe. Car, il faut le souligner, Guy Jahan dessinait ses estampes, en bravache, en cabochard parfois, têtu sur le cap à suivre malgré les vents contraires en plaisancier à voile expérimenté qu’il était. Dans un siècle où sous prétexte d’innovation et de progrès technologique, voire de nouveaux horizons de l’art « post-quelque-chose » ou « pré-quelque-rien », le dessin a été abandonné comme fondement des arts plastiques au profit de spéculations intellectuelles et d’une rhétorique creuse, ses gravures procèdent primordialement de son dessin. Les unes ne vont pas sans l’autre. Comme sa pratique des chantiers le lui avait appris, la main qui trace et qui grave doit rester la servante d’un grand dessein ou, plus prosaïquement, d’une communication universelle entre les hommes : « un petit croquis vaut mieux qu’un long discours », comme dit le proverbe.

Guy Jahan croquait inlassablement sur le motif, qu’il soit de plein air ou celui d’un nu académique. Il esquissait toujours son sujet de gravure pour le faire advenir ou pour le préciser, avant de se lancer dans son exécution sur la plaque vierge. Sa main exprimait alors, dans le tracé du dessin, l’émotion ressentie, l’accent, le caractère, le volume, la lumière ou l’angoisse de la chose ou de l’être capturé sur la surface plane du papier. Son dessin précis et rigoureux, voire vigoureux, composait ainsi ses images qui ne doivent rien au hasard. Toutefois, sa figuration n’était jamais ce qu’un regard distrait pourrait qualifier de photographique. Au contraire, on y baignait dans une émotivité à fleur de peau, aux aguets de tout ce qui pouvait amplifier le saillant de ce qu’il observait et qu’il nous restituait ainsi sublimé. Il s’agit là d’une figuration subjective où sa personnalité volontaire, sensible et, quelquefois, colérique s’exprimait tout en recréant sans l’affadir le sujet pour lequel il gardait une respectueuse fidélité. Grâce à la maîtrise de son dessin, il en faisait surgir d’évidence la structure fondamentale qui est souvent celée à la commune vision, comme la structure d’un squelette est dissimulée sous la variété des chairs.

« Carénage au Grau du Roi » aquatinte de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)

Marin, il savait qu’on ne plie pas à nos caprices les plus fous les éléments sans en respecter les structures dans lesquelles la nature les ordonnance. Il faut les accompagner avec discipline pour mieux les utiliser afin qu’elles accomplissent le dessein pour lequel on les sollicite. Ainsi, le cap est-il tenu dans son œuvre gravé. Car, l’acte de graver ne se contente pas de la seule transposition du dessin préparatoire sur la plaque. Il suppose d’anticiper, dans l’éraflure de la pointe sèche ou dans le sillon de la gouge, ce que l’expressivité particulière de l’estampe apportera à celui-là. Ici, au sens propre, on part toujours à la découverte. La preuve de son inspiration créatrice, on la trouvera seulement à l’épreuve de la presse, au tirage. Dans cette transposition, comme le marin affronte les flots, il faut modestement apprivoiser la matière. Exercice difficile dans la xylographie où le fil du bois impose des courants qu’on ne peut outrepasser que lof sur lof et dont le louvoiement apporte aux grands bois3 de Guy Jahan une force peu ordinaire.

« Pin d’Alep n°2 » xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)

Ses sujets de prédilection s’articulaient autour de séries qu’il enrichissait d’année en année : série sur les paysages, souvent marins, lui qui adorait les plages de Saint-Malo; série sur les oiseaux; série sur le corps humain qu’il remettait en scène dans des tableaux mythologiques intemporels et, surtout, série sur les arbres, de toutes essences et, s’agissant d’images, de tous formats jusqu’aux plus grands.

« Le Baobab » xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)

Cependant, toutes ces séries ne relèvent pas d’une simple curiosité documentaire. Les nuées et les vagues rebattues par les vents laissent ici l’écume des apparences pour laisser place aux rythmes et aux structures qui bâtissent l’ossature de ses estampes. Le regard de ses oiseaux pourrait glacer d’effroi les pauvres bipèdes aptères que nous sommes tant ses volatiles ouvrent, dans leurs essors ou dans leurs rassemblements inquiétants, un autre monde, tout hitchcockien, où nous n’existons plus. Dans ses arbres, ces êtres vénérables qui défient les siècles et les éléments ou la folie des hommes souvent à leur désolation, sa gravure nous offre mille raisons d’être captivé. Dans cette grande famille sylvestre et ses sujets si singuliers, en boqueteau ou isolé, là, dans l’alternance des blancs et des noirs, parfois rehaussés de couleurs, il savait nous faire passer de la leçon de choses à la leçon de vie. Car, dans leurs ramures, si précisément observées, si bien structurées et qu’il faut prendre le temps de parcourir, estampes après estampes, feuilles après feuilles, brindilles après brindilles, branches après branches, affleurent parfois évanescentes les formes généreuses du corps féminin. Par delà les structures pérennes de l’arbre, comme une promesse d’un éternel renouveau, sous les regards de ses oiseaux qui y perchent, dans le bercement d’une brise marine maintenant apaisée, s’annonce, peut-être, une nouvelle vie. Qu’il est bon de s’asseoir et de s’assoupir en rêvant au pied des arbres dans les mails et les forêts où croissent ceux de Guy Jahan.

Claude Bureau

1 – Pour les férus d’architecture, ils pourront lire cet article de Guy Jahan « Les gratte-ciel ; vont-ils naître en Europe sous l’impulsion de la télévision ? », cité in-extenso par Vincent Johan (qui ne précise pas les sources de cet article) sur le site spécialisé « Fonciers en débat » : voir ici.
2 – Il participa ainsi aux associations « Empreintes », « Lignes et couleurs » et « Graver Maintenant » où il fut membre de son conseil d’administration et du comité de rédaction de son journal imprimé. Il était aussi devenu un habitué des ateliers Moret auxquels il confiait l’impression en polychromie de ses grandes planches xylographiées.
3 – Il choisissait de grandes planches de contreplaqué souvent de 60×45 cm sur lesquelles il dessinait puis gravait ses matrices. Comme il l’a expliqué, la xylographie convenait bien à son caractère : « L’arbre m’attire depuis longtemps ; je l’ai dessiné, représenté sur cuivre, puis en xylographie . Cette technique permet un vocabulaire, une expression plus directe qui me convient bien. Après avoir utilisé des contreplaqués de 5mm, j’en suis venu à du 10mm plus stable dans le temps. » Pour en savoir plus sur le parcours artistique de Guy Jahan, on se référera à la visite de son atelier par Maxime Préaud, « Un grenier rue Albert », publiée par ce magazine le 15 décembre 2023 : voir ici.

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L’estampe et l’Internet https://www.vuetlu.manifestampe.net/lestampe-et-linternet/ Wed, 18 Sep 2024 09:05:33 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=3930 Le logo du Gemini de Google Contrairement à l’habitude, cet écho contient peu d’images quoiqu’il en traite quant au fond. Les changements technologiques ont toujours bouleversé les disciplines des beaux-arts dans leur statut social, leur pratique et leur expression plastique et ainsi chamboulé les manières de ceux qui les créent. En est-il ainsi de l’Internet … ]]>

Le logo du Gemini de Google

Contrairement à l’habitude, cet écho contient peu d’images quoiqu’il en traite quant au fond. Les changements technologiques ont toujours bouleversé les disciplines des beaux-arts dans leur statut social, leur pratique et leur expression plastique et ainsi chamboulé les manières de ceux qui les créent. En est-il ainsi de l’Internet et de ses outils dont on dispose maintenant dans des téléphones intelligents qui encombrent et paralysent la main (la gauche pour les droitiers, la droite pour les gauchers) de la plupart d’entre nous. « Smartphones » dans lesquels se noient les reflets numériques de nos estampes parmi les milliards d’images publiques ou privées qui flottent dans l’Internet. Ces encombrants joyaux manuels viennent d’enrichir leur boîte à outils avec l’« AI », l’intelligence artificielle, mauvaise traduction du vocable : intelligence qui s’apparenterait plus à celui dont les Britanniques usent pour nommer leur service d’espionnage et de renseignements : l’« Intelligence Service ».

Depuis quelque temps déjà, ces petites boîtes magiques dont on ne peut plus se passer offraient des services que l’on pouvait initier par sa voix : appeler le numéro de téléphone d’un ami, transcrire directement un message et le lui envoyer, etc., en nous faisant ainsi passer de l’âge dactylographe à l’âge oral. L’un des quintuplés que ses détracteurs dénomment « l’Empire », Google, venait de doper cette oralité par de l’intelligence artificielle sous les espèces d’une application dénommée « Gemini ». Mu par la curiosité et les attraits que vantait sa publicité, je l’installai donc illico dans ma petite boîte à côté d’autres bien utiles. Mais qu’aurais-je alors à dire à cette nouvelle venue ? La surface polie et réfléchissante de la mince boîte qui se lovait dans ma main m’y encouragea. Comme dans le conte de Blanche-Neige, « Miroir mon beau miroir… », je lui dis à haute et intelligible voix : « Quel est le parcours de Claude Bureau dans l’art de l’estampe ? »

« Gemini » transcrivit alors cette question à la vitesse de la lumière et sans faute d’orthographe sur l’écran de la petite machine. Trois secondes plus tard, retentit une voix radiophonique qui dressa mon panégyrique enflammé avec une introduction générale, puis tout un développement sur ma manière et les sujets de mes gravures, les techniques que j’utilise, les expositions où j’accroche mes estampes, mon rôle dans la vie de l’estampe, le tout suivi d’une conclusion dithyrambique. Et, si je voulais approfondir le sujet, me dit-elle, la voix me proposa quelques liens vers mon site personnel, celui de Graver Maintenant, de Manifestampe et des « Nouvelles de l’estampe », etc. Le tout transcrit en un texte qui s’affichait au fur et à mesure sur l’écran de mon miroir mon beau miroir. À écouter cette longue réponse lénifiante mon ego se gonflait d’orgueil et j’en restais tout bouche bée.

Comme l’écrivait Jean de La Fontaine dans sa fable « Le Corbeau et le Renard » :

« Apprenez que tout flatteur
Vit au dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »

Et ainsi les fromages accumulés par Google et les autres quintuplés leur permettent d’augmenter considérablement les informations engrangées – les fameuses « data » – et par leur truchement d’améliorer considérablement les performances de leurs outils tout en accroissant démesurément leurs recettes publicitaires. Deuxième leçon : tout ce que l’on publie sur Internet ne peut être caché à quiconque. Troisième leçon : les reflets numériques de nos estampes, aussi éloignés soient-ils des qualités expressives propres à l’art de l’estampe1, ne nous appartiennent plus et courent le vaste monde multipliés à l’infini. Miroir mon beau miroir n’es-tu pas qu’un miroir aux alouettes qui tombent toutes rôties dans leurs granges à « data » ? Méfions-nous, méfiez-vous de l’intelligence artificielle au service de « l’Empire » !

Claude Bureau

1Il faudrait ici ajouter toute une argumentation qui dépasserait le propos, pour montrer que ces qualités déjà difficilement reproductibles en photographie le sont a fortiori dans leurs reflets numériques, nonobstant la matière de leur image et de leur support.

 

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François Verdier, in memoriam https://www.vuetlu.manifestampe.net/francois-verdier-in-memoriam/ Sat, 20 Jul 2024 07:00:17 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=3888 François Verdier en gravure (Cl. anonyme) Né en Périgord, François Verdier (1945-2014) vint s’installer en 1979 à Niort. Son intérêt pour l’art pictural, il le doit à la rencontre en 1970 d’un artiste jurassien, le peintre Jean Duraffourg, alias Yaude (1937-2007). Mais sa découverte de la gravure se fera plus tard, en 1977, auprès du … ]]>

François Verdier en gravure
(Cl. anonyme)

Né en Périgord, François Verdier (1945-2014) vint s’installer en 1979 à Niort. Son intérêt pour l’art pictural, il le doit à la rencontre en 1970 d’un artiste jurassien, le peintre Jean Duraffourg, alias Yaude (1937-2007). Mais sa découverte de la gravure se fera plus tard, en 1977, auprès du peintre-graveur Marc De Michelis (1947), Prix de Rome de Gravure en 1966, qui l’initiera véritablement au dessin puis à la taille-douce, eau-forte et pointe sèche, initiation qui se complètera par la connaissance du burin, en 1984, auprès d’Albert Decaris (1901-1988), Premier Prix de Rome de gravure en 1919 et membre de l’Académie des beaux-arts en 1943. Devant subvenir à ses besoins par un travail en agence bancaire, il partagera ses loisirs entre gravure au burin et autres techniques picturales, et en participant à des expositions d’arts plastiques.

Il advint, sous l’influence du conservateur du musée niortais Bernard d’Agesci, Christian Gendron, qui en avait mesuré le potentiel, qu’il puisse intégrer l’école municipale d’arts plastiques de Niort, alors dirigée par son épouse, Marie-Claude, pour enseigner le dessin et la gravure. Cela, avant même qu’il ait acquis les diplômes nécessaires à l’enseignement ! La réussite professorale fut au rendez-vous et lui permit de se donner totalement à son art.

« Son atelier devint un lieu notoire de découverte et d’apprentissage. Comme me le confirma l’une de ses élèves, Armelle, il fut un guide qui  encourageait et orientait chacun à la découverte de la technique taille-douce, à l’outil ou à l’eau-forte, la plus appropriée et en fonction de sa propre dextérité ; qui appréciait chaque expérimentation de chacun de nous au travers de la plaque gravée, et lors des tirages, lorsque tous se regroupaient autour de la presse pour commenter et critiquer l’épreuve ». Et de poursuivre : « Si graver était sa raison d’être profonde, il était aussi un être de partage, et j’ai souvenir de personnalités locales qui aimaient côtoyer l’atelier, pour graver bien sûr, mais aussi échanger avec lui, comme Slimane Ould-Mohand, Michel Suret-Canale ou Richard Texier… »

Voilà pour l’homme ! Son œuvre gravé, qui accompagne d’autres créations sur papier (aquarelle, gouache et pastel) est considérable : plus de mille gravures, qui s’inscrivent dans deux grandes périodes d’expression, du figuratif (souvent sur le thème de l’art animalier) à l’abstraction. Il obtint la médaille d’argent du Salon des Artistes français 1998.

« Souvenir de Vouvant » – burin (2001)
Collection privée

C’est un artiste que je n’ai pas connu, mais que j’avais découvert au contact de graveurs locaux, lors de la préparation d’une conférence que je devais donner au Musée Bernard d’Agesci de Niort, en 2019, sur le thème de « La Grande aventure de l’estampe », une partie du propos évoquant l’art stampassin en terre poitevine. La manifestation fut d’ailleurs l’objet d’un article dans « Vu et lu… pour vous », intitulé « Rencontre avec la science et l’art ».

C’est donc ainsi que j’ai pris connaissance de cet artiste remarquable, professeur de gravure apprécié, devenu une figure emblématique du milieu artistique niortais. C’est aujourd’hui le dixième anniversaire de sa disparition (20 juillet 2014), et son souvenir reste extrêmement vivace dans la mémoire de beaucoup de ses élèves.

Pour l’évoquer, j’ai donc laissé la plume à un couple d’anciens élèves, Michèle et Rémy, qui ont vécu la gravure sous son regard critique, ses conseils et son exigence, et qui m’ont offert les quelques lignes suivantes, pour son évocation dans ma conférence. C’est un éclairage édifiant sur l’homme et sur son rôle de passeur.

« Il nous souvient du premier cours à l’École d’arts plastiques de Niort avec François Verdier, ce personnage tout de rocaille périgourdine dans la voix, au visage tourmenté par une barbe non domestiquée. Impressionnant !
Un premier contact très docte nous est imposé. Tailles, contre-tailles, cuisine d’acides, barbes, berçage, grattage, brunissage, saupoudrage… rien ne nous est épargné. Ce sera le seul cours théorique de notre long apprentissage. François Verdier n’est pas un discoureur.
Dès le cours suivant, chacun peut appréhender les exigences du maître qui côtoient la générosité de l’homme. Ici, on ne fait pas de la gravure par passe-temps. François Verdier conduit ou laisse faire, encourage ou pas. Son silence signifie une attente, un soupir ou un souffle, son contentement. Sa tonicité révèle à chacun une force, pas la sienne, celle que chacun possède mais ignore encore.

François Verdier – Four Pontet – Magné – juin 2011
(Cl. Rémy Joffrion)

C’est un dosage subtil de conseils qu’il faut saisir au vol, de remarques justes, intransigeantes qui blessent certains, ceux qui n’ont pas encore compris que le doute en gravure est le maître mot des progrès possibles. Moments brefs et si riches où il nous révélait ses pensées profondes sur l’Art. Bijoux ciselés inoubliables qui brillent dans notre souvenir de l’homme tout de rocaille habité.
De nature inquiète, tourmentée, animé d’un désir d’excellence, souvent il arrivait à l’atelier très tendu. Certains pressentaient “la foudre”. D’autres y discernaient un désir de partage créatif.
Il adoubait ses élèves comme un troubadour occitan qu’il était. Sa rude gentillesse l’amenait parfois à moduler, a posteriori, ses propos envers un élève qu’il avait préalablement bousculé. Mais il gardait le cap.
Quand venait le moment du tirage à la presse, le graveur ressentait alors une sorte de solennité devant tous ces yeux réunis autour de lui. Et l’on se sentait humble, très humble, tant chacun savait les tourments du graveur. Le maître était là. Instant de vérité.
Côtoyer longtemps ce passeur de savoir nous permit d’apprécier l’homme, l’artiste devenu un ami. Ce buriniste de grand talent, ce pastelliste secret, ce coloriste équilibriste savait traduire dans ses créations, œuvre immense, toute l’âme de son Périgord natal. Il suffit de s’y promener dans ses sentes mystérieuses pour voir du François Verdier partout. Ses confidences, il nous les apportait à la maison. Dessins, tirages d’essai arrivaient dans un carton qui avait bien vécu. Les échanges fusaient alors et son départ nous laissait l’esprit en feu.
François Verdier accompagnera longtemps encore ses très nombreux élèves, comme une vigie, une référence, un engagement. Chacune de leurs gravures sera dorénavant prétexte à le questionner… de loin : “Ai-je gravé l’essentiel, une idée-force s’impose-t-elle ?”.
Ses sourires, ses silences, ses agacements, ses encouragements, ses piques pertinentes et traits d’humour habiteront toujours nos inquiétudes sur la matrice, souvenir de cette émulation joyeuse “au cul de la presse”, où les échecs révélés étaient toujours une promesse de réussite…
François Verdier, une exception ! »

Voilà donc, pour mieux connaître l’homme, l’artiste, et le passeur d’art. En parallèle à cette conférence et en adéquation avec la Fête de la Science, un hommage lui avait été rendu dans le Grand Hall du musée, évocateur de son art, synthétisé au travers de son attrait pour les oiseaux, qui lui fit présenter à Niort, – en 1982 et 1983 -, deux expositions justement intitulées : « Gravures d’oiseaux ».

« L’envol de la bécasse » – burin (1989)
Collection privée

Ce beau burin pourrait symboliser le savoir graver que le maître a transmis à ses disciples, et la part de talent qu’il a su faire naître chez certains. Il n’est point ici objet d’en faire la liste, au risque d’oublis éventuels. Tout au moins peut-on citer quelques élèves devenus des artistes primés, car les récompenses, quand elles sont prestigieuses, montrent la part qui revient au maître. Ainsi :

Michèle Joffrion, aujourd’hui signature marquante de la manière noire, et qui a obtenu, entre autres distinctions, le Prix 1999 de la Fondation Taylor, le Prix Colmont 2006 de l’Académie des beaux-arts, et la Médaille d’honneur 2014 du Salon des Artistes français. Armelle Magnier, Médaille d’argent 2019 du Salon des Artistes français. Rem, Médaille d’or 2024 du Salon des Artistes français, et fondateur avec un autre élève, François Defaye, de l’association  « Au fil de la taille-douce ».

Une présence estampière qui honore sa mémoire. Un regret : le manque d’un catalogue raisonné de son œuvre gravé. Précisons à ce propos, l’ayant contacté, que « Michel Wiedemann, président de l’Estampe d’Aquitaine à Bordeaux, a photographié et catalogué en cinq ans les mille et quelques gravures de François Verdier. Elles ont été rangées par année de création, pourvues d’un numéro et d’une description technique (dimensions, technique, titre, date). Ces données ont été transmises au fils de François Verdier qui a travaillé à en faire un site internet tenant lieu de catalogue, l’impression d’un ouvrage à mille illustrations étant trop coûteuse ».

Pénétrer dans ce site – « One Arty Minute – Biographie de M. Verdier Benoît » -, assorti d’un important CV, ne m’a cependant permis de découvrir qu’une quarantaine de gravures, dont la qualité de reproduction est à améliorer ! J’imagine qu’il s’agit d’un état provisoire.

J’en terminerai donc sur le fait que François Verdier mérite un véritable ouvrage mettant en valeur son travail créatif de graveur. Une préface a même été rédigée, en attente donc, par un ancien élève de François, professeur agrégé de lettres et chargé de cours d’histoire de l’art, l’artiste aux multiples facettes Claude Blondeau.

François Verdier s’inscrit dans la lignée des grandes figures de l’estampe d’aujourd’hui : il échangea souvent avec une personnalité comme Louis-René Berge (1927-2013), dans une appréciation partagée. La reconnaissance de son talent peut aussi se mesurer, en dehors d’expositions personnelles, dans les salons de gravures, dans l’hexagone ou ailleurs, où nombre de grandes signatures lui tinrent compagnie. Pour n’en citer que quelques-unes : Cyril Desmet, Yves Doaré, Simone & Henri Jean (1943-2009), Yves Jobert, Teizo Ogaki (1936-2020), Arthur-Luiz Piza (1928-2017), Solberg, Jean-Pierre Tanguy, Jean-Pierre Tingaud, Gérard Trignac, Roger Vieillard (1907-1989)… Certaines de ses œuvres ont été acquises dans des collections publiques, à Niort et Paris, et dans des collections privées de par le monde, (Allemagne, Angleterre, Belgique, Chine, Espagne, France, Tahiti, USA).

Gérard Robin

 

 

 

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L’air du temps https://www.vuetlu.manifestampe.net/lair-du-temps/ Tue, 09 Jul 2024 07:19:44 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=3877 « The Blocks of War No.16 » de Jaco Putker (Cl. Espace René Carcan) Évoquer « l’air du temps », à propos d’une exposition artistique contemporaine, peut provoquer le scandale et déclencher des raideurs de nuques et des regards offensés. Car cet air évoque mieux les engouements qui trépassent avec l’écume des jours que le respect qui sied au … ]]>

« The Blocks of War No.16 » de Jaco Putker (Cl. Espace René Carcan)

Évoquer « l’air du temps », à propos d’une exposition artistique contemporaine, peut provoquer le scandale et déclencher des raideurs de nuques et des regards offensés. Car cet air évoque mieux les engouements qui trépassent avec l’écume des jours que le respect qui sied au pied des œuvres d’art. Comme quoi ici peuvent se nouer d’étranges alliances entre la médiocrité des jugements du jour, les regrets de ceux qui en d’étroits territoires se cramponnent à tout ce qui plaisait hier et les caprices de cercles où l’on confond sans scrupule une œuvre d’art avec un agrément de « living-room » dans une confortable paresse d’esprit. Pour pouvoir capter sans préjugé cette chose impalpable et mystérieuse, « l’air du temps », il faut sûrement être à la fois très moderne et très archaïque, savoir toujours se laisser étonner et reconnaître des reflets de l’éternité et de l’universel dans le poudroiement des paillettes du jour.

Être très archaïque, car par tous ses pores notre corps physique n’est guère différent biologiquement de celui de nos arrière-arrière-ancêtres qui soufflaient des pigments colorés entre leurs doigts ouverts sur les parois des antres de la Terre – premières traces, transfert direct – ou qui plaquaient leurs paumes maculées de glaise sur ces mêmes parois – premières empreintes, transfert inverse – ; être très moderne, car ce corps physique, par nos sens prolongés que lui procurent tous les outils d’information et de transmission à distance dont il dispose, se meut aujourd’hui sur la sphère maintenant toute accessible de la planète et demain presque aux confins de l’univers.

Être très archaïque, car notre regard par son imperfection s’abuse de chimères, comme celui naïf de l’enfant que nous fûmes où dans le plissement des paupières pétillait l’avidité à découvrir de nouvelles merveilles ; être aussi très moderne, car ce regard, nourri et abreuvé de notre histoire personnelle et de celle, inassouvie et inachevée, des autres et des civilisations proches ou lointaines, ne peut pas ne pas se projeter sur tous les possibles qu’il entrevoit et sur tous les lendemains qui les feront advenir.

« Ecoute du silence » d’Hélène Baumel (Cl. Fondation Taylor)

Archaïque et moderne, la création artistique contemporaine s’agite à cette confluence. Cependant la porte est étroite et le fil ténu. Ainsi que le faisait l’ancêtre sur ses cimaises rupestres, dans les arts qui n’usent pas du temps comme matière vive – et cette distinction séparative a toute son importance – la création d’aujourd’hui manipule toujours dans les arts plastiques, comme l’on dit aujourd’hui, les mêmes instruments rustiques et rudimentaires. Ses matières et ses outils procèdent des mêmes substances : des pigments colorés ou de la suie, de l’huile ou de l’eau, de l’argile ou de la pierre, du métal ou du bois, des fibres feutrées ou tissées, enfin, de tous ces matériaux dont avec peu d’industrie compliquée elle est capable de se saisir. Ils sont ses seuls trésors. Ainsi qu’aux commencements, son moteur primordial réside en leur manipulation même, si semblable à celle de l’enfant qui les découvre pour la première fois et dont l’adulte qui advient lui ôte souvent le plaisir.

Archaïque toujours, la création puise alors son second élan dans les humeurs, les émois et les passions qui meuvent chacun d’entre nous – joie, tristesse, angoisse, chagrin, allégresse, amour, colère, rage, douleur, etc. – et dont l’absence en ses œuvres perdurera un vice rédhibitoire. Ces sensations, la création artistique les guide vers la main innervée de telle sorte qu’elle puisse répondre à toutes les nuances et les intensités qui les composent, de la plus suave caresse à la brutalité du coup de poing fermé. La main donc, instrument essentiel, mobile et universel. Par le biais de ces manipulations, la main les concentre et les transcende dans ces matières maintenant en formes agencées. Puis, la création s’aperçoit que son objet autorise la remémoration de ces impressions ; mieux encore, que cet objet puisse les faire naître et les faire renaître. Enfin, dernier cercle de sa diffusion ondoyante, elle devient capable, imbue de sa toute-puissance, de susciter les mêmes émotions chez un autre lui-même, étranger au créateur qui les a ressenties.

« Afflux » de Catherine Gillet, détail, (Cl. Laurence Paton)

Le créateur contemporain pourrait arrêter là son dessein. Il exige plus. Il veut outrepasser le seuil de cet apprentissage. Il veut être moderne et s’ouvrir sur le temps qu’on respire. Il veut être moderne car dans le choix et l’agencement des matières et des formes, qu’il a appris à manipuler de toutes les façons, il ne peut pas ne pas continuer d’émouvoir en exprimant ce qu’il ressent du monde où il s’immerge. Cependant maintenant, ses choix et ses agencements sont l’unique truchement de l’émotion qu’il tente d’exprimer tant les sujets imposés de l’art d’autrefois – qui induisaient par leur présence même une suggestion inconsciente de l’autre – ont disparu de nos mémoires vives. Dans ses exigences formelles, il ne lui suffit plus de ressasser les anciennes recettes. Il doit se méfier des secrets d’écoles, se garder des tics d’ateliers, des poncifs de salon et de l’imitation. Il ne peut plus imiter tels quels les figures, les corps ni les paysages – il les transpose ou les suggère seulement – ni reproduire les styles d’antan et il ajoute souvent aux motifs de ceux-ci ceux puisés dans son seul imaginaire. Toutefois, pour transmettre l’émotion qu’il se prévaut de servir, il doit à tout moment redéfinir ses choix, réviser son expression et repolir ses formes. En un mot, les imaginer en les réinventant et, par un mauvais jeu de mots, les mettre au vent, les mettre à l’air, sens dessus dessous et cul par-dessus tête, pour ne conserver dans son van que le grain des choses et des gens débarrassé des contraintes de la copie fidèle et séparé des manières fripées que d’autres avant lui avaient déjà trop usées.

« Petite cristallisation » d’André Bongibault (Cl. André Bongibault)

Cet exercice sans cesse remis à l’ouvrage n’est pas sans danger et exige quelques précautions. Ces bouleversements, à chaque œuvre, recommencés ne sauraient laisser advenir ni un rideau de fumée sur un apprentissage bâclé ou sur une vacuité de l’expression émotive, ni un camouflage de l’immaturité créative, de l’à-peu-près, de la pusillanimité dans l’achèvement, du manque de talent ou de l’absence de maîtrise des manipulations premières. Ce prurit évitable ne saurait prendre prétexte dans la licence absolue qu’il importe de laisser au créateur d’aujourd’hui. L’écume, qu’il produit, peut abuser certains, elle peut atteindre à la notoriété et même aux allées du pouvoir et capter ainsi à son profit la manne financière. Qu’importe, car malgré ces écueils et en dépit de son émancipation de canons esthétiques extérieurs et antérieurs à ses œuvres, la création artistique demeure une longue patience et une rude discipline qui n’admettent pas la facilité des manipulations gratuites et qui exigent constance et assiduité dans l’effort inventif et excellence dans l’exécution.

Dans l’ordre social ou économique, elle reste certainement une activité d’une rare inefficacité car, même à ce prix, nul n’est assuré d’atteindre sinon la perfection d’un chef-d’œuvre du moins celle d’une œuvre majeure. En d’autres termes : beaucoup d’appelés peu d’élus. S’il est possible d’éviter la sélection par la pénurie – elle aboutit toujours, au mieux, à privilégier dans ses investissements les valeurs les plus traditionnelles – il faut bien laisser benoîtement, quand l’abondance le permet, ce joyeux gaspillage d’énergie l’emporter. Il faut émuler la pratique désintéressée des arts par le plus grand nombre de personnes possible. Il faut même aider à la diffusion de leurs œuvres sans regret. Tous y trouvent satisfaction et personne n’ose alors décourager le talent ou le génie qui sommeille peut-être en chacun.

« Preventorium » de Roman Couchard, détail (Cl. Maxime Préaud)

Alors, quand l’archaïque fureur de créer se marie à un agencement maîtrisé, unique et original des matières et des formes qui l’expriment, alors, à ce moment-là, parce qu’il porte la marque indélébile et profonde du geste authentique, alors et alors seulement, « l’air du temps » peut s’engouffrer allègrement ou bien s’y refuser sans que l’on sache trop bien pourquoi. Là gît la grâce de l’œuvre achevée et parfaite. Aboutissement mystérieux que le créateur s’assigne sans qu’il puisse garantir que, malgré tous ses efforts, elle advienne.

Sans doute, « l’air du temps » que l’on respire n’est pas le même pour tous. Il diffère d’un cercle à l’autre, cercles qui s’ouvrent ou se referment sur telles ou telles manifestations, sur tels ou tels courants, sur telles ou telles expressions, qui parfois s’entrelacent et parfois se repoussent et même se haïssent.

Tel, qu’aucun de ces cercles ne reconnaît comme sien, parce que trop personnel ou trop étrange à ceux-là qui s’accordent par le seul mimétisme ou la seule bienséance, s’avérera être, bien des années plus tard, sans qu’il l’ait vraiment recherché, un de ceux qui, au dire des générations suivantes, exprimait au mieux cet air évanescent qui fait époque. Tant pis pour lui, en son temps, tant pis pour les autres, bien après.

Les arts de l’éphémère – ceux qui se distinguent par l’usage du temps dans leur exécution et qui s’incarnent dans des supports mobiles ou vivants, tels le corps, la voix ou l’air vibrant et résonnant comme dans la danse, le théâtre ou la musique – ont sans doute, parce que de création et d’interprétation plus collectives, des chances plus grandes de capter « l’air du temps ». Là aussi, sans doute, des mécanismes obéissant à d’autres lois empruntent certainement à l’archaïque et au moderne. Là aussi, il y a des bouches où s’engouffre « l’air du temps » et d’autres où des persiennes bien closes ne laissent pas passer la moindre brise.

« Lady Godiva » de Tereza Lochmann (Cl. Sophia-Antipolis)

Faudrait-il alors, pour profiter de cette apparente prédisposition, que tous les arts aillent s’entremêler? Il serait facile de céder à cette tentation ; toutefois, quand les arts éphémères usent des arts plastiques, ils en usent comme accessoire et décor. Ces rôles ne sont pas sans importance ni sérieux, s’ils se contentent de servir l’essentiel, c’est-à-dire d’être les instruments dociles de la machinerie du temps. Quand ils veulent y prendre la prééminence, ils se fourvoient souvent dans le somptuaire et deviennent les laquais de pompes festives, triomphales ou funèbres en des processions et défilés où s’envolent les paillettes du clinquant, fût-il d’or ou d’argent. Ils sont alors dans un « air du temps », certainement, mais celui-là dont les siècles futurs ne retiendront que l’attendrissante nostalgie, le ridicule ou la mégalomanie.

Ainsi, pour être dans « l’air du temps », le mieux certainement serait de lui tourner le dos. A trop le traquer, on en oublierait de cultiver les archaïsmes de son art et on s’astreindrait à chercher des possibles impossibles dans l’agencement des matières et des formes qu’exigent les ruses de la mode. Marier l’archaïque et le moderne, sans tomber dans ce travers, tient de l’équilibre instable. Plus la tension du câble est forte, plus dure sera la chute et le cercle des admirateurs s’écartera vite de celui qui tente de se rétablir en d’autres agencements, singuliers et étranges, qu’il n’avait jusqu’à présent jamais pratiqués ni jamais exposés. Cet équilibre est cependant le seul qu’on puisse, en faiseur authentique, conserver pour avoir quelque chance de capter cet « air du temps » qui se dérobe si facilement. Dans cette posture de funambule, au-dessus des regards de la foule avide à la chute, il faut y tendre toujours pour espérer atteindre, quelquefois, le grand art.

Claude Bureau

Addendum

Évoquer « l’air du temps » sans citer un seul instant les formes d’art les plus récentes et les plus contemporaines peut paraître paradoxal. L’apparence est trompeuse. En effet, toutes ces formes nouvelles procèdent du temps comme matière et support de leur expression. Une des moins récentes, la photographie, est la seule qui soit encore à la croisée des chemins. Par son ambiguïté, voire son ambivalence, elle peut appartenir à l’une ou l’autre des deux grandes catégories d’arts définies ci-dessus. Elle mériterait à elle seule une réflexion appropriée. Pour ne retenir que quelques traits en exemple, citons quelques-unes de ses caractéristiques.

La photographie use du temps dans son procédé même, par pose ou par instantané elle fixe son objet pour l’éternité ou au moins pour la durée que les sels d’argent ou les mémoires numériques autorisent. Elle est fort peu manipulatrice car la main a peu de part dans son élaboration, même si le procédé ouvre les portes à toutes les manipulations que permettent la lumière et la chimie ou les transformations informatiques. Par ses tirages héliographiques, elle entre incontestablement dans le domaine de l’estampe, par le cinématographe, elle rejoint celui des arts éphémères. La liste de ces ambiguïtés est plus que longue et reste une matière féconde à la dispute.

On objectera aussi, avec force exemples et démonstrations, que la modernité aime ces ambiguïtés dont elle fait son pain blanc. Elle hait toutes ces catégories – quelles qu’elles soient – qui stérilisent la création. Elle adore le mélange des genres comme, par exemple, dans les sculptures de Tinguely, entre autres, qui introduisit la cinétique et donc le temps dans ses modes d’expression. Cependant ce mouvement – essentiellement cyclique et répétitif – n’est pas à proprement parler nouveau. Une oriflamme flottant dans le vent est le prototype même d’une sculpture cinétique ou l’ouverture, à fête carillonnée, d’un retable faisant passer son sujet de l’aplat au relief ou bien encore les automates de l’horloge de la place Saint-Marc à Venise sont de la même veine. Ils procèdent seulement de l’art somptuaire qu’on évoquait plus haut. Aujourd’hui, l’introduction du temps dans les arts est certes plus sophistiquée mais elle ne change rien à cette distinction et l’usure de l’accumulateur d’énergie et des mécanismes qu’elle emploie a vite fait raison de ce mélange où le mouvement s’épuise et la sculpture se perd.

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Michèle Broutta https://www.vuetlu.manifestampe.net/michele-broutta/ Fri, 29 Mar 2024 07:30:53 +0000 https://www.vuetlu.manifestampe.net/?p=3736 Continuer la lecture de « Michèle Broutta »

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Michèle Broutta dans sa galerie, en compagnie de Georges Rubel
le 11 juin 2016 à l’occasion de l’hommage rendu à Michèle Broutta
par les artistes de la galerie (Cl. Étienne Lodého )

Alors que s’ouvrait, en ce mois de mars 2024, la troisième édition de la Paris Print Fair / Salon de l’estampe, les participants, galeristes, artistes et amateurs avisés, ont appris avec tristesse la disparition de Michèle Broutta (novembre 1930 – mars 2024) éditrice et galriste. Elle fut pendant plusieurs décennies un des piliers de la profession et une référence pour de nombreux jeunes marchands qui se lançaient dans le métier.

Au terme de sa scolarité au lycée Fénelon, Michèle Broutta entame des études de philosophie et suit notamment les cours de Merleau-Ponty et de Bachelard. Ce sont les réflexions de ce dernier sur l’imaginaire qui l’ont, dit-elle, incitée à s’intéresser aux expressions artistiques. Elle se destine sans trop de conviction à l’enseignement et s’inscrit avec pragmatisme à un cours supérieur de droit et de gestion. À l’occasion d’un stage, elle découvre le monde de l’édition et travaille chez Plon au début des années 1950 : sa motivation et ses qualités de sérieux lui valent d’intégrer la maison. Elle y reste sept années durant lesquelles elle engrange de l ’expérience et côtoie des personnalités fascinantes. Elle prépare les comités de lecture et y entend régulièrement Michel Tournier, Michel Déon et Philippe Ariès.

Contre toute attente, et en dépit de nombreuses incitations à la prudence, elle quitte Plon et décide d’aller travailler aux côtés d’un électron libre de l’édition, Joseph Foret. Après s’être occupée de tâches ingrates, elle est associée à la publication d’ouvrages prestigieux, le Cyrano de Bergerac illustré par Bernard Buffet et surtout le projet de L’Apocalypse : elle a ainsi l’occasion d’approcher Jean Cocteau, Jean Giono et Ernst Jünger, mais aussi quelques artistes dont Salvador Dalí. Rappelons que le texte fut illustré par Bernard Buffet, Salvador Dalí, Georges Mathieu, Léonor Fini, Tsugouharu Foujita, Pierre-Yves Trémois et Ossip Zadkine. Elle accompagne la promotion du livre et participe aux expositions itinérantes qui dévoilent tous les aspects du produit final. C’est un moment important qui lui permet de s’affirmer et de comprendre l’importance d’une communication pertinente, voire un peu spectaculaire, autour d’une édition artistique. Les éditions Hachette ne s’y trompent pas et lui demandent peu de temps après de valoriser un projet d’édition illustré autour de Jules Verne, pour lequel elle monte une exposition et invite Youri Gagarine !

En 1966, Michèle Broutta décide de créer sa propre maison d’édition. Elle travaille depuis son appartement parisien et lance un premier projet : Le portrait de Jules Verne par Dalí. C’est un succès et elle poursuit cette collaboration inespérée en proposant successivement à l’artiste catalan Tristan et Iseult (1970), Le Décaméron (1972) et La Quête du Graal (1975). De ces réalisations elle garde un souvenir émerveillé et une profonde reconnaissance à l’égard de l’artiste. À partir de 1973, les éditions prennent le nom d’O.G.C. : Œuvres Graphiques Contemporaines. Au regard des succès précédents, l’éditrice lance de nouveaux projets avec Pierre-Yves Trémois (1972, 1977), Michel Seuphor (1977), François Houtin (1981, 1986), Mordecaï Moreh (1981, 1983, 1984), Jean Leppien (1984), Luc Peire (1984), Nathalie Grall (1993, 1998, 1999), Fred Deux (1999) et Cécile Reims (2002). À défaut de disposer d’une galerie, Michèle Broutta expose ses différentes publications à l’occasion des foires (Bâle, Francfort, FIAC de Paris, Madrid) ou dans des galeries provinciales (Strasbourg, Grenoble, Bourges).

En 1982, Michèle Broutta fait l’acquisition au numéro 31 de la rue des Bergers (15e arrondissement) d’un logement et d’un ancien atelier de mécanique Citroën. Elle dispose dorénavant d’une galerie et étend son champ d’activité : elle organise régulièrement des événements et montre notamment les « visionnaires », portés alors par le critique d’art Michel Random. Érik Desmazières, Yves Doaré, Le Maréchal, Francis Mockel, Philippe Mohlitz, Mordecaï Moreh, Georges Rubel et Jean-Pierre Velly obtiennent ainsi de la visibilité ; la plupart resteront fidèles à la galerie. Au fil des années, les rangs s’étoffèrent d’une nouvelle génération avec Étienne Lodého, Didier Mazuru et Gérard Trignac. À l’art visionnaire elle consacre trois expositions collectives (1994, 2004 et 2006) et à chacun des graveurs une ou plusieurs expositions monographiques. Elle a l’audace de défendre cette gravure figurative et narrative, redevable de la tradition, au moment même où la postmodernité ne tolère que la « gravure des peintres ». Aujourd’hui encore, ces graveurs sont pleinement conscients du rôle déterminant joué par Michèle Broutta dans le lancement de leur carrière. Le 11 juin 2016, peu de temps avant la fermeture de la galerie, ils lui offrirent un hommage, sous la forme d’un album où chacun lui dédia une œuvre originale.

Notons qu’aux antipodes de l’image visionnaire, la galerie Broutta exposa aussi des artistes abstraits et minimalistes, des représentants de l’art construit. Cela se fit sans doute sous l’influence de Vincent Batbedat : ce dernier était lui-même sculpteur et, par le biais de Michel Seuphor, il initia Michèle Broutta à ce nouveau territoire et devint ultérieurement son époux. La galerie exposa ainsi Yaacov Agam, Jean Leppien et Luc Peire. Michèle Broutta fut également sensible à une autre tendance contemporaine : la gravure matiériste.

Elle veilla à demeurer en permanence au contact des évolutions de la gravure. Elle travailla en collaboration avec la Fondation GRAViX en permettant aux jeunes artistes sélectionnés de montrer leur travail à la galerie. Par ailleurs, elle exposa volontiers le lauréat lorsque l’œuvre lui semblait prometteuse. C’est ainsi qu’elle lança la carrière de Nathalie Grall en 1990. Enfin, régulièrement, une fois par semaine, elle recevait à son bureau des artistes graveurs en acceptant l’idée d’être surprise, de renouveler son regard.

Ainsi, de 1973 à 2011, la galerie Broutta organisa plus de deux cents événements autour du livre et de la gravure. Le fil directeur de cet immense travail fut assurément la passion de l’estampe et le désir de la faire connaître. Lors de l’exposition consacrée à son activité d’éditrice et de galeriste au musée du Dessin et de l’Estampe originale de Gravelines en 2013-2014, elle confia à Virginie Caudron : « Je ne sais pas ce qui a fait tourner la galerie… Enfin, je suis contente si l’on a été un petit moteur qui a fait vraiment parler de la gravure (…) J’ai exercé un métier de passeur, j’ai voulu transmettre notre émotion, notre sensibilité ».

Lors de l’une de nos dernières entrevues, en 2016, Michèle Broutta, déjà lasse, me confia : « Je suis un peu embêtée et triste de répondre aux questions qui me sont posées. En fait, je n’ai pas envie de me remémorer mon passé. Cela veut dire que c’est fini, alors que j’ai toujours été portée par des projets, que j’ai toujours vécu dans l’instant. Ma priorité, c’est dorénavant de savoir disparaître ici, autrement dit de me séparer de mes collections intelligemment ». Elle fit ainsi des donations auprès de certaines institutions culturelles auxquelles il incombe maintenant de faire vivre ce patrimoine.

Yvon Le Bras1

1Yvon Le Bras vient de recevoir le Prix Beraldi pour sa thèse sur la gravure visionnaire et la galerie Michèle Broutta, voir ici.

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